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Et cependant : parmi les centaines de compositions de Vivaldi qui ont survécu (plus de 800 selon les dernières estimations), il y en a cinq qui incluent des mouvements pour un instrument qu’il appelle « viola inglese » (viole anglaise) « viola all inglese » (viole à l’anglaise) ou (dans l’un des cas) « violoncello all’inglese ». Cette « English viol » ou « viole de style anglais » n’est clairement pas un membre de la famille des violons, joué de façon particulière – des accords de cinq et six notes dans l’une de ces œuvres donnent crédit à cette idée – mais si non, quoi alors ?

La première personne à se poser la question fut le violoniste français et chercheur Marc Pincherle, qui dans son livre célèbre Antonio Vivaldi et la musique instrumentale (1948), ouvrage d’un pionnier qui étudiait le compositeur et sa musique, posa les bases des discussions ultérieures. Pincherle reconnut que le terme viola inglese correspondait parfaitement dans son étymologie à l’expression allemande englisches Violett utilisée par Léopold Mozart, dans son traité de 1756 sur le jeu du violon, pour décrire ces types d’instruments à cordes ressemblant à la viola d’amore mais avec davantage de cordes sympathiques ajoutées à l’agencement des cordes visibles que possède cet instrument. « Englisch » peut soit être pris dans son sens évident de référence à l’Angleterre, pays de la lyra viol et donc pays associé à l’ajout de cordes sympathiques, soit dans le sens de « engelisch », c’est-à-dire angélique (en référence à la douceur du son produit par cette résonance supplémentaire).

Jusqu’ici tout va bien. Mais il est probable que Pincherle ait eu des doutes supplémentaires, car tout de suite après cette explication, il ajoute une phrase qui dans le contexte a pratiquement le caractère d’un non sequitur (une dénégation) : « On a lieu d’admettre que Vivaldi entend par “violes à l’anglaise”, cet ensemble de violes ordinaires de formats différents, soprano, alto, ténor, basse, constituant une famille instrumentale homogène et complète, que les Britanniques affectionnaient ». Aucune explication n’est donnée à sa volte-face, et on ne peut donc que conclure que c’est l’instinct de Pincherle, en tant que musicien ou le soupçon que l’englisches Violett n’appartienne à une famille complète d’instruments (ce que requiert la musique de Vivaldi) plutôt que d’être un spécimen exotique, qui l’amène à cette deuxième conclusion, dont il n’offre par la suite aucun développement.

Il eut mieux valu que les spécialistes de Vivaldi, et les interprètes qui se basèrent sur leurs opinions, aient suivi le « second » plutôt que le « premier » Pincherle ! En fait, durant plus d’un demi-siècle, c’est la première interprétation qui a prévalu. L’absence d’un instrument connu de la taille du violoncelle et cousin de l’Englisches Violett, fut « résolue » — de façon insatisfaisante — en assimilant le violoncello all’inglese au baryton (souvent utilisé par Haydn dans ses premiers trios). Aucun membre soprano de la famille ne fut jamais identifié et c’est ainsi que le violino all’inglese demeura un instrument « fantôme ».
L’ironie fait que des considérations pragmatiques menèrent certains interprètes, de temps en temps, à utiliser des violes pour l’interprétation des parties de viola all’inglese dans Vivaldi. Ils n’avaient pas l’assurance que ce qu’ils faisaient était justifié historiquement, mais ils hésitaient à utiliser un membre de la famille des violons (transformé ou dont l’accord était modifié) et considéraient l’usage de violes comme unique alternative réaliste. Ce faisant, leur jugement était correct – comme nous le savons maintenant.

Le constat selon lequel bien des musicologues avaient suivi une fausse piste, s’imposa simultanément à un certain nombre de chercheurs au début de ce nouveau millénaire (parmi lesquels l’auteur de ces lignes qui ajouta sa contribution avec un article intitulé « Vivaldi et la viole anglaise », publié dans Early music d’Août 2002). Cette opinion fut confortée par des études d’inventaires des instruments appartenant aux Cours Italiennes et à d’autres institutions, entre les années 1600 et 1750 qui prouvaient que, quoique devenu un instrument « culte » plutôt qu’un instrument « tout venant », la viole était loin d’être morte au sud des Alpes, et ici en fait désignée par un regard plus affûté et moins chargé de préjugés sur les caractéristiques des cinq compositions de Vivaldi.

