Extrait du livret accompagnant le disque

 

 

La musique, langage du cœur
Par Joachim Steinheuer

De tous temps et au-delà de toute frontière culturelle, le chant a toujours été l'une des manifestations fondamentales de l'existence humaine. À côté des plaintes funèbres, des danses et chants liés à la séduction et au mariage, des chansons de travail et de la musique accompagnant des actes rituels, les berceuses remontent, elles aussi, à des temps immémoriaux. Mais aucun autre domaine de la musique n'a été lié aussi étroitement et quasi exclusivement à la sphère féminine ; en effet, sauf quelques rares exceptions, par exemple dans le cadre de représentations théâtrales avec des actuers masculins, le fait de bercer un nourrisson et donc de chanter des berceuses pour le calmer, relevait, dans la vie quotidienne, du domaine exclusif des femmes. Femmes qui n'étaient pas forcément la mère de l'enfant, loin s'en faut, puisque les aristocrates de l'Europe du Moyen Âge et du début de la Modernité ne nourrissaient guère leurs enfants elles-mêmes, les confiant plutôt à des nourrices, de même que les contraintes de la vie quotidienne rurale, avec le travail aux champs par exemple, exigeaient durant des siècles que ce soient avant tout les femmes âgées ou les jeunes filles qui s'occupent de la progéniture.

Sur le plan musical également, au-delà de toute variété et diversité, les berceuses présentent souvent un certain nombre de ressemblances que l'on retrouve dans de nombreuses cultures : il s'agit généralement de formes strophiques avec une tessiture souvent limitée pour rester accessible aux chanteuses non entraînées. Ensuite, elles se composent souvent d'un nombre restreint de modules mélodiques dont certains reviennent parfois même à l'intérieur d'une strophe, cette mélodie pouvant servir de support à un nombre illimité de strophes jusqu'à l'endormissement de l'enfant. Nombreuses sont les berceuses dont le refrain est basé sur des onomatopées berçantes telles que les syllabes similaires "ninna nanna" en italien, "nana-nana" en portugais, "nana" en espagnol ou "noumi, noumi" en hébreu, "eya eya" en latin, "eiapopeia" en allemand ou "bayou bay" en russe, "lulla lulla" en anglais ou "kuus, kuus kallike" en estonien. C'est dans le refrain également que nous trouvons fréquemment une articulation rythmique assez monotone pour que le chant puisse s'accompagner de ce bercement calme et régulier susceptible de conduire l'enfant vers le sommeil.

Si les berceuses sont transmises d'une génération à l'autre et peuvent, dans certains cas, devenir un modèle connu et chanté partout dans une région, voire un pays entier, il n'est pas rare non plus de les voir se transformer au cours de cette transmission orale, que ce soit par l'invention de variantes mélodiques ou d'ornements vocaux, par des modifications du texte ou par l'ajout de strophes improvisées. Dans de nombreux cas, les chanteuses ont développé leur propre répertoire, mêlant la tradition à l'inspiration du moment, le bagage de l'appris à l'expression profondément personnelle de l'intimité entre l'enfant et la personne qui berce. Ce n'est pas un hasard qu'à la fin du 19e siècle, un collectionneur de chants populaires enquêtant sur la façon dont naissent les berceuses, et sur les bons critères pour les choisir, se fît répondre par une chanteuse du Piémont que chaque maman chante à sa façon, selon ses souvenirs et l'inspiration de son cœur ("a sa memoria, e cunforme na' su coro").

En revanche, malgré ces nombreux traits communs structurels, la nature des textes, comme celle des mélodies, peut être extrêmement différente, comme le démontre magnifiquement la large palette, enregistrée ici, de berceuses traditionnelles de divers pays méditerranéens. Ainsi, la berceuse catalane Mareta, Mareta, no'm faces plorar, attestée dès 1700 et exécutée ici en dialogue par deux chanteuses, raconte l'envie non assouvie d'une petite fille d'avoir une poupée pour sa fête, tandis qu'une berceuse grecque de l'île d'Égine promet à l'enfant carrément un berceau en argent et une couronne. La célèbre berceuse hébraïque Noumi, noumi yaldati promet le prochain retour du père absent qui reviendra la nuit avec de petits cadeaux, tandis que la romance séfarade Nani, nani qui remonte à l'époque d'avant l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492 et qui fut notée plus tard au Maroc, relate comment la mère laisse son mari à la porte, lui reprochant sa liaison avec une autre femme : cette sorte de monologue intérieur d'une chanteuse évoquant sa propre situation devant un nourrisson qui ne maîtrise pas encore la langue, revient fréquemment comme thème dans les berceuses de nombreux pays. Une berceuse récemment recueillie des Amazigh (Berbères) des Hautes-Plaines du Maghreb dépeint au contraire l'histoire fantastique de la lune, triste, qui se laisse porter à dos d'homme, et qui a si faim et tellement envie de dormir que toute la nature en est frigorifiée. Parfois, les berceuses donnent un reflet de la piété populaire, par exemple dans le Canção de embalar portugais José embala o menino, où Saint Joseph doit bercer le petit Jésus, parce que Marie est en train de laver les langes à la fontaine. Le Cançó de bressol catalan La mare de Déu brosse d'abord le portrait de la jeune fille Marie, portant un panier rempli de pommes, de noix et de raisin sur le chemin de l'école, avant que l'Ange ne lui annonce la bonne nouvelle de la naissance du Christ.

