WUNDERKAMMERN
(11/2016)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ricercar
RIC370
Code-barres / Barcode :
5400439003705(ID578)
Analyste: Jean-Christophe Pucek
En prenant le recul indispensable
avec les anathèmes des uns et les énamourements des autres, force est de
constater que les directeurs des trois ensembles baroques les plus convaincants
de la nouvelle génération ont su délimiter de façon assez nette leur espace de
prédilection ; à Lionel Meunier et Vox Luminis les territoires septentrionaux,
germaniques comme britanniques, à Sébastien Daucé et Correspondances la France
du Grand Siècle, à Leonardo García Alarcón et la Cappella Mediterranea les
empires du sud. Le chef argentin est sans nul doute le plus éclectique de ce
trio, comme le démontrent avec force ses activés de l’automne 2016 puisqu’il a
dirigé à l’Opéra Garnier Eliogabalo de Cavalli, compositeur dont il s’est fait
le héraut inspiré, et publié dans le même temps pas moins de trois disques à
l’ambitus chronologique très large s’étendant de Lassus à Mozart en passant par
le plus attendu Monteverdi.
Si l’on excepte le remarquable projet
de biographie musicale en cinq volumes conduit par Musique en Wallonie entre
2011 et 2015, il est permis de se demander pourquoi la production pourtant si
vaste et variée de Roland de Lassus n’est pas plus fréquemment et plus
systématiquement explorée par les interprètes qui soit y viennent
sporadiquement, soit visitent toujours les mêmes œuvres (Lagrime di San Pietro,
Lamentations…) La Missa super Suzanne un jour n’a ainsi connu, sauf omission de
ma part, que deux enregistrements récents, un assez glacial par l’Oxford
Camerata dirigée par Jeremy Summerly (Naxos, 1993), et un plus impliqué faisant
le choix d’introduire ponctuellement des instruments sans aller toutefois
jusqu’au bout de cette logique par Stimmwerck et La Villanella Basel (Æolus,
2012). Cette messe-parodie publiée en 1577 se fonde, conformément aux lois du
genre, sur une mélodie préexistante, un usage tout à fait courant depuis le XVe
siècle mais regardé avec de plus en plus de suspicion par une Église devenue
sourcilleuse, après la déflagration de la Réforme, sur le point des distances à
conserver entre œuvres liturgiques et monde profane. Que l’on utilise le
matériau d’un motet sacré pour concevoir une messe, passe encore, mais que le
fidèle puisse reconnaître, sinuant dans les linéaments de la plus savante
polyphonie, les images lestes, voire obscènes, de la Gente Brunette (« toute nue
en la couchette (…) pour jouer au jeu d’amours/si tu sçavois la chosette/qui me
haite/tu y viendrois tous les jours », utilisé par Nicolas de Marle) ou de l’Ami
Baudichon (« plumes vostre con, madamme », utilisé par Josquin), pas question.
Pourtant, c’est bien une chanson que le divin Orlande utilise ici, à la
différence près que son sujet est irréprochablement pieux, puisque tiré de la
Bible — la chaste Suzanne préférant risquer la mort plutôt que le déshonneur en
refusant de céder aux avances de deux pépères passablement pervers. Ne nous y
trompons cependant pas et regardons comment les peintres du temps se sont
emparés, nombreux, du sujet ; si la concupiscence des deux hommes y est dûment
soulignée et réprouvée, la mise en valeur du corps féminin y est également
partout évidente et le propos moins édifiant qu’il y paraît. Un homme aussi
cultivé et spirituel que Lassus ne pouvait ignorer cette dimension d’érotisme
trouble et son utilisation de sa propre mise en musique de Suzanne un jour comme
élément d’unification d’une messe – si vous avez la mélodie de la chanson,
véritable « tube » de la Renaissance, dans l’oreille, vous en entendrez des
fragments dans chacune de ses parties – n’est sans doute pas dénuée d’ironie
vis-à-vis de contraintes qu’il devait trouver passablement ridicules. Le
madrigal de Cipriano de Rore Anchor che col partire, publié en 1547, est un
autre de ces airs à succès du XVIe siècle ; Lassus, fin connaisseur de la
musique d’une Italie où il vécut durant une dizaine d’années, s’en empara pour
composer un Magnificat en alternatim dans un geste dont on ne peut totalement
exclure la dimension d’hommage, car la pièce, qui se trouve dans un recueil daté
1576, a pu être écrite à une date proche de la mort de Cipriano, en 1565. Quoi
qu’il en soit, la volonté de mettre le texte en relief en le théâtralisant est
patente (le « Fecit potentiam » en offre un bon exemple) tout comme, une
nouvelle fois, l’utilisation pour élaborer une œuvre sacrée d’une pièce profane
dont le texte n’est pas vierge de sous-entendus érotiques.