Le compositeur lui-même avait un lien direct avec la viole de gambe à travers son père, Giovanni Battista Vivaldi (v.1655-1736) qui de 1689 à 1693 était au service de l’Hôpital des Mendiants (l’une des quatre institutions charitables de Venise qui toutes, jouissaient de chœurs et d’orchestres recrutés exclusivement parmi leurs résidentes femmes) en tant que maestro de’ strumenti c’est-à-dire directeur de la musique instrumentale. À partir de 1673, si ce n’est plus tôt, les Mendiants possédaient un consort de sept violes de gambe. Celles-ci entrèrent en désuétude — sur une liste d’instruments en 1705, on n’en comptait seulement six et elles étaient décrites comme « vieilles et cassées » (vecchie e rotte) — mais probablement pas avant que Giovanni Battista n’ait l’occasion de bien les connaître en tant qu’instrumentiste et professeur, ce qui lui donna l’occasion de transmettre ses compétences de joueur de viole à son fils Antonio. Il y a toutes probabilités pour que la famille Vivaldi ait possédé au moins une viole.

Peu après sa nomination de professeur de violon à l’Ospedale della Pietà (Hôpital spécialisé dans l’éducation des enfants trouvés) en Septembre 1703, Antonio décida de se trouver un autre « créneau » lucratif en proposant de donner des leçons de la relativement inhabituelle viola inglese. C’est de façon informelle qu’il introduit cette nouvelle activité auprès des figlie di coro (filles du chœur) de la Pitié puis il demanda aux administrateurs de reconnaître officiellement cette responsabilité supplémentaire. Ce qu’ils firent le 17 Août 1704, attribuant à Vivaldi 40 ducats en plus des 60 ducats dont il disposait déjà comme salaire annuel. L’étape suivante fut d’acquérir des violes pour la Pitié, augmentant ainsi leur collection d’instruments toujours croissante et variée. Il n’y a aucune référence explicite à la viola inglese ou la viola da gamba dans les archives de la Pitié, mais nous soupçonnons que les « quattro viole per il Coro » acquises pour le surprenant et modique coût de 24 ducats, le 18 Décembre 1705, ne se réfèrent à une famille de violes.
On allait voir encore mieux. En 1698 le noble vénitien Alberto Gozzi, collectionneur d’armes et d’instruments de musique, mourait. Les instruments restèrent, selon sa volonté, entre les mains de sa veuve, Adriana Donato Gozzi, avec charge qu’à la mort de cette dernière, ils devraient aller à un organisme officiel : l’Unione delle Quattro Ospedali. Adriana décida, ou fut convaincue de prêter l’une de ses possessions par héritage, un ensemble de six violes, à la Pitié. L’acte qui marque la transaction est daté du 11 Mai 1706 et la Pitié en eut l’usufruit jusqu’à devoir, après la mort d’Adriana, dûment les rendre, le 20 Février 1726.

L’âge d’or pour la viole à la Pitié – qui se trouve justement situé dans le cadre temporel de la composition des cinq œuvres de Vivaldi employant cet instrument – coïncide avec la période de ce prêt : 1706-26. Cependant, il ne fait aucun doute que certaines des figlie di coro n’aient possédé leur propre viole, et la Pitié n’a dû avoir dans sa collection qu’un ou deux de ces instruments durant la majeure partie du XVIIIe siècle. Dans l’édition de 1706, du guide de Venise de Vincenzo Coronelli, intitulé Guida de’ forestieri (guide pour étrangers) l’une des figlie di coro, Prudenza (née vers 1681) est signalée en tant que musicienne « qui avec la même maestria chante comme soprano et joue le violon et le violoncello inglese ». 1 Et bien sûr quand Prudenza trouva un mari en 1709, sa dot (représentant ses effets personnels) incluait une viola all’inglese de même qu’une épinette, deux violons et une angelica (une sorte de luth). Une autre élève de viole de Vivaldi à la Pitié a pu être Meneghina (vers 1689-1761) pour le compte de qui la Pitié paya le facteur de violon Giovanni Sellers jusqu’en 1745 pour remettre en état et remonter une viola inglese.