C'est au 16e siècle que les berceuses font leur entrée dans la musique savante composée, que ce soit sous forme de transcriptions et d'harmonisations directes ou d'arrangements plus libres de modèles traditionnels, ou sous forme de tentatives de recréer délibérément une sorte de sonorité populaire dans des compositions nouvelles. Ainsi, dans le sillage de Johann Gottfried Herder, important collectionneur de chants populaires de différents pays, de nombreux compositeurs allemands de lieder, voire Franz Schubert ou Johannes Brahms, composeront des berceuses simples comme des chants populaires, et le Berlinois Johann Friedrich Reichardt présentera en 1798 même son propre recueil Wiegenlieder für gute deutsche Mütter où il préfigure, dans la préface, le portrait prétendument éclairé d'une mère bourgeoise qui s'occupe elle-même de son enfant :

"Une bonne mère allemande nourrit et soigne elle-même ses chers enfants et aime les endormir elle-même en chantant. Aussi, en choisissant ces berceuses, j'ai pensé autant aux mamans tendres et attentives qu'aux petits enfants. Ces petits rouspéteurs et farceurs dans les berceaux ne demandent rien d'autre qu'une mélodie douce et lénifiante, comme elle doit toujours l'être pour une berceuse, peu importe le contenu des vers."

Mais le recueil contient également le chant, en français, d'une mère malheureuse, quittée par le père de l'enfant : Dors mon enfant, "imité de l'écossais", comme l'indique le titre, et dont l'accompagnement consiste en arpèges sous forme d'un mouvement perpétuel de croches. C'est en langue française également que Darius Milhaud a mis en musique ses six Chants populaires hébraïques, publiés en 1925, dont le numéro quatre, intitulé Berceuse, semble apparenté, en ce qui concerne les paroles, à la berceuse évoquée ci-dessus Noumi, noumi yaldati ; les quatre strophes brèves à la mélodie pentatonique qui ne s'élargit qu'une seule fois de façon mélismatique, sont accompagnées, outre un bourdon tenu de bout en bout, par une partie au piano très spartiate qui n'acquiert un peu d'autonomie qu'à un seul bref passage chromatique. Par son accompagnement ajouré quasi obstiné, la nana de Manuel de Falla Duermete, niño, duerme, extraite des Siete Canciones populares Españolas (1914), fait ressortir merveilleusement les ornements et chromatismes modaux de la partie mélodique ; la partie originale pour piano fut transcrite pour guitare, ce qui lui confère un caractère presque encore plus intime en raison de la reprise instrumentale, rendue possible par le fait d'isoler la pièce du recueil. Encore plus que Manuel de Falla, le poète Federico García Lorca apportait son admiration aux berceuses d'Espagne, comme il l'avoue dans son exposé Las nanas infantiles :

"Il y a quelques années, lorsque je voyageais aux alentours de Grenade, j'entendis une femme du peuple chanter pour endormir son enfant. J'avais toujours remarqué la tristesse poignante des berceuses de notre pays, mais jamais encore je n'avais ressenti cette vérité de façon aussi concrète. M'approchant de la femme pour noter sa chanson, je constatai que c'était une belle Andalouse, gaie et nullement empreinte de mélancolie. Mais une tradition vivante agissait en elle, et elle remplissait fidèlement ce mandat, comme si elle entendait ces voix lointaines et impérieuses qui coulaient dans son sang. C'est à ce moment que j'ai commencé à recueillir des berceuses de toutes les régions d'Espagne..."

C'est également une profonde mélancolie qui marque la nana sévillanaise Este galapaguito no tiene mare, recueillie par Lorca et publiée en 1930, qui raconte l'histoire d'un orphelin gitan ; pour accompagner les brèves semistrophes répétées aux rythmes irréguliers, Lorca avait prévu un piano, là encore remplacé par une guitare, confiant à l'instrument au début une strophe instrumentale sans texte.

