WUNDERKAMMERN
(11/2017)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Linn
CKD529
Code-barres / Barcode : 691062052924 (ID629)
Analyste: Jean-Christophe Pucek
La ville de Bâle s’impose décidément
aujourd’hui comme une véritable pépinière de talents dans le domaine des
musiques du Moyen Âge et du début de la Renaissance, et si l’on ne peut que
déplorer le manque global de curiosité de la France pour ce qui se passe à sa
frontière, il n’en demeure pas moins que les musiciens qui œuvrent dans la cité
rhénane sont en train de redéfinir patiemment et tenacement notre perception de
ces répertoires. L’Ensemble Sollazzo fait partie de ceux récemment éclos ; il a
remporté, en 2015, le concours international pour les jeunes artistes de musique
ancienne de York dont une partie du prix était l’enregistrement d’un disque.
Le fil conducteur de cette anthologie
inaugurale dans laquelle se répondent deux des principaux foyers musicaux du
XIVe et des premières décennies du XVe siècle, l’Italie et le France, est la
chanson à visée moralisante, un angle d’approche peu souvent utilisé, alors
qu’il a tout autant de pertinence dans le cadre de la société médiévale que la
thématique amoureuse plus couramment embrassée ; cette dernière n’est d’ailleurs
pas totalement absente de ce récital, puisque la douloureuse ballade anonyme
Pour che que je ne puis, tirée d’un manuscrit cambrésien, décrit le déchirement
d’un amant que les mesdisans contraignent à quitter sa belle, à l’opposé du
rondeau Parle qui veut qui le voit au contraire affirmer qu’il résistera à
toutes les formes de pression pour demeurer auprès de celle qui le « délivre de
tout ce qui peut (le) faire souffrir », ce diptyque pouvant ici tout à fait
revêtir un sens moral, lâcheté d’un côté, courage de l’autre. D’autres pièces
nous entraînent dans les méandres de l’âme humaine et des passions qui
l’agitent, du désir de vengeance qu’entraîne la trahison (Perché vendecta de
Paolo da Firenze) à la méditation sur la vanité de l’existence (O pensieri vani,
teinté à la fois de religiosité et d’humanisme) et les fluctuations de la
destinée (Va, Fortune, ballade subtile d’une esthétique que l’on pourrait
qualifier de franco-italienne extraite Codex Chantilly), ou prodiguent d’utiles
conseils en invitant à se taire plutôt qu’à parler pour ne rien dire ou médire
(Il megli’ è pur tacere, Niccolò da Perugia) ou en mettant en garde, en en
croquant au passage un portrait acide, contre les traîtres qui font bonne figure
pour mieux nuire (Dal traditor, saisissant mélange entre ballata et caccia,
peut-être pour souligner un peu plus l’ambiguïté du personnage courtois en
apparence mais en réalité prêt à fondre sur sa proie, signé Andrea da Firenze).
Francesco Landini, pour sa part, choisit de faire s’exprimer la Musique en
personne pour dénoncer une époque qu’il juge abâtardie tant du point de vue
moral qu’artistique, les deux étant pour lui intimement liés ; son madrigal
Musicha son/Già furon/Ciascun vuol s’inscrit dans la tradition des motets de
Guillaume de Machaut avec ses trois textes différents chantés simultanément,
cette référence soulignant encore la nostalgie d’un autrefois regardé comme
béni. Le Moyen Âge, comme on le sait, a largement usé des identifications entre
l’animal et l’homme pour dénoncer les travers de la société, ainsi qu’en
attestent, entre autres, une œuvre comme le Roman de Renart ou les bestiaires.
Deux pièces de ce florilège se coulent dans cette coutume vivace, Angnel son
biancho de Giovanni da Firenze, qui dépeint les tourments infligés aux petits,
agneaux à tondre, par la noblesse désignée pour l’occasion comme une chèvre
orgueilleuse (« chapra superba »), et un bijou de l’Ars subtilior, Le basile de
sa propre nature de Solage, dans lequel le basilic, animal fabuleux dont les
ondulations sont parfaitement rendues par les lignes musicales, devient le
symbole de l’envie « qui tue les gens de bien à force de très sanglante
jalousie. » Le programme se referme sur Cacciando per gustar/Ai cinci, ai toppi
d’Antonio Zacara da Teramo, une virtuose caccia qui si elle n’entretient avec la
thématique que des rapports lointains, fait se rencontrer, ou plutôt se percuter
le bref récit d’une chasse aux beautés de la nature et les cris d’un marché
animé, offrant au compositeur la possibilité de peindre en sons, en mots et en
onomatopées savamment organisés un tableau singulièrement vivant et piquant
d’une scène du quotidien.
Vivant et piquant sont deux adjectifs
qui pourraient merveilleusement définir la prestation de l’Ensemble Sollazzo qui
livre un premier disque concis et brillant, courageux par le nombre de musiques
rares, voire inédites, qu’il propose. Mieux encore, la démarche de ces jeunes
musiciens apparaît audacieuse dans le meilleur sens du terme, car nourrie de
l’apport de ses prédécesseurs (on songe notamment au Ferarra Ensemble mais aussi
à Micrologus) mais soucieuse d’ouvrir sa propre voie de réflexion et
d’interprétation. On reste ainsi durablement impressionné par le dramatisme
insufflé à chaque pièce, aux antipodes de certaines approches éthérées; ici, les
mots et les affects qu’ils transportent prennent le pas sur toute velléité
esthétisante et ces chansons y gagnent un impact que l’on n’a pas souvent eu
l’occasion d’entendre ailleurs ; écoutez les murmures de Il megli’ è pur tacere,
sentez l’atmosphère de Perché vendecta, menaçante comme l’éclat d’une dague
brillant dans une chausse en attendant l’heure du châtiment, laissez-vous
hypnotiser par un Basile idéalement serpentin, et vous réaliserez à quel point
cette réalisation a été intelligemment pensée, à quel point elle est
viscéralement sentie et combien elle contribue à dessiner d’une main souple mais
qui ne tremble pas des perspectives aussi passionnantes que réjouissantes pour
un rendu à la fois maîtrisé, sensible et expressif d’un répertoire qui a
rarement semblé aussi proche, aussi palpitant. D’un point de vue technique, il
n’y a également guère que des louanges à adresser aux musiciens ; la mise en
place et l’intonation sont impeccables, les voix riches et belles, avec de
l’engagement, de la netteté dans la diction et une vraie personnalité, les
instrumentistes sont attentifs aux nuances et aux couleurs, jamais intrusifs
dans leur rôle d’accompagnateurs et très séduisants lorsqu’ils jouent seuls.
L’ensemble, capté avec chaleur et précision par Philip Hobbs, sonne avec un
grain et une présence qui n’excluent nullement le raffinement, mais le rendent
plus agissant encore.
De tous les enregistrements de
musique médiévale qu’il m’a été donné d’écouter cette année, Parle qui veut est
probablement l’un des meilleurs et il désigne l’Ensemble Sollazzo comme une
formation riche des plus belles promesses et à suivre avec la plus grande
attention. Son premier disque comporte treize plages ; gageons que ce chiffre
lui portera chance.
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