WUNDERKAMMERN
(10/2017)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
PHI
LPH027
Code-barres / Barcode :
5400439000278
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Même s’il est le compositeur qui lui
a permis de bâtir la carrière que l’on connaît, Philippe Herreweghe, dont on a
fêté cette année les soixante-dix ans, a pris de plus en plus ouvertement ses
distances avec Johann Sebastian Bach, déclarant avoir fait le tour des œuvres
qui l’intéressaient dans sa production ; cette émancipation assumée lui permet
de poursuivre son exploration d’autres répertoires avec, reconnaissons-le, des
bonheurs divers.
Il était acquis depuis longtemps que
le chef ne nous offrirait pas d’intégrale des cantates ; il semble que son
chemin en compagnie de ce vaste corpus approche à présent de son terme et qu’il
faille se hâter de glaner les ultimes épis d’une moisson jadis abondante. Trois
œuvres extraites du deuxième cycle composé pour Leizig en 1724-1725 figurent au
programme de l’enregistrement qu’il nous offre aujourd’hui ; deux présentent la
spécificité de se fonder sur des mélodies de choral. Nimm von uns, Herr, du
treuer Gott (« Écarte de nous, Seigneur, Dieu fidèle, le sévère châtiment ») BWV
101 a été entendue pour la première fois le 13 août 1724 ; son armature est
constituée par un cantique de pénitence dû à Martin Moller, publié en 1584, qui
se chante sur la mélodie du Vater unser (le Notre Père luthérien). Baignant dans
le mode mineur et en particulier dans la sévère tonalité de ré, il s’agit d’une
page plutôt sombre, voire parfois torturée, ainsi qu’en attestent les rudes
dissonances de son chœur d’ouverture dont le style volontairement archaïsant ne
bride pourtant en rien l’expressivité, tout comme l’aria à l’italienne du ténor
qui suit immédiatement (donnée ici avec une partie de flûte probablement
antérieure à celle, plus couramment usitée, de violon) use de tous les ressorts
de l’écriture « moderne » pour traduire un tourment que sa violence conduit aux
portes de l’égarement. Les deux autres airs pour solistes sont écrits avec la
même remarquable finesse, celui de basse mettant en scène de façon terriblement
efficace la colère divine en éclairs de hautbois et les supplications appuyées
du croyant, tandis que le duo pour soprano et alto est dans une veine plus
sensible avec son rappel des souffrances du Christ ; en dépit des vicissitudes
qui traversent la cantate, l’espérance, entretenue par la certitude de pouvoir
se fier à la miséricorde du Père, n’aura jamais cessé d’y être palpable. Trois
mois plus tard, le 5 novembre, Bach faisait entendre Mache dich, mein Geist,
bereit (« Tiens-toi prêt, mon esprit ») BWV 115, s’appuyant cette fois-ci sur un
cantique contemporain de Johann Burchard Freystein se chantant sur la mélodie de
Straf mir nicht in deinem Zorn (« Ne me punis pas dans ta colère »). Bien campé
dans un sol majeur épanoui, le chœur d’entrée est mû par la solide énergie
sous-jacente indispensable à l’éveil de l’âme, thème central de cette cantate ;
la voix d’alto, qui se voit confier juste après une aria da capo en mi mineur
aux sections extrêmes bercées mais aiguillonnée allegro en son centre pour bien
marquer le salutaire sursaut du réveil, rappelle les dangers de l’endormissement
spirituel semblable à la mort, puis un récitatif du ténor insiste sans
ménagement sur les dangers de l’aveuglement engendré par l’assoupissement avant
une magnifique imploration, toute en retenue, de la soprano (molto adagio, avec
traverso et violoncelle piccolo obligés) dans ce si mineur toujours synonyme,
chez Bach, de douleur et de recueillement. Le choral final retrouve la calme
assurance du début de l’œuvre.
