(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Agogique
AGO013
Code-barres / Barcode : 3700675500139
Analyste: Jean-Christophe Pucek
La réalisation que
j’ai retenue est parue à l’automne 2013 et elle présente, à mes yeux, deux
avantages majeurs, celui d’être la première à rassembler un florilège conséquent
de pièces vocales signées par Orazio Michi, et que ces dernières soient
suffisamment diverses pour embrasser en un seul mouvement l’élevé et le
vulgaire, le savant et le populaire. Ne nous trompons cependant pas, ce
compositeur dont le surnom de dell’Arpa indique l’instrument dont il était un
virtuose ne fut pas un musicien des rues puisque lorsqu’il commence à être
documenté en 1613, il fait partie de la maison du riche cardinal Montalto au
service duquel il demeura dix ans durant, jusqu’à la mort de cet homme
suffisamment puissant pour faire sculpter son portrait par Le Bernin
(aujourd’hui à la Kunsthalle de Hambourg) et qui devait particulièrement goûter
l’art de Michi si l’on en juge par la munificence du traitement qu’il lui
accordait. À la mort de son généreux protecteur, le fait que le harpiste n’eut
aucun mal à se faire accueillir dans l’entourage de prestigieux dignitaires
ecclésiastiques comme Maurice de Savoie ou Francesco Barberini en dit long sur
sa renommée, laquelle est confirmée par les témoignages contemporains dont l’un
fait de lui l’égal, pour son instrument, de Kapsberger et Frescobaldi pour le
leur — excusez du peu. Si son étoile a pu pâlir à la fin de son existence – il
mourut à Rome le 27 octobre 1641 âgé de 46 ans – qui semble avoir été assombrie
par une infirmité, son testament nous transmet l’image d’un homme vivant dans
l’aisance qui prit grand soin de distribuer ses biens en songeant aussi bien aux
humbles qu’aux puissants.
Si l’on ignore tout de
ses origines et des maîtres qui l’ont formé, même si l’on a d’excellentes
raisons de penser que ces derniers furent napolitains, la production conservée
de Michi qui, par un singulier paradoxe, est exclusivement vocale, nous le
décrit comme un compositeur cherchant à susciter l’émotion en misant à la fois
sur une approche très précise des textes qu’il met en musique et sur des effets
théâtraux parfois un rien appuyés mais toujours extrêmement efficaces. Il faut
frapper l’auditeur avec le plus d’immédiateté possible, le saisir, le
surprendre, le désarçonner et au sens propre du terme l’étonner, quand bien même
le sujet traité est d’inspiration religieuse — il est toujours bon de rappeler
que la frontière entre sacré et profane était beaucoup moins nette au XVIIe
siècle qu’elle l’est depuis le XIXe. Cette volonté de se mettre le plus
directement possible à la portée de l’auditeur ne serait-ce que par
l’utilisation exclusive de l’italien, de le prendre à partie au moyen
d’interjections ou d’impératifs, se manifeste également par l’utilisation de
tournures à forte saveur populaire, y compris dans des airs à visée morale ;
c’est ce que montrent, par exemple, Alma chi te sollevi dans lequel les « désirs
fous et trompeurs » sont soulignés par un rythme de danse, ou Pensier ch’al ciel
s’en vola, éloge de la vertu troussé sur un air de canzonetta, autant de
mélodies et de rythmes qui s’inscrivaient naturellement dans le paysage sonore
urbain, au même titre que les activités les plus triviales que Claude Gellée
peint (ou fait représenter) à l’avant-plan de sa Vue de Rome de 1632, dont
l’arrière-plan accueille rien moins que le Couvent des Minimes, l’Église de la
Trinité des Monts et même la résidence d’été du pape sur le Quirinal —
pouvait-on rêver contraste plus baroque entre ce décor hautement religieux et
une scène de prostitution ?
Ce mélange des genres
que le tableau nous donne à voir, Françoise Masset et les instrumentistes de La
Gioannina nous le donnent à entendre avec un brio certain. Le choix a été fait
d’une vocalité dont l’ornementation assez exubérante, si elle peut dérouter ceux
qui n’en sont pas coutumiers, rend parfaitement justice à l’abondance de
contrastes dont se nourrit la musique de Michi. Il y a, dans ce disque, un
engagement constant et parfaitement assumé qui nous ramène aux premières heures
du Poème Harmonique qui, dans un répertoire proche, avait produit coup sur coup
deux disques flamboyants (Castaldi en 1998, Belli en 1999) — on était loin alors
de l’embourgeoisement qui prévaut aujourd’hui. On saluera donc, dans ce disque
de La Gioannina, une prise de risques maximale que soutient une connaissance
approfondie d’un répertoire exhumé avec courage, la préférence accordée à
l’expressivité sur le seul esthétisme vocal, l’attention apportée à
l’articulation et à la lisibilité, tant dans les airs que dans les pièces
instrumentales, interprétées avec une finesse et un sens de la couleur
remarquables, l’écoute mutuelle des musiciens et l’intelligence globale d’un
projet – qui, bonne nouvelle, devrait connaître une suite cette année – où tout
a été pensé avec un soin extrême, jusqu’au texte d’accompagnement de Rémi
Cassaigne, un modèle du genre, cette maîtrise de l’ensemble se faisant cependant
totalement oublier pour laisser dans l’oreille un grand sentiment de naturel et
de liberté — n’est-ce pas aussi ça, la sprezzatura ?
Puissent ceux d’entre vous qui auront la chance de flâner dans les salles des
Bas-fonds du Baroque emporter dans leur mémoire ces pièces d’Orazio Michi et de
ses contemporains et je suis certain qu’en s’arrêtant devant telle ou telle
œuvre, ils entendront à quel point les univers des palais et des rues s’y mêlent
et s’y répondent plus qu’on le croit. E che vuoi più ?