WUNDERKAMMERN
(06/2017)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Carpe Diem
CD16312
Code-barres / Barcode : 4032324163129
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Certains disques sont un peu plus que
des enregistrements documentant un compositeur, un thème ou une époque ; ce sont
de véritables aventures qui entraînent l’interprète et, si ce dernier a le
talent nécessaire pour l’embarquer avec lui, l’auditeur vers des territoires où
tous deux n’auraient sans doute même pas imaginé poser le pied.
La claveciniste Catalina Vicens a
choisi de sous-titrer « conte musical de la Renaissance » son récital Il Cembalo
di Partenope pour la réalisation duquel elle a dû traverser l’Atlantique, et il
y a effectivement quelque chose de légèrement irréel ou, à tout le moins,
d’exotique à imaginer un programme majoritairement constitué de pièces
napolitaines du XVIe siècle sonner et être gravé sous les étoiles du Dakota du
Sud. De l’autre côté de l’Atlantique, la ville de Vermillion s’enorgueillit à
juste titre de son Musée National de la Musique et ce dernier possède en ses
collections ce que l’on peut regarder, pour filer la métaphore, comme la
baguette magique qui a enchanté toute cette histoire : un clavecin anonyme
construit à Naples vers 1525 et restauré pour le débarrasser de ses ajouts
postérieurs, ce qui en fait le plus ancien instrument de ce type au monde encore
jouable aujourd’hui.
Autour de ce vénérable instrument, la
musicienne a cousu un véritable manteau d’Arlequin en choisissant pour patron l’Intavolatura
de Cimbalo, première anthologie du genre publiée dans la cité parthénopéenne par
Antonio Valente en 1576, puis en allant glaner des matériaux plus anciens y
compris hors du répertoire spécifiquement dédié aux claviers, puisque l’on
trouve dans ce florilège des transcriptions de pièces pour luth signées Vincenzo
Capirola ou Joan Ambrosio Dalza, tous deux actifs dans la première moitié du
XVIe siècle, ce qui est d’autant moins surprenant que cette perméabilité entre
les deux univers est soulignée par les références du recueil de Valente à la
manière de ses confrères luthistes. À l’image de cette période foisonnante pour
une ville qui a toujours été ouverte à de multiples influences – c’est par elle
qu’entre autres les trouvailles picturales flamandes, dont la technique de la
peinture à l’huile, pénétrèrent dans toute la péninsule italienne à partir du
milieu du XVe siècle, en particulier grâce à Antonello da Messina qui y fut en
grande partie formé –, le panorama ici proposé est large et varié. On y entend
une évocation intelligemment contrastée de la domination espagnole dans la
sautillante Calata ala spagnola de Dalza ou la coulante Volta de Spagna de
Dentice, et la plus sérieuse Obra sobre cantus firmus d’Antonio de Cabezón, mais
également l’expression d’une double dynamique, parfait mariage du plaisir et de
l’imagination ; la première met en avant le chant au travers d’élaborations sur
des airs connus signés Josquin (Plus ne regres), Sermisy (Tant que vivray) ou
Willaert (Chi la dirra) rendues plus raffinées et virtuoses par l’emploi de
savantes diminutions dont un exemple frappant est fourni par Sortemeplus – pour
Sortez mes pleurs de Philippe de Monte – que Valente traite de deux façons,
l’une « avec quelques fioritures » (« con alcuni fioretti »), l’autre disminuita
(enregistrée ici) qui transfigure complètement son modèle, sans oublier la danse
dont les lignes se trouvent épicées par des saveurs populaires, ainsi la
Gagliarda napolitana du même Valente ; la seconde offre un visage plus
aventureux, celui d’un temps où les musiciens s’efforçaient d’élaborer un
nouveau langage en s’appuyant sur une liberté formelle accrue et des audaces
d’écriture assumées (retards, chromatismes) : c’est la floraison des Fantaisies,
telle celle unique (et magnifique) de Valente sur laquelle s’ouvre le disque, et
des Ricercari, deux formes dont les noms disent la volonté d’affranchissement,
la bride laissée sur le col de la chimère, les tâtonnements excitants de
l’expérimentation. Dans ce creuset napolitain, dont on sait à quel point il put
être bouillonnant, s’élaborent tout au long du XVIe siècle ces consonances
extravagantes qui fleuriront sous les doigts des claviéristes de celui à venir,
les Giovanni de Macque, Ascanio Mayone ou Giovanni Maria Trabaci, ces deux
derniers nés dans la décennie durant laquelle Valente publia son Intavolatura ;
s’y dessine également le visage de celui qui saura se nourrir de ces inventions
et les transmuter pour forger un langage hautement personnel qui laissera une
empreinte indélébile sur l’Europe musicale, Girolamo Frescobaldi.
Catalina Vicens avait déjà offert, en
2013 chez le même éditeur, une fort belle anthologie intitulée Parthenia qui
mettait à l’honneur trois compositeurs anglais, Byrd, Bull et Gibbons. Cette
nouvelle réalisation atteste du très heureux processus de maturation à l’œuvre
chez une jeune musicienne qui ne cesse d’élargir son champ d’investigations et
de réflexion et apparaît ici pleinement à la hauteur des enjeux de ce projet.
Grâce à un jeu parfaitement maîtrisé et pensé mais pour autant jamais
péremptoire ou académique, elle fait souffler sur ces pièces la spontanéité, la
liberté mais également la précision et le raffinement qu’elles réclament. Rien
n’est jamais ni tiède, ni fade, ni anecdotique dans cette heure de musique en
tout point généreuse à laquelle on ne fera que le reproche de paraître passer
trop vite ; chaque œuvre y est caractérisée avec finesse et intelligence, qu’il
s’agisse de danser avec vivacité et légèreté, de chanter noblement ou de se
concentrer pour goûter pleinement la saveur un peu âpre d’une dissonance,
l’inventivité d’une diminution ou d’un contrepoint. On sait également
particulièrement gré à l’interprète de n’avoir jamais sacrifié l’expressivité à
l’ivresse qu’il peut y avoir à toucher un aussi prestigieux instrument ; il me
semble qu’elle a, tout au contraire, pris le temps de se familiariser avec lui
en toute humilité pour mieux dépasser ses limites et exalter ses couleurs et son
caractère propres, à tel point que la symbiose entre les deux s’impose de
manière évidente. Enregistré avec naturel et transparence, ce récital
chaleureux, toujours passionnant, souvent enthousiasmant, nous conte une
décidément belle histoire napolitaine et confirme Catalina Vicens comme une
claveciniste débordante d’idées à suivre avec le plus grand intérêt.
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