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Classica # 167 (11/2014)
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Accentus Music
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Entretien: Phlippe Venturini

 

BACH, UN CHEMIN VERS LA LUMIÈRE

 

Pianiste française d'origine chinoise, Zhu Xiao‑Mei a connu à dix‑sept ans les horreurs de la Révolution culturelle. La musique l'a sauvée, surtout Bach, auquel elle a consacré de magnifiques disques. L’Art de la fugue, … figure parmi les «Chocs de l'année» (2014) de Classica.

 

Dans quel état est‑on à la fin de l'enregistrement de L'Art de la fugue?

Épuisée physiquement (les doigts, les épaules) et intellectuellement. Je n’avais rien entrepris d'aussi difficile ! Ont suivi quelques rares concerts, mais je ne sais pas si j’aurai le courage de recommencer

 

Comment avez‑vous abordé l’oeuvre? Par la lecture de la partition ou par l'instrument?

Étant plus instinctive qu'intellectuelle, je me mets en général directement au clavier. mais j'ai eu la chance de profiter de l’aide de Marcel Bitsch, ancien professeur de contrepoint au Conservatoire de Paris, disparu en 2011, qui m'avait réécrit chaque fugue sur quatre portées de façon à suivre en détail le cheminement.

La lisibilité polyphonique, comme la diversité des tempos, semble en effet avoir été une

de vos priorités.

C'est exact car il ne faut pas donner l'impression d’entendre toujours le même thème, même s'il demeure la base de tout le recueil. J'ai écouté une dizaine de versions de L'Art de la fugue et il m’a semblé que la clarté polyphonique n'était pas toujours soignée. Je m'y suis donc attachée. Mais cela demande un travail terrible. Il faut tenir certaines notes, en jouer d'autres en même temps, diversifier l'éclairage... Pour moi qui ai de petites mains, ce fut une épreuve. J'essayais un doigté, puis un autre... À tel point que j’ai désormais un problème avec le Médium de ma main droite. Il est devenu mou et trébuche sur le clavier. J'ai fait des examens et personne n’a rien trouvé.

 

Qu'est‑ce qui vous fascine dans ce recueil ?

Incontestablement la polyphonie, car en Chine elle n'existe pas. Autant dans les Variations Goldberg ou Le Clavier bien tempéré, il est possible d'évoquer des états d'âme ou des atmosphères, dans L'Art de la fugue il faut d'abord faire entendre cette écriture à plusieurs voix. Mais cela ne s'obtient pas sans peine. Durant mes premiers essais, j'étais perdue et un peu déçue: je ne voyais pas où aller. Mais au fur et à mesure que j'avançais, j'ai ressenti quelque chose d'unique, qui dépasse le sentiment humain, qui ne peut pas se décrire, qui n'est pas que de la joie: c'est une plénitude qui me poussait à continuer alors que je me décourageais, que je pensais ne pas y arriver.

 

Comme trouve‑t‑on alors le tempo?

En prenant son temps et en jouant à chaque fois l’oeuvre dans son intégralité de façon à comprendre les rapports entre les différentes pièces. Ce n'est qu'après que je travaillais tel ou tel passage. J'avais ainsi une idée de plus en plus précise du plan.

 

La musique pour clavier. de Bach était destinée au clavecin. Avez‑vous écouté des clavecinistes?

Oui, pour comprendre le style et ses ornementations car j'avais des complexes vis‑à‑vis de ces spécialistes. Mais je ne cherche absolument pas à imiter le clavecin. Un ornement sur cet instrument sonne toujours bien, alors qu'au piano, il devient vite lourd. Le piano permet en revanche, par sa possibilité de nuancer, de mieux faire entendre la polyphonie.

Entendez‑vous derrière les notes du piano un ensemble plus grand?

Oui, car je ne considère pas L'Art de lafugue comme une pièce pour clavier mais plutôt pour un ensemble instrumental et vocal nécessaire à l'interprétation des Passions : ici un choral, là un passage instrumental, ailleurs un solo. Réussir à mettre dans le davier toutes les idées que la partition me suggérait m'a longtemps incitée à repousser le projet d'un disque. Après cinq années de souffrances intellectuelles et physiques, je me suis décidée, mais j'aurais pu encore reporter.

