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Diapason # 618 (11/2013)
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Harmonia Mundi
HMC 802156/58




Code-barres / Barcode: 3149020215661 (ID345)

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Appréciation d'ensemble:
Analyste:  Gaëtan Naulleau
 

Ceux qui apprécient la manière interventionniste de René Jacobs seront aux anges. Bach renouvelle-t-il la Passion luthérienne en érigeant Saint Matthieu pour deux choeurs et deux orchestres? Jacobs surenchérit, emploie tantôt le choeur I entier, tantôt la moitié, tantôt extrait quatre solistes du choeur Il. En tout soixante-dix musiciens, sans compter le choeur d’enfants. Bach donne-t-il un poids particulier aux « Herr, bin ich’s » des disciples en faisant apparaître les trois mots onze fois ? Plus malin ou plus réaliste, Jacobs les répartit entre onze chanteurs. Bach place-t-il au terme de la première partie un vaste choral figuré chanté par les deux choeurs à l’unisson? Pourquoi diable na-t-il pas eu l’idée d’y mettre en scène une antiphonie ? C’est maintenant chose faite.

Bach oppose-t-il les deux choeurs dans le « Ruhe Sanfte » final ? Un troisième plan (l’ensemble des solistes) se dessine sous le crayon frétillant de Jacobs, qui s’ingénie également à distinguer cinq des douze chorals par l’ajout de voix d’enfants.

Bach prend-il soin de sertir les paroles du Christ d’un habit de cordes, en regard de celles de l’Evangéliste soutenues par le continuo seul ? Elève studieux, peut mieux faire : maître Jacobs divise le continuo entre clavecin, orgue et luth (instrument que Bach, soit dit en passant, n’a pas utilisé une seule fois dans les récitatifs des cantates), et assoit parfois le violoncelle au premier plan avec des accords (gimmick lascif sur le baiser de Judas). Alternons, combinons, bariolons les récitatifs, et tant qu’à faire un air de ténor (« Geduld ») où le continuo maigrit et s’étoffe au fil des mesures. Ah, si seulement Bach y avait pensé ! Si un seul musicien de son temps y avait pensé ! Merci qui?

Trêve d’ironie, le festival de licences et de cosmétique est préoccupant. Ou bien le chef trouve la partition ennuyeuse telle quelle, ou bien il ressent le besoin maladif d’apposer sa marque dans le texte même des oeuvres. Qu’un homme de théâtre taille son crayon pour souligner situations et caractères chez Cavalli ou Monteverdi, cela va de soi. Mais ici... Bach n’a-t-il pas mis suffisamment de science et de variété dans sa composition la plus ambitieuse, la plus achevée ? Ne disposons-nous pas d’un splendide autographe doublé du matériel complet que les musiciens avaient en main à Saint-Thomas, qui nous dispense de tout rafistolage?

Dans une introduction qui précède les... treize pages de notes d’intention du chef, le musicologue Konrad Kûster, à l’origine de cette réalisation, avance une théorie: les deux choeurs n’ont pas le même poids. Il fait remarquer (comme Joshua Rifkin bien avant lui) que la note écrite en 1736 par le sacristain de Saint-Thomas, relatant une Passion donnée « avec les deux orgues », défie nos habitudes : ne faut-il pas y lire que le choeur I était placé dans la grande tribune, et le Il loin devant, dans celle qui surplombait la fin du transept? Sans trop s’avancer sur les conséquences musicales d’une telle disposition (les chorals à l’unisson ne se noyaient-ils pas dans la simple confusion, sans parler du périlleux « O Mensch bewein dein Sünde gross » ?), Kùster interroge sa signification: l’éloignement du choeur II symboliserait son impossibilité d’entrer dans l’action, tandis que le récit de l’Evangile revient entièrement au choeur I. Remarquons prosaïquement qu’à Saint-Thomas, les fidèles s’installaient tout au long de la nef. Il s’en trouvait donc autant assis plus près du choeur I que du Il. Cela n’empêche pas Jacobs d’illustrer avec zèle l’hypothèse du musicologue, d’une part en imaginant un choeur Il moins fourni (voix et instruments) que le I, de l’autre en substituant à la traditionnelle stéréophonie un effet de profondeur repensé pour le disque (choeur I au premier plan - choeur Il derrière). L’enregistrement était réalisé avec les deux ensembles face à face, mais mis à distance par le mixage d’une cinquantaine de pistes. On doute d’y gagner grand-chose - les réponses des deux choeurs sont impressionnantes, mais réservées par Bach à quelques numéros. On est en revanche agacé par les cinq airs du choeur Il, forcément amollis à ce jeu.

Tout cela s’avère à la fois terriblement compliqué et très simple. Jacobs aime le théâtre mais le sien, rien que le sien, qu’il impose à l’architecture complexe de la Saint Matthieu par ses couleurs signalétiques et en cravachant des airs systématiquement plus vifs que chez la concurrence (y compris « Aus Liebe », bouclé en 3’40”contre 5’20” chez Gardiner et 4’50” chez Herreweghe ou Harnoncourt). Ce faisant, il se disperse et néglige le souffle long qui porte et unifie le foisonnement de la partition chez ces grands interprètes.

Nous admirons les musiciens qui suivent son tempo, qui trouvent dans ses options invraisemblables une inspiration plus qu’une contrainte, qui ne s’indignent pas (solistes du choeur II) de voir leur énergie diluée dans un halo. L’immense Bernarda Fink (pas troublée le moins du monde par le clavecin qui s’invite dans « Erbarme dich ») et le noble Konstantin Wolff (qui donne deux fois « Komm, süsses Kreuz » : l’une avec luth, l’autre dans l’habituelle version avec viole, en appendice) nous réservent de grands moments ; et l’équipe entière semble galvanisée, reconnaissons-le, par l’expérience inédite que leur propose un artiste convaincu. Malgré leur engagement, nous n’avons pu voir dans cette aventure qu’un monumental bricolage. Une dernière chose. Jacobs et Küster oublient de rappeler dans leurs longs textes que la Saint Matthieu était certes (probablement) déployée « mit beyden Orgeln » en 1736, mais qu’elle a d’abord été conçue pour deux choeurs placés côte à côte, et jouée ainsi en 1727 et 1729. Il faut croire que l’attrayante symbolique de l’éloignement n’était alors pas si essentielle.

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