WUNDERKAMMERN
(03/2018)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Mirare
MIR358
Code-barres / Barcode : 3760127223580
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Les Leçons de Ténèbres font partie de
cette poignée d’œuvres dont la résurrection, suscitée par le mouvement de retour
aux « instruments d’époque », a fait un symbole d’une certaine idée du baroque
français. Plus que toutes les autres, celles de François Couperin n’ont cessé
d’attirer les interprètes depuis plus de soixante ans et la lecture pionnière
dirigée par Laurence Boulay pour Erato en 1954, au point d’en faire un point de
passage obligé, un rituel, pour tout amateur de musique ancienne. Jeune mélomane
livré à lui-même, ma découverte de cette œuvre s’est faite au hasard des bacs du
disquaire, au travers de la version gravée en 1991 par Gérard Lesne pour
Harmonic Records dont l’austère pochette m’avait subjugué ; bien qu’erronée du
point de vue historique – non, ces Leçons n’ont pas été écrites pour
contre-ténors, fussent-ils, pour tenter de faire couleur locale, rebaptisés «
haute-contre », et les avis des consommateurs sur tel site marchand, à demi
pâmés et rotant leurs « sublime » comme du mauvais champagne, n’y changeront
rien, pas plus d’ailleurs que l’onction de la très salonnarde Tribune des
critiques de disques de France Musique –, cette lecture n’a rien perdu de sa
beauté magnifiée par une prise de son assez exceptionnelle. Même en laissant de
côté les réalisations employant des voix d’hommes, les « Dames religieuses de
l’abbaye de L*** [Longchamp] » n’en étant pas, la discographie des Leçons de
Ténèbres de Couperin demeure impressionnante et jalonnée de grands noms qui s’y
sont parfois cassé les dents, ainsi Christopher Hogwood ou, plus étonnamment,
William Christie ; elle est également d’une variété surprenante, suivant
l’équilibre trouvé entre éléments sacrés – la version des Demoiselles de
Saint-Cyr (Éditions Ambronay, 2009) est sans doute une de celles qui va le plus
loin de ce point de vue, y compris dans ses choix interprétatifs et acoustiques
– et profanes.
Cet adjectif peut interroger voire
agacer dans pareil contexte mais ignorer cette dimension revient à laisser
échapper une part importante de l’identité de l’œuvre sur laquelle est trop
souvent projetée une religiosité romantisée qui lui est étrangère. Sans lui
dénier son indéniable portée spirituelle, il convient de se souvenir qu’elle
s’inscrivait dans une liturgie des Ténèbres devenue, en ce début du XVIIIe
siècle, un événement aussi musical et mondain que proprement cultuel ; les
vitupérations d’une partie du clergé, s’appuyant sur l’article IV des statuts du
premier synode s’étant tenu à Paris en 1674 et reconduits inchangés lors de
celui de 1697, interdisant « de faire chanter en chœur, ou avec des instruments,
aucune musique aux Ténèbres », et des censeurs de l’époque qui s’offusquaient
que l’on fît pénétrer dans les sanctuaires des musiciens issus des rangs de
l’Académie royale de musique et qu’ils ne s’y comportassent point avec la
retenue exigée nous informent amplement à ce sujet. Ce qui rend singulière et
assez inoubliable l’élaboration sans doute longuement méditée par Couperin sur
ce semis d’images tragiques, parfois presque convulsées, dont sont prodigues les
Lamentions de Jérémie, est l’équilibre souvent miraculeux qu’il atteint entre
l’exigence, voire l’urgence expressive et la conscience de la retenue imposée
par la destination de sa partition, une flamme ardente mais domestiquée qui
s’accorde parfaitement à ce que sa production laisse deviner de son caractère.
Ses Ténèbres sont à la fois une calligraphie par les arabesques qu’elles
dessinent autour des lettres hébraïques placées en tête de chaque verset et une
épure par leur réduction à des effets dont la discrétion n’a d’égale que
l’efficacité ; une imperceptible modulation, un amuïssement soudain, un
flamboiement inattendu font surgir un monde d’émotions totalement renouvelées.
Les interprètes d’aujourd’hui se
trouvent donc face au même conséquent faisceau d’exigences qui déroutait déjà,
s’il faut en croire les témoignages, nombre de ceux d’autrefois. Comme souvent
avec la musique de Couperin, le dosage entre théâtralité et intériorité doit
être minutieux afin de ne tomber ni dans l’outrance, ni dans la componction.