Dans l’enregistrement qui nous occupe, se trouve le plus ancien des trois concertos de Vivaldi qui contiennent une partie (ou des parties) pour la viole : il s’agit du Concerto en la majeur, RV 546, pour violon solo, basse de viole, corde et continuo. Il est conservé, dans sa partition originale, à la Bibliothèque Nationale de Turin qui abrite la vaste collection des manuscrits de Vivaldi provenant des archives personnelles du compositeur. Des études du papier utilisé pour ce manuscrit suggèrent qu’il a été composé vers 1720, peut-être à Mantoue, à la fin de la période de la résidence de l’auteur dans cette ville. À l’origine, il était destiné au violon et violoncelle, comme le très similaire Concerto RV 547 (en si bémol majeur). Plus tard, et très probablement en connexion avec une représentation à la Pitié, Vivaldi atteste de l’interprétation de la partie solo de la « basse » sur la viole, soulignant les mots « all inglese » après la mention originale « Violoncello obbligato » qui figure dans le titre du concerto. Quoique la présence de pair d’instruments de la famille des violons et de celle de la viole était inusitée dans la production italienne, la combinaison du violon et de la basse de viole était presque traditionnelle dans le nord de l’Europe, à commencer par les « consort lessons » de la musique anglaise du début du XVIIe siècle et en finissant par des œuvres telles que les trios sonates de Diderik Buxtehude. C’est ainsi qu’on peut dire que le Concerto RV 546 redonne vie à une pratique instrumentale, plus qu’elle ne l’initie.

L’ouverture du concerto est dominée par ses ritornelli all’unisono « coupés au couteau », suivis d’épisodes plus lyriques et expansifs pour les instruments solo. Le deuxième mouvement, écrit dans le style d’un trio-sonate, demeure dans la tonalité d’origine. Une approche aussi « homotonale » est grandement inusitée pour l’époque — Bach et Haendel passent toujours à une nouvelle tonalité à l’intérieur du mouvement lent d’un concerto ou d’une sonate — mais c’est pour Vivaldi une solution choisie. Le finale revient au style « vigoureux » du premier mouvement quoique sans les austérités de l’écriture à l’unisson. Tout le long du concerto, le contraste des timbres du violon et de la basse de viole, qui ont à jouer un thème similaire (souvent simultanément) exerce une fascination qui lui est particulière.
Le Concerto RV 579 « funèbre » de Vivaldi date du milieu des années 1720. Le service funéraire à la Pitié qu’il devait accompagner n’a pas été identifié, mais il peut s’agir de celui d’un des Administrateurs ou d’un Membre Bienfaiteur. Il est écrit pour le violon soliste, un ou plusieurs hautbois avec sourdine, (le terme « hautbois » utilisé par Vivaldi peut aussi bien être au pluriel qu’au singulier), un ou plusieurs chalumeaux (« Salmoè ») ténor avec sourdine, trois viole all’inglese (deux dessus de viole et une basse de viole), des cordes avec sourdine et un continuo. L’intention évidente est d’obtenir un son hautement bigarré, mais en même temps voilé.

Vu qu’il s’agit d’un concerto à jouer expressément pour un service religieux, Vivaldi se plie aux conventions en fournissant un mouvement d’introduction lent, exprimant la dignité de l’occasion. Pour ce faire, il adapta une sinfonia utilisée au troisième acte de son opéra Tito Monlio (Mantoue, 1719) pour représenter la marche vers l’échafaud de son héros du même nom. Dans le mouvement modérément rapide (« Allegro poco a poco ») qui suit, le concertino des violes, comme les autres solistes, a des solos occasionnels qui sont plus expressifs que virtuoses par nature. Un très bref Adagio amène à la fugue finale, empruntée avec un minimum d’adaptation à l’un des concerti a quattro de Vivaldi (RV 123). Dans ces deux mouvements du finale, les violes n’ont aucun passage solistique.