Face à ces chants populaires ou pièces inspirées du style populaire, on trouve des berceuses parfois extrêmement élaborées. Ainsi, celle de Modest Moussorgski, qui dans le quatrième chant Avec la poupée de son recueil Chambre d'enfant, met en scène une saynète dramatique où le chant berçant initial est interrompu plusieurs fois pour gronder l'enfant, le menacer et lui promettre finalement un pays de cocagne dans son rêve, contredisant à plusieurs reprises l'apparente naïveté de la facture par des pauses, des arrêts dans l'accompagnement ou des inflexions harmoniques inattendues. En Angleterre, dès la charnière du 17e siècle, il émerge un genre complètement différent de berceuses élaborées, avec une distribution comprenant une voix soliste et un consort de quatre violes de gambe. Ainsi, dans le lullaby de William Byrd Come, pretty babe, les différentes sections d'une mélodie tout à fait chantante sont développées de manière polyphone dans toutes les voix, aboutissant à une densité maximale sans doute dans la partie centrale avec le séquencement multiple du refrain "Come lullaby". La destination de la pièce n'est pas clairement établie, mais il n'est pas exclus que sa vocation fût de servir, comme de nombreux consort songs, comme musique de scène dans l'une des nombreuses pièces de théâtre représentées par les petits chanteurs de la chapelle royale. La même hypothèse s'applique sans doute au lullaby anonyme My little sweet darling, composé à la même époque, puisque l'évocation, dans le texte, de la ville de Troie et de dieux païens laisse supposer qu'il est issu d'une pièce de théâtre traitant un sujet de l'Antiquité et devait par conséquent être chanté par un garçon. L'accompagnement d'une voix principale facile à mémoriser est ici d'une facture beaucoup moins imitative que dans la pièce de Byrd et se laisse efficacement réduire à un accompagnement genre ostinato, à entendre dans la partie centrale réservée aux instruments.

S'inscrivant dans la tradition du consort anglais de violes de gambes, du moins en ce qui concerne l'instrumentation, les deux berceuses d'Arvo Pärt ont été composées spécialement pour le présent album ; dans la berceuse estonienne Kuus kuus kallike dont le texte consiste uniquement dans les syllabes berçantes du titre, il ajoute un psaltérion. Sur le plan musical, il aspire à une grande simplicité qui se traduit par un principe mélodique diatonique et une périodicité évidente, rarement interrompue, marquée par des répétitions et des séquencements. Pour sa berceuse russe de Noël, Pärt met en musique le vers 7 du deuxième chapitre de l'Évangile selon saint Luc, imbriquant des sections à faux-bourdons avec des passages hérités de berceuses romantiques et des accords exclamatifs posés sur le mot "crèche", sur alternance entre la voix chantée et le consort ou la harpe. L'intégration de thèmes religieux, fréquente dans les berceuses traditionnelles, n'est pas rare non plus dans la musique savante, telle que la deuxième pièce de Pärt, où elle aboutit une fois de plus à une limitation volontaire de la facture. De son côté, Tarquinio Merula se sert, pour sa canzonetta religieuse Hor ch'è tempo di dormire extraite du recueil Curtio precipitato et altri Capricci de 1638, d'un texte de douze strophes où Marie relie le chant de la berceuse à une vision de la future Passion, portant dans chacune des strophes, comme dans la tradition des "membra Jesu nostri", son regard sur les membres de l'enfant qui seront suppliciés plus tard. Merula condense l'idée de la berceuse en une ligne de basse obstinée ne comportant que deux notes, dont l'intervalle d'un demi-ton chromatique assure une tension harmonique toujours renouvelée, permettant une déclamation libre et extrêmement expressive des vers par la voix. Contrairement à la composition de Merula, la berceuse de Max Reger Maria sitzt am Rosenhag, extraite de Schlichte Weisen, son opus 76, un recueil de lieder écrits entre 1903 et 1912, où elle forme le début d'un groupe final de Neun Kinderlieder, donne l'apparence d'une idylle estivale paisible que rien ne vient troubler, impression soulignée par le choix de Reger d'une pulsation douce et berçante de 6/8, de pédales harmoniques tenues sur de longues périodes, d'un agencement général quasistrophique et d'une simplicité de la facture mélodique ; toutefois, l'"oiseau bigarré" chantant à ses pieds est sans doute un chardonneret, oiseau qui en tant que référence iconographique à la Passion du Christ a sa place depuis bien des siècles dans de nombreuses représentations de la Vierge avec l'Enfant.

Qu'elles exploitent des thèmes profanes ou religieux, qu'elles soient issues de la tradition vivante de divers peuples et cultures ou de la plume raffinée de grands compositeurs, les berceuses exercent jusqu'à nos jours une attraction à laquelle personne ne saurait se soustraire. Elles sont quotidiennes et pourtant d'une profondeur quelquefois impénétrable, archaïques et pourtant vivantes à travers les âges, étonnamment simples et pourtant d'une intensité expressive qui touche aux cordes les plus secrètes de notre sensibilité et de notre cœur, peut-être parce que nous y retrouvons quelque chose de notre propre commencement individuel.

Joachim Steinheuer
Traduction : Agnes Ploteny

 

  

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