 

Qu'est‑ce qui vous a donné l'élan nécessaire?

L'éditeur Accentus, qui m'a proposé d'enregistrer à Leipzig. Pour moi, l'esprit des lieux est essentiel. Être dans cette ville où Bach a vécu presque trente ans, me rendre à l'église Saint‑Thomas me bouleverse et me donne une force incroyable. Pour préparer l'enregistrement, réalisé dans la salle Mendelssohn du Gewandhaus, j'ai travaillé comme une folle Entre les prises, je me plongeais les mains dans l'eau chaude pour me soulager et pouvoir continuer. C'était vraiment très particulier!

 

Mais la ville d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celle de Bach. Les bombardements de la Seconde Guerre mondiale en ont détruit la moitié. Et l'église Saint‑Thomas a été considérablement modifiée.

Je le sais, bien sûr, mais je ne peux m'empêcher d'imaginer que je respire le même air que Bach, et cela m'émeut. Moi qui viens de si loin, j'ai l'impression que Bach m'est proche. J'ai eu le même sentiment, extrêmement fort, quand j'ai joué en juin dernier les Variations Goldberg dans l'église Saint-Thomas, à proximité de la tombe de Bach. [Ce concerta été filmé et fera l'objet d'une publication en DVD ‑NdIr.]

 

Pensez‑vous poursuivre l'enregistrement de l'oeuvre pour clavier de Bach?

Oui, c'est un de mes souhaits les plus chers. Maintenant que je suis retraitée du Conservatoire de Paris, je vais sans doute pouvoir m'y consacrer et, chaque fois que je le voudrai, me rendre à Leipzig. je me demande même si je n'irai pas y vivre une partie de l'année. Quand on pense aussi à Mendelssohn et à Schumann, quel riche passé!

 

Vous expliquez dans votre autobiographie, La Rivière et son secret, la place qu'occupe la musique de Bach dans votre existence.

Emprisonnée en Chine durant cinq ans dans un camp de rééducation pour oublier l'influence néfaste de la musique bourgeoise, occidentale, vous avez réussi à recopier Le Clavier bien tempéré. Une telle épreuve laisse évidemment une empreinte indélébile.
C'est incontestable, et je me suis souvent demandé ce que je serais devenue sans les bouleversements de la Révolution culturelle. Sans doute aurais‑je joué Bach de façon différente. Cette musique qui permettait de m'échapper par l'esprit d'un environnement où les êtres humains sont traités comme des bêtes m'a toujours émue par sa dignité, par sa noblesse, par son équilibre.

 

Risquons un cliché: cette recherche de l'équilibre n'a‑t‑elle pas des points communs avec la philosophie chinoise?

Oui, je pense qu'on peut le dire. S'y ajoutent une volonté d'humilité et de modestie pour mieux atteindre l'essentiel des choses.

 

Ce qui ne semble plus être lés qualités essentielles de la Chine contemporaine...
En effet, le pays s'est occidentalisé. Cela dit, retrouver une richesse nationale et une santé économique ne demande pas beaucoup de temps: la Chine le prouve tous les jours. Mais rattraper le retard culturel exige bien davantage. je crois qu'il faudra pour cela plusieurs générations.

 

Il y a pourtant des millions de pianistes en Chine.

Oui, certes, mais leur jeu reste souvent superficiel. On ne peut pas leur en vouloir: j'étais comme eux quand j'ai fui la Chine pour les États‑Unis en 1980. Mais je dois avouer mon pessimisme: les jeunes Chinois rêvent de devenir comme Lang Lang, riche et célèbre.

C'est pourtant un pianiste prodigieusement doué, toujours désireux d'apprendre.

Oui, il reste en effet très modeste malgré sa notoriété internationale, mais je le crois victime d'un système dominé par le marketing. En fait, il est américain. À quatorze ans, il est parti au Curtis Institute de Philadelphie.