Le Concerto RV 555, qui date environ de 1726, est un exemple frappant de ce que Vivaldi appelait un concerto « con molti istromenti ». Dans ces concertos, les cordes de l’orchestre sont rejointes par divers instruments obbligato, qui les renforcent de façon diverse et participent à de courts solos indépendants. La liste des instruments soli pour ce concerto comporte : un violon, deux violons d’appui principaux, un hautbois (ou des hautbois), deux flûtes alto, deux dessus de viole, deux chalumeaux ténor, deux violoncelles, deux clavecins et – seulement dans le finale – deux instruments appelés « trombe ». De toute évidence, ces derniers ne sont pas en fait des trompettes mais des « violini in tromba marina » (trompettes marines) ou sortes de violons dont le chevalet est modifié, ce qui le fait sonner comme des trompettes marines, une sorte d’instrument constitué d’une seule corde tendue dont le timbre et l’étendue des notes est similaire à celui de la trompette. Ces sortes d’instruments n’existent pratiquement plus aujourd’hui, donc les solutions doivent être pragmatiques. Dans le présent enregistrement, ce sont des trompettes baroques qui ont été utilisées.
« Le cahier des charges caché » des concerti con molti istromenti de Vivaldi, écrits pour la Pitié devait être de surprendre et étonner le public, ce qui explique, pour le bien du décorum, que les artistes, toutes des femmes, étaient dissimulées derrière des grilles et des rideaux. L’effet de surprise sur les sensations est exploité au maximum et se produit quand un timbre en remplace un autre de façon inopinée. La couleur, et non la profondeur est leur but.

Nous nous occupons maintenant de quatre concertos où le solo de basse est tenu par le violoncelle, mais où, par analogie avec RV 546, la viole de gambe peut faire l’usage de son cousin de la famille des violons. Trois sont des ouvrages connus pris dans l’Opus 3 de Vivaldi, l’Estro armonico, publié en 1711. Cette collection éclectique, fons et origo (la source et l’origine) du succès à travers l’Europe de Vivaldi, mélange les traits traditionnels hérités de Giuseppe Torelli ou de l’école Romaine (Corelli, Valentini) avec des traits novateurs, particulièrement vivaldiens. Dans le Concerto en ré mineur, RV 565, où deux violons et un violoncelle ont des parties solo, les deux premiers mouvements sont un capriccio en forme de cadence pour ces trois instruments solo et une fugue exécutée avec maestria. Le « largo et spiccato » à la sicilienne et l’ « Allegro » qui le suivent sont plus conventionnels dans leur concept, quoique tout aussi impressionnants. Le Concerto en sol mineur, RV 578 d’écriture similaire, est parmi les œuvres de l’ensemble, celle qui est la plus inspirée par Corelli. Le Concerto RV 580, pour quatre violons, rend hommage à Torelli dans sa forme tripartite (lent – rapide – fort), en ce qui concerne son mouvement lent et à Valentini, pour ce qui est de la rotation dans l’ordre des passages solo distribués entre les quatre violons. Comme le RV 565, il s’agit d’un concerto que J. S. Bach a choisi de transcrire.
Pour finir, notre enregistrement inclut un des concertos de Vivaldi des plus « caractéristiques ». Il Proteo o sia il mondo al revescio (Protée, ou le monde à l’envers). Les parties solo, pour violon et violoncelle (qui constituent une comparaison intéressante avec RV 546) sont « protéiques » ou « à l’envers », en ce sens que les solos pour violon sont écrits dans la clef ténor ou basse alors que ceux pour violoncelle sont écrits dans la clé de dessus (comme pour un violon). On apprécie peu à l’écoute cette particularité : il s’agit d’un clin d’œil que le compositeur adresse aux interprètes solistes à la lecture de leurs partitions.

Michael Talbot
Traduction : Irène Bloc



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