De la sensualité, il y en a également
à revendre dans le Cantique des Cantiques dont le compositeur sélectionna, au
fil de sa carrière, huit passages pour les mettre en musique sous forme de
motets que l’on trouve dispersés dans différents recueils (contrairement à ce
que peut laisser croire ce disque, il n’existe pas d’œuvre constituée qui
s’intitulerait Canticum Canticorum). Il ne faut cependant pas s’attendre à
trouver dans ces pièces une expressivité débridée, ce que le recours à d’autres
formes comme le madrigal aurait probablement plus facilement autorisé ; nous
nous trouvons ici face à une élaboration polyphonique finement ouvragée où
l’émotion se niche essentiellement dans des détails, comme la mise en valeur de
certains mots, par exemple uberum – les seins – dans Osculetur, et dans des
variations de rythme ou de densité vocale visant à apporter de la variété, de la
couleur et donc de la vie à ces structures fermement campées et dessinées.
Après une expérience décevante à l’occasion d’un disque consacré à Cipriano de
Rore réalisé pour marquer les 35 ans de Ricercar, on n’attendait pas forcément
grand chose d’une nouvelle incursion de Leonardo García Alarcón dans le
répertoire de la Renaissance ; la surprise avec ce Lassus de fort belle facture
n’en est que plus savoureuse et révèle de tangibles affinités entre le
compositeur et le chef. Bien sûr, le Chœur de Chambre de Namur n’est nullement
spécialisé dans la musique du XVIe siècle, mais il donne ici une nouvelle preuve
de la discipline et de l’adaptabilité que la majorité des observateurs s’accorde
à lui reconnaître. Les voix sont pleines et bien timbrées, d’une appréciable
fluidité et d’une indéniable réactivité, autant de qualités qui rendent plus
indulgent face à quelques problèmes de mise en place, approximations et tensions
inhérents à un manque de pratique régulière de ce type de musique. L’impression
qui domine est celle d’une prestation nourrie de beaucoup d’énergie et d’un
indiscutable désir de bien faire dont le résultat s’impose sans mal par sa
fraîcheur et sa luminosité. Pour les motets sur les textes du Cantique des
Cantiques, il a été fait le choix, historiquement parfaitement plausible, de
recourir à des instruments ; s’il est permis d’émettre quelques doutes sur son
emploi d’un instrumentarium d’esthétique véritablement renaissante (comme le
pratiquent le Huelgas-Ensemble ou Weser-Renaissance), Clematis s’acquitte
parfaitement de l’exercice et rehausse les voix de couleurs tantôt douces,
tantôt plus chatoyantes avec toute la subtilité souhaitable. Leonardo García
Alarcón dirige cet ensemble de forces volontiers protéiformes avec son
intelligence coutumière et trouve le juste équilibre entre énergie et
intériorité. La grande réussite de sa vision est, à mon avis, de faire sentir,
comme bien peu d’autres dans cette partie de la production de Lassus, à quel
point le compositeur a été profondément marqué par la musique italienne, par sa
tension dramatique mais aussi par sa sensualité, partout perceptibles ici. Voici
donc un disque qui mérite indéniablement d’être écouté et médité car, en dépit
de ses petites imperfections, il permet de mieux entendre, dans toutes les
acceptions de ce verbe, un musicien singulier qui se savait à la croisée des
cultures, étant tout à la fois Orlando et Orlande.
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