WUNDERKAMMERN
(12/2015)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ricercar
RIC360
Code-barres / Barcode : 5400439003606
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Je commence à soupçonner François
Joubert-Caillet et ses compagnons de L’Achéron d’être des musiciens quelque peu
facétieux. Après une très belle anthologie consacrée à Anthony Holborne (The
Fruit of Love, Ricercar, 2014) qui, l’air de rien, avait remis quelques pendules
à l’heure, les voici en effet qui abordent à nouveau, sans doute mus par le
secret espoir de taquiner l’hégémonie de leurs illustres aînés qui y régnaient
jusqu’ici sans guère de partage, des terres par deux fois explorées (en 1978
pour EMI et en 1995 pour Astrée) par Jordi Savall et Hespèrion XX.
La transmission de l’œuvre pour
ensemble instrumental de Samuel Scheidt a été chaotique et ce que nous en
conservons aujourd’hui est majoritairement fragmentaire. Ainsi, des quatre
livres qui constituaient à l’origine les Ludi musici, seul le premier, publié en
1621 à Hambourg, nous est intégralement parvenu, les deuxième (1622) et
quatrième (1627) étant lacunaires et le troisième (1625) ayant purement et
simplement disparu. Ce recueil date de la période la plus florissante et sans
nul doute la plus heureuse de la vie d’un compositeur auquel sa fidélité à sa
ville natale de Halle, dont il ne s’absenta longuement que de façon
exceptionnelle comme lorsque, tout jeune homme encore mais déjà titulaire de la
tribune de la Moritzkirche, il partit pour Amsterdam entre 1603 et 1608 afin d’y
recevoir l’enseignement de Jan Pieterszoon Sweelinck, valut de connaître bien
des vicissitudes. En 1620, celui qui était devenu, onze ans plus tôt,
l’organiste de la cour du margrave Christian Wilhelm de Brandebourg voyait sa
carrière couronnée par la nomination au poste prestigieux de Kapellmeister. Les
années qui suivirent avant que son patron prenne, en 1625, la malheureuse
décision de combattre aux côtés du roi Christian IV de Danemark dans le cadre de
la Guerre de Trente ans furent marquées par une floraison ininterrompue d’œuvres
dans les trois domaines où se concentra l’activité de Scheidt, la musique pour
ensemble, comme on l’a vu, celle pour le culte avec les Cantiones sacræ de 1620
et la Pars prima concertuum sacrorum de 1622, et celle pour clavier avec la
monumentale Tabulatura nova de 1624.
Outre celle de Sweelinck, dont
l’empreinte est très palpable dans l’art de la variation qui s’exprime dans les
canzone du recueil, les Ludi musici laissent deviner les rencontres musicales,
réelles ou sur le papier, que fit leur auteur. Samuel Scheidt Portrait
Tabulatura novaIl eut ainsi la possibilité de côtoyer, à Halle, le Britannique
William Brade dont il prit la succession dans les fonctions de Kapellmeister que
ce dernier exerça brièvement en 1618-19 et auquel on doit des recueils de danses
où, à l’instar de ceux de Scheidt, apparaissent des canzone (Newe ausserlesene
Paduanen, Galliarden, Canzonen, Allmand und Corante, 1609) ainsi que des pièces
écrites à quatre et cinq parties. Les références à l’Angleterre de notre
compositeur ne se limitent pas là ; elles trouvent également à s’exprimer dans
la Canzon super O Nachbar Roland, fondée sur la danse Rowland, comme dans la
Canzon ad imitationem Bergamasca Anglica ou la Paduan dolorosa, révérence,
peut-être, envers l’exilé Peter Philips. Il est également évident que Scheidt
connaissait bien les apports à la musique instrumentale de Michael Praetorius
(Terpsichore, 1612) et surtout de Johann Hermann Schein (Banchetto musicale,
1617), modèles avec lesquels il prend néanmoins ses distances en ne retenant pas
une organisation sous forme de suites et en introduisant tant une virtuosité
accrue que l’usage de la basse continue, deux éléments indiscutables de