C’est, entre autres, grâce à cette qualité que la proposition des Ombres tire
son épingle du jeu dans une discographie abondante au sein de laquelle j’ai
parcouru une quinzaine de réalisations pour préparer cette chronique. L’ensemble
dirigé par Margaux Blanchard et Sylvain Sartre nourrit de vraies affinités avec
l’univers du compositeur ; il a notamment donné une des rares lectures des
Nations (Éditions Ambronay, 2012) en mesure de tenir tête à celle, quasi
mythique à défaut d’être irréprochable, de Jordi Savall. La version qu’il
propose des Leçons de Ténèbres opère une synthèse aboutie et sereine entre les
grandes options de celles qui les ont précédées ; le continuo ne néglige aucune
des possibilités indiquées par les sources de l’époque, alternant clavecin
(première et troisième Leçons) et orgue, avec basse de viole et théorbe,
évoquant ainsi de façon convaincante, d’autant qu’il est réalisé avec autant de
précision que de goût, l’ambiguïté entre sacré et profane qui traverse l’œuvre.
Le choix des deux dessus suit intelligemment la même logique, Chantal Santon
Jeffery s’illustrant globalement plutôt dans le domaine de l’opéra et Anne
Magouët dans celui de la musique sacrée (elle est un des atouts majeurs entre
autres de l’Ensemble Jacques Moderne), et l’union de leurs deux timbres, l’un
plus onctueux et lumineux, l’autre un rien plus sombre et corsé, fonctionne
parfaitement. Fines connaisseuses de ce répertoire qu’elles servent avec cœur et
raffinement, toutes deux s’y entendent à merveille pour souligner le moindre
accent dramatique sans néanmoins jamais forcer le trait, cette retenue ne
relevant pas d’une quelconque timidité expressive mais bien d’un très
couperinien sens de la nuance. Il se dégage de cette interprétation qui chemine,
en en faisant sentir tout à la fois les aspérités immédiates et la douceur
potentielle, sur l’étroit sentier entre la désolation des visions pathétiques du
texte et la lueur d’espérance que contient l’exhortation finale « Jerusalem
convertere », une certaine noblesse de ton qui trouve un équilibre réellement
satisfaisant entre attraction et distance, participation et contemplation.
Les compléments de programme,
judicieusement choisis, sont marqués par la même qualité d’approche. Sans
posséder la puissance d’évocation des Leçons de Ténèbres, ils complètent l’image
du Couperin compositeur de musique sacrée en en faisant voir un visage plus
soucieux de charme et de lustre immédiats, mais certainement pas moins
intéressant. Les Quatre versets d’un motet composé de l’ordre du roy (1703) le
voient explorer les possibilités des voix de dessus et de leur combinaison, avec
une forte tendance à privilégier une tendresse et une luminosité tendant souvent
vers l’éthéré (les virevoltes d’« Adolescentulus sum ego » encore allégées par
la flûte) et des tournures nettement italianisantes tant dans l’écriture vocale
qu’instrumentale. Avec l’inédit Salvum me fac, Deus, c’est la voix de basse qui
est cette fois-ci à l’honneur. Bénéficiant d’un effectif élargi, outre deux
flûtes, à trois violons, ce motet est une supplique ardente se ressentant lui
aussi de l’intérêt plus que vif de François le Grand pour le langage
ultramontain qui vient pimenter et fluidifier la distinction toute française de
la déclamation ; Benoît Arnould campe un pécheur à l’attitude fort noble
(peut-être ponctuellement un rien trop) jusque dans l’expression de sa
contrition et de son empressement, tandis que les instruments déploient tout le
brio souhaitable dans leurs lignes tour à tour enjouées, majestueuses ou
mélancoliques.
Les Ombres
démontrent une nouvelle fois avec ce disque qu’ils entretiennent avec la musique
de Couperin une indéniable proximité sensible qui leur permet de trouver la
mesure et le ton justes pour aborder ses œuvres. Sans prétendre révolutionner
quoi que ce soit, leur version des Leçons de Ténèbres s’inscrit par sa probité,
son naturel, son équilibre et sa beauté en excellente place dans une
discographie riche et contrastée ; elle sera sans nul doute une des
contributions remarquées à cette année de commémoration du compositeur et une
réalisation vers laquelle on reviendra souvent.
Sélectionnez votre
pays et votre devise en accédant au site de
Presto Classical
(Bouton en haut à droite)
Pour acheter l'album
ou le télécharger To purchase the CD
or to download it
Choose your country
and curency
when reaching
Presto Classical
(Upper right corner of the page)