 

Êtes‑vous retournée en Chine depuis que vous l'avez quittée?

J'à donné un concert pour l'Alliance française en duo avec Alexandre Tharaud et j'y suis repassée en 1990 et en 2006 pour revoir ma famille. Mais mon grand retour comme pianiste, je vais l'entreprendre ce mois de novembre. Cela fait longtemps qu'on me le demandait car on savait que j'avais une certaine notoriété. J'avais toujours refusé car je pense que les Chinois ne sont pas encore prêts à rester silencieux et immobiles face à une pianiste seule. Mais on me propose une tournée de sept concerts, et apparemment le public fait la queue pour acheter des places. C'est donc une pression très forte.

 

Peut‑être y avait‑il aussi des raisons politiques à votre refus...

Oui, et il y une étrange collusion avec mon passé. Jouer en Chine signifie être jugée, et cela me rappelle les séances d'autocritique auxquelles nous devions nous soumettre durant la Révolution culturelle. Je ressens moins de pression à jouer dans les salles in­ternationales les plus prestigieuses qu'à l'idée d'aller en Chine. Et pour captiver un auditoire pas toujours connaisseur, mieux vaut jouer des pièces brillantes et virtuoses plutôt que du Bach!

 

Ce retour sera de toute façon un événement.
Accentus veut d'ailleurs le filmer, mais cela me gêne qu'on me mette en avant parce que j'ai eu la chance de pouvoir quitter le pays alors que mes amis y restaient. Les concerts, les disques, la carrière: j'ai tout eu. Cela entretient même un sentiment de culpabilité. Et puis un film m'a déjà été consacré, cela suffit.

 

Évoquer la Révolution culturelle et ses dérives doit être douloureux.
Le sujet est encore tabou en Chine. Personne n’évoque les millions de morts. Peut‑être que si le film se fait, j'en parlerai. Je suis française depuis 2001, cela devrait m'aider. Et puis j'ai soixante‑cinq ans, je n'ai pas peur. Mais il faut que cela se sache: une génération entière a été sacrifiée, privée d'école et d'éducation. Une de mes jeunes soeurs est allée dans un camp de rééducation à treize ans, internée comme une criminelle!

 

Après un premier séjour aux États‑Unis, vous arrivez à Paris fin 1984. Comment êtes‑vous  devenue professeur au Conservatoire de Paris ?
À nouveau par chance. Le violoncelliste Alain Meunier m'avait entendue jouer chez des amis communs les Variations Goldberg. Il m'a demandé de l'assister dans la classe de musique de chambre. Et je viens de prendre ma retraite.

 

Est‑ce que cela va vous manquer?

Pas vraiment, je dois l'avouer, car j'ai beaucoup de projets. Et puis, franchement, je ne pense pas avoir été un bon professeur. J'ai toujours eu du mal à dire de faire ci ou de ne pas faire ça. Et puis les jeunes pianistes actuels imitent tous Glenn Gould, ce que je n'apprécie pas beaucoup dès qu'ils jouent Bach.

Cela dit, des pianistes de renom font de même! Seule Tatiana Nikolaïeva adoptait un style résolument différent.

 

On vous associe presque exclusivement à la musique de Bach, mais vos programmes de concerts et votre discographie Incluent Haydn, Mozart, Beethoven, Schumann...

Et Scarlatti! C'est sans doute un de mes meilleurs disques, enregistré en concert à Prague en 1995. [Édité par INA Mémoire Vive ‑ Ndlr.] Quelle musique merveilleuse! Légère, pétillante, solaire. Je me souviens que, lorsque je jouais dans les hôpitaux, elle apportait toujours du réconfort aux malades.
La musique de Bach peut également y parvenir.
J'ai toujours dit que Bach devrait être vendu en pharmacie. C'est mieux qu'un antidépresseur! Quand je considère que la vie n'a pas beaucoup de sens, ce qui m'arrive assez souvent, je joue les Variations Goldberg, et aussitôt je me sens mieux, plus sereine.

 

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