Exécutée pour la première fois le 22 avril 1725 (une reprise eut lieu
six ans plus tard avec une distribution instrumentale modifiée), Ihr werdet
weinen und heulen (« Vous pleurerez et vous lamenterez ») BWV 103 est la
première des neuf cantates composées par le Cantor sur des textes de la poétesse
Christiana Mariana von Ziegler, alors à peine âgée de trente ans, une
collaboration fructueuse dont on ignore le motif de la fin brutale. Elle s’ouvre
sur un chœur en si mineur dont la théâtralité impressionnante et tumultueuse ne
déparerait pas dans une Passion et qui joue sur la dialectique des larmes
immédiates causées par l’annonce faite par le Christ aux apôtres de l’imminence
de leur séparation et la joie (annoncée par la basse, vox Christi) suscitée par
la certitude de Son retour. Après ce morceau de bravoure, la progression de la
partition est d’une symétrie limpide : un bref récitatif du ténor insistant sur
la douleur de la privation du « bien-aimé » (« der Liebste ») suivi par un air
d’imploration (dans un inconfortable fa dièse mineur) de plus en plus pressant
de l’alto auxquels répondent un récitatif rasséréné de l’alto (vox animæ) qui
reprend la promesse énoncée par la basse dans le chœur initial, « Dass meine
Traurigkeit/In Freude soll verkehret werden » (« car ma tristesse/se
transformera en joie ») et un air triomphant, exultant, avec trompette et en ré
majeur, du ténor dont la ligne vocale met particulièrement en valeur le mot
Freude dans la certitude du Sauveur retrouvé. La cantate s’achève comme elle a
commencé, en si mineur, mais l’angoisse a fait place à une douce sérénité
diffuse ; Bach emprunte, pour son choral final, la mélodie du cantique
d’Albrecht von Preußen Was mein Gott will, das gscheh’ allzeit, elle même imitée
de Claudin de Sermisy, pour réaffirmer « que la volonté de [mon] Dieu arrive en
tout temps. »
On se surprend, en écoutant ce disque, à se dire que décidément, la « formule
Herreweghe » dans Bach n’a guère varié depuis les années 1980 en dépit d’un
notable allègement de la texture chorale qui se ressent, bien que le chef s’en
défende, des recherches des tenants du chœur de solistes. On retrouvera donc ici
tout ce qui fait le charme ou les limites de son approche, selon le degré de
sensibilité que l’on possède vis à vis de cette dernière : des équilibres
méticuleusement dosés, une pâte sonore très homogène, un refus de tout effet
théâtral trop appuyé, la fidélité à des solistes habitués à ce répertoire. On
entend ainsi ici avec un bonheur sans nuage la basse à la fois solide et fluide
Peter Kooij, compagnon de longue date de Herreweghe, et la soprano Dorothee
Mields, aussi engagée que gracieuse, ainsi que l’élégant ténor Thomas Hobbs et
le très raffiné contre-ténor Damien Guillon, ces deux derniers, à mon sens, un
rien trop timides du point de vue de l’expression. À trois par partie, le chœur
est malléable et transparent, d’une discipline absolument sans faille, qualités
qui se retrouvent également à l’orchestre lequel sonne impeccablement, avec la
netteté d’une mécanique de précision, le Collegium Vocale n’ayant de toute façon
jamais été le royaume de l’improvisation débridée. Philippe Herreweghe dirige
ses troupes avec la science qu’autorisent des décennies de fréquentation de la
musique de Bach mais également une sensibilité qui pour être intériorisée – le
chef n’est pas réputé pour sa folâtrerie – n’en est pas moins réelle ; son
attachement à ce compositeur se perçoit à sa façon de caresser et de tendre les
phrases sans les forcer, de faire saillir détails et trouvailles en un mouvement
qui tient plus d’une complicité paisible que d’un élan passionné façon Gardiner.
On peut goûter ou non cette manière discrètement distanciée, mais il est
difficile de ne pas s’incliner devant la probité et l’intelligence qui y
président. Superbement enregistré, ce disque de cantates constitue une fort
belle addition à une discographie certes abondante dont Herreweghe constitue
toujours, même après plus de trente ans, une des valeurs les plus sûres.
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