WUNDERKAMMERN
(__/201_)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
FLORA
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Analyste: Jean-Christophe Pucek
Parmi les figures du XVIIe siècle
musical, peu sont aussi insaisissables que celle de Johann Jacob Froberger dont
la vaste production presque exclusivement dédiée aux claviers (clavecin et
orgue), en ne demeurant pas, contrairement à la volonté qu’il exprimait l’année
de sa mort, musica reservata, exerça une profonde influence sur Buxtehude, Louis
Couperin, Bach père et fils (à tout le moins Emanuel, dont il partage le goût
pour les foucades harmoniques) et même, de façon plus diffuse et principalement
dans le cadre de l’étude, sur Mozart et Beethoven.
Né à Stuttgart en 1616 au sein d’une
famille musicienne, Froberger fut très tôt, grâce à son père Basilius, qui était
employé au sein de de la chapelle ducale de Wurtemberg dont il devint
Kapellmeister cinq ans après sa naissance, en contact avec les différents styles
européens apportés par les nombreux étrangers fréquentant cette cour très
cosmopolite. Est-ce ce brassage qui aiguillonna sa jeune curiosité et lui donna
l’envie d’aller y voir par lui-même ? Toujours est-il que le voyage était appelé
à constituer un élément essentiel de sa destinée. Ce fut d’abord Vienne où il
arriva autour de sa dix-huitième année pour des raisons mal déterminées et qui
allait demeurer son principal port d’attache ; au service de Ferdinand III,
documenté en qualité d’organiste de la chapelle impériale en 1637, il se vit
alors accordé d’entreprendre le voyage d’Italie ; il demeura à Rome jusqu’en
1641, s’y mettant à l’école de Girolamo Frescobaldi. De retour à son poste dans
la capitale autrichienne qu’il tint jusqu’en octobre 1645, il ne tarda pas à
reprendre le chemin vers la Péninsule, vraisemblablement avec quelque mission
diplomatique officieuse dans ses malles ; il s’y nourrit cette fois-ci des
connaissances encyclopédiques du savant Athanasius Kircher, en particulier en
matière de techniques complexes de composition. Cet apprentissage approfondi lui
permit de publier ses premiers recueils et de les présenter à l’empereur en
1649. Ce dernier devint veuf cette même année, un événement qui incita Froberger
à reprendre la route en musicien et en diplomate (d’aucuns ont prétendu en
espion). Durant trois ans, il allait séjourner dans différentes cités
européennes, à Dresde, où il se lia d’amitié avec Matthias Weckmann, qui nous a
préservé la Méditation faite sur ma mort future, et côtoya sans doute Schütz, à
Cologne, Bruxelles, Anvers, Paris, où il assista à la mort accidentelle du
luthiste Blanrocher à la mémoire duquel il éleva un superbe Tombeau, à Londres
où il arriva après avoir été détroussé par des pirates, avant de rejoindre la
cour à Ratisbonne au printemps 1653. Ferdinand III mourut le 2 avril 1657 et son
successeur était loin de considérer Froberger du même œil bienveillant ; en
disgrâce, le musicien trouva refuge au château d’Héricourt, près de Montbéliard,
auprès de la duchesse Sybilla de Wurtemberg qu’il connaissait depuis fort
longtemps et dont il devint le maître de musique. Il y mourut le 6 ou le 7 mai
1667 et fut enterré à Bavilliers. L’église où il fut enseveli et la demeure où
il vécut ses dernières années ont toutes deux disparu.
La production de Froberger porte naturellement la trace de tous les
styles auxquels il a été conduit à se frotter de façon directe ; il opère donc
une synthèse entre manières italienne héritée de Frescobaldi, avec son
contrepoint à la fois virtuose et sévère et ses contrastes rythmiques appuyés,
et française, apprise auprès des luthistes auxquels il emprunte le « style brisé
» et les mouvements de danse, en y ajoutant cette intériorisation de
l’expression typique des compositeurs germaniques (la Méditation sur ma mort
future en offre un saisissant exemple). L’originalité la plus saillante de sa
production est à chercher dans ses suites, un genre dont il est sinon
l’inventeur, du moins un des pionniers, et dans ses pièces descriptives qui
peuvent parfois se lire comme un véritable journal intime musical. Froberger y
laisse libre cours à son inventivité pour décrire au plus près une situation (la
chute dans l’escalier fatale à Blanrocher, par exemple) ou les sentiments
qu’elle provoque, l’imminence du danger mais également l’agitation quelque peu
rocambolesque dans l’Allemande faite en passant le Rhin dont on conserve
l’intégralité du programme avec des numéros renvoyant aux situations évoquées
par les différentes sections musicales, ou la peine infinie qui le saisit à la
mort de Ferdinand III, l’impérial patron dont il avait su, dans tous les sens du
terme, gagner l’oreille et auquel il dédie la plus poignante de ses
Lamentations. Avec ses accents personnels et sa vive sensibilité tantôt endigués
dans une forme respectueuse des canons classiques, tantôt laissés galopant la
bride sur le col, et ce parfois au sein d’une même pièce, l’œuvre de Froberger
tend un miroir fascinant aux toiles de son exact contemporain, Salvator Rosa,
également poète et musicien à ses heures. Les deux hommes se sont-ils croisés à
Rome où ils séjournèrent concomitamment ? On imagine qu’ils eurent alors
beaucoup plus à échanger que des silences.
Choisir Froberger pour un premier disque en soliste est courageux car rendre
justice à ce compositeur implique d’avoir suffisamment d’empire sur soi-même
pour équilibrer les forces contraires qui traversent sa musique. Julien Wolfs,
continuiste de l’ensemble Les Timbres, a été bien inspiré de le faire et nous
livre, sur une magnifique copie du Ruckers d’Unterlinden captée de façon à la
fois opulente et précise par Grégory Beaufays, un récital de très haute tenue.
Doté d’une technique assurée qui le fait se jouer des nombreuses chausse-trapes
des partitions, capable de puissantes avancées comme de nuances murmurées, ne
craignant ni les emballements, ni les suspensions, le claveciniste, avec une
remarquable humilité qui lui permet de ne jamais faire écran entre les œuvres et
l’auditeur, livre une lecture qui s’impose par son sens de la ligne, par sa
cohérence, ainsi que par une sensibilité et une intelligence musicales assez
impressionnantes qui lui permettent de capturer toute la singularité d’un
musicien à la fois effusif et énigmatique. Il y a du feu dans ce Froberger-ci
qui, contrairement à d’autres, a l’heureuse idée de laisser de côté aussi bien
la sécheresse que l’histrionisme, une ardeur soigneusement entretenue, contenue
sans jamais être attiédie, qui libère au moment opportun flammèches et
flamboiements en vous laissant émerveillé. Réussissant le pari d’être à la fois
cérébral et sensuel, intimiste et théâtral, et toujours généreux, ce récital
haut en couleurs et en saveurs dont la tension ne se relâche jamais s’écoute et
se réécoute sans aucune lassitude ; il constitue, à mon avis, un des meilleurs
enregistrements récents consacrés à Froberger et mérite qu’il lui soit fait un
accueil à la mesure de ses qualités. Quand tant de projets babillent sans avoir
grand chose à dire et seraient bien avisés de rester cois, Julien Wolfs, lui, a
eu raison de ne pas demeurer silencieux.
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