modernité au travers desquels se fait sentir la patte de l’Italie, une influence
à laquelle Scheidt ne pouvait guère échapper, tant par son apprentissage auprès
de Sweelinck que par ses contacts avec Praetorius et surtout Heinrich Schütz,
durablement ébloui par son premier séjour dans la Péninsule dont il était rentré
en 1612. Ce que nous possédons des Ludi musici s’avère donc nettement plus
ambitieux que ce que pourrait laisser supposer son titre attrayant et détendu,
puisque placé sous l’égide du jeu ; Scheidt y opère déjà une assez fascinante
réunion des goûts en y intégrant des éléments venus de toute l’Europe musicale,
y compris la France, représentée par la Canzon super Cantionem Gallicam sur le
thème d’Est-ce Mars, tout en commençant à se détacher des modèles de la
Renaissance pour se tourner vers une expression plus individualisée voire, par
instants, plus dramatique au travers de l’usage de chromatismes. La dimension
ludique, sans disparaître totalement, s’éloigne et l’on songe à ces portraits du
XVIIe siècle qui nous représentent jeunes garçons et jeunes filles déjà revêtus
du costume, voire des attitudes, des adultes.
Le premier disque de L’Achéron avait
suscité bien des espoirs dont on se demandait si le deuxième les confirmerait.
Notre attente est comblée et peut-être même un peu plus, tant le travail des
musiciens réunis autour de François Joubert-Caillet laisse, parce qu’il sait
être éloquent sans jamais chercher à être démonstratif, un sentiment d’évidence.
Il y a, durant cette généreuse heure de musique, de quoi laisser heureux et
admiratif, qu’il s’agisse de la fluidité mélodique, du rebond rythmique – une
nouvelle fois, contrairement au choix discutable de Jordi Savall, sans le
secours de percussions superflues –, des nuances parfaitement ménagées. Le
consort de violes réunit, outre son directeur musical, des archets que leur
relative jeunesse n’empêche nullement d’être aguerris et dont certains
commencent déjà à se faire un nom par ailleurs – Andreas Linos, Marie-Suzanne de
Loye, Robin Pharo et Sarah van Oudenhove –, appuyés par une riche basse continue
composée elle aussi de belles individualités, Angélique Mauillon à la harpe,
Miguel Henry aux cordes pincées, Philippe Grisvard et Yoann Moulin aux claviers
; tous ces talents s’entendent, sans difficulté apparente, L'Achéron projet Ludi
Musici 2015pour s’allier dans un même souffle, avec une complicité qui fait
plaisir à entendre, tout comme enchante leur volonté de laisser parler la
musique sans la surcharger d’intentions. L’esprit de la danse traverse
joyeusement cette réalisation qui sait ménager autant la vigueur que la
sensualité, la noblesse, et, au détour d’une phrase ou d’un mouvement, parfois
de façon inattendue comme, par exemple, dans la Courant XI, cette mélancolie
subtile portée par les courants d’Outre Manche. Mon seul léger regret concerne
la prise de son qui manque parfois de finesse et ne met pas en valeur les voix
intermédiaires avec toute la précision que l’on pourrait souhaiter. Cette infime
réserve ne doit en aucun cas vous détourner d’une réalisation remarquable à
laquelle sa spontanéité mais aussi sa maîtrise, la qualité de chant qui s’y
déploie et l’intelligence qui préside à ses choix permettent, à mon avis, de se
hisser au rang de choix prioritaire dans la discographie des Ludi Musici. Alors
qu’il vient de collaborer au futur enregistrement de Vox Luminis qui nous est
promis pour le printemps prochain, on souhaite ardemment retrouver L’Achéron
dans d’autres aventures et je nourris, pour ma part, le secret espoir de voir un
jour ce brillant consort nous offrir The Monthes et The Seasons de Christopher
Simpson, recueils peu fréquentés dans lesquels ses qualités feraient merveille.
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