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WUNDERKAMMERN (06/2018) 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)

 

Mirare
MIR332



Code-barres / Barcode : 3760127223337

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek
 

Sans hâte, sans même que l’on puisse réellement parler d’un cadencement régulier de ses publications, le Ricercar Consort poursuit chez Mirare son compagnonnage avec les cantates de Johann Sebastian Bach entamé sous les micros de Ricercar en décembre 1983. Rallié depuis longtemps aux théories de Joshua Rifkin à propos des effectifs dont aurait disposé le compositeur, Philippe Pierlot recourt à une équipe de solistes vocaux pour interpréter les chœurs, une pratique dont on peut certes discuter à l’infini la pertinence historique et acoustique (en particulier pour la période leipzigoise), mais qui se révèle particulièrement bien adaptée au disque.

 

 

Les vertus consolatrices de la musique de Bach, dont l’usage fut peut-être d’abord personnel, ne sont plus à démontrer ; récemment encore, le journaliste Philippe Lançon, miraculeusement rescapé du massacre de Charlie Hebdo, revenait dans Le lambeau sur son action déterminante dans sa phase de reconstruction : « La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute sensation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps. Bach descendait sur la chambre et le lit et ma vie, sur les infirmières et leur chariot. Il nous a tous enveloppés. Dans sa lumière sonore chaque geste s’est détaché et la paix, une certaine paix, s’est installée. » À l’époque du Cantor, la perspective d’un au-delà délivré du poids des vicissitudes de la vie terrestre constituait la plus douce des consolations et l’aspiration à la « douce mort » est un thème récurrent dans son œuvre sacré. La prescience de la Passion du Christ qui sous-tend la cantate Jesu nahm zu sich die Zwölfe BWV 22 que Bach dirigea à Leipzig le 7 février 1723 à l’appui de sa candidature au cantorat, n’a rien de suave ; son mouvement d’ouverture, en sol mineur, est perclus de chromatismes, et l’air d’alto en ut mineur qui le suit est tout imploration et fragilité. Mais la suite décrit avec une fermeté grandissante la volonté du croyant de dépasser les limites de sa finitude (cette chair et ce sang qui « ne comprennent pas » le message de Dieu) pour accéder à une vie nouvelle et éternelle débarrassée du péché et de la mort, son inévitable corollaire. C’est par la vision terrible du Sauveur sur la croix que s’ouvre Herr Jesu Christ, wahr’ Mensch und Gott BWV 127, créée à Leipzig le 11 février 1725, dans un fa majeur à la limpidité troublée par les flûtes à bec dont le symbolisme funèbre accentue l’inexorable avancée rythmique du morceau, avant de se poursuivre par les images crues des affres de l’agonie des gens du commun puis par une berceuse en ut mineur confiée à la voix de soprano, ponctuée par le tintement de la cloche des trépassés en pizzicati aux cordes, s’abandonnant au sommeil de la mort en Dieu qui porte en lui la certitude de la résurrection. Celle-ci éclate en ut majeur et au son de la trompette (celle du Jugement Dernier) dans le mouvement suivant, mi-récitatif, mi-arioso de la basse, vox Christi réconfortante face au tumulte de la fin des temps.

 

 

L’idée directrice de la vaste cantate (près d’une demi-heure divisée en deux parties identiques, encadrant ainsi la prédication du pasteur) Die Elenden sollen essen BWV 75, donnée le 30 mai 1723 à Saint-Nicolas et non à Saint-Thomas, est l’opposition entre la vanité des richesses matérielles et la substantialité des élans spirituels, et donc la glorification des humbles dont la précarité ici-bas est la promesse d’une élévation dans l’au-delà ; l’ensemble de l’œuvre est unifié par le recours au choral « Was Gott tut, das ist wohlgetan » (« Ce que Dieu fait est bien fait »), chanté ou en cantus firmus instrumental, appel à la soumission confiante à la volonté divine. Débutant dans une atmosphère majestueuse soulignée par l’emploi de rythmes pointés à la française – comment mieux ennoblir, pour un esprit du XVIIIe siècle, les pauvres que les annoncer par ces apprêts royaux ? –, la partition progresse ensuite en suivant une disposition en miroir des affects, de l’expression du contentement serein (air du ténor en sol majeur) au désir de consolation (air de soprano avec hautbois d’amour en la mineur) dans la première partie, puis, dans la seconde, de la nécessité du renoncement (air d’alto en mi mineur) à la jubilation victorieuse de celui dont le « cœur croit et aime » (air de basse avec trompette en ut majeur).

 

Le Ricercar Consort livre une réalisation qui réussit le pari d’être à la fois soignée dans les moindres détails – la captation d’Aline Blondiau, visiblement moins à l’aise avec l’esthétique d’autres ensembles interprétant le même répertoire, est ici parfaite –, d’un superbe équilibre entre les pupitres et de délivrer une sensation de proximité chaleureuse avec l’auditeur en lui proposant un Bach à la fois réfléchi, ciselé, et humble, sans façons. Le quatuor vocal domine son sujet avec une aisance sans forfanterie fort réjouissante, Hannah Morrison de son soprano souple et tendre, le fidèle Carlos Mena au timbre de contre-ténor toujours aussi plein d’humanité, la théâtralité toujours parfaitement maîtrisée mais agissante du ténor Hans-Jörg Mammel et la basse dense mais sans lourdeur et bien sonnante de Matthias Vieweg ; sans doute les sourcilleux trouveraient-ils à redire sur quelques scories de prononciation de l’allemand, mais globalement tout est très maîtrisé et porté par un très louable souci de donner corps et vie aux inflexions du texte. Du côté des instrumentistes, le bonheur d’écoute est sans nuage tant leur prestation est vive et nuancée, leur souci de la ligne et de la couleur permanent ; loin de toute velléité purement esthétisante, ils participent activement et joyeusement (voici qui nous change de la chair triste de certains) à l’élaboration du discours, s’imposant comme une voix à part entière. On peut naturellement ne pas adhérer aux choix stylistiques de Philippe Pierlot et préférer une exécution chorale plus traditionnelle, mais force est de reconnaître qu’il tire le meilleur d’une approche à un chanteur par partie, tout d’abord parce qu’il a acquis une profonde connaissance des musiques germaniques des XVIIe et XVIIIe siècles et qu’elle sous-tend son approche, ensuite parce que cette dernière est véritablement mûrie et loin de tout effet de mode, et enfin parce qu’il sait insuffler à la musique du Cantor une spiritualité tranquille et intense qui tranche avec ceux qui l’abordent soit confits en dévotion, soit sans chercher à en pénétrer les mystères (par charité, nous ne citerons personne) ; ce Bach envisagé à hauteur d’homme est suffisamment rare aujourd’hui pour ne pas se régaler de tous les fruits qu’il nous offre.

 

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