WUNDERKAMMERN
(07/2017)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ricercar
RIC380
Code-barres / Barcode : 5400439003804
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Le propre de l’excellence artistique
est de créer l’attente et chaque nouveau disque du Miroir de Musique est donc
aujourd’hui espéré par tous ceux qui ont compris que l’on tenait avec cet
ensemble un des plus convaincants hérauts du répertoire tardo-médiéval et
primo-renaissant. Il est à ce propos d’autant plus surprenant que des festivals
français pourtant prompts à se targuer de leur exigence ne lui aient toujours
pas ouvert leurs portes alors qu’ils ont été prompts à dérouler le tapis rouge à
certains charlatans dont le seul mérite est de savoir se vendre.
Après les Lantins durant le premier
quart du XIVe siècle, Baptiste Romain et ses amis avancent d’une large centaine
d’années pour nous entraîner à la rencontre de Johannes Tinctoris. Son nom ne
sera pas inconnu des amateurs de cette période de l’histoire de la musique, car
il fut un des plus fameux théoriciens de son temps, et on le cite aujourd’hui
plus fréquemment pour ses traités que pour ses compositions qui, en comptant
celui-ci, de loin le plus varié, n’ont fait l’objet que de trois enregistrements
monographiques (une « Missa trium vocum » sous la direction de Roger Blanchard
au début des années 1960, la Missa L’homme armé et la Missa sine nomine n°1 par
The Clerks’ Group en 1997). Tout comme les Lantins, ce natif d’une famille
d’échevins de Braine-l’Alleud dans le Brabant a cédé à l’appel du sud. Après un
apprentissage local dont on ne sait rien, on le retrouve, dans un premier temps,
à Orléans en 1458 (il devait avoir alors autour de vingt-trois ans) où il
devint, quelques années plus tard, second chantre à la cathédrale Sainte-Croix
et s’immatricula en 1462 à l’université, d’où il sortira licencié en droit civil
et canon. Au début de la décennie 1470, il gagna Naples et la cour du roi
Ferrante Ier, dont il fut nommé chapelain puis premier chapelain, où il put
côtoyer les nombreux humanistes qui s’y pressaient et produisit la quasi
totalité de ses écrits théoriques. À partir du début des années 1490, on est
réduit à des conjectures pour tenter de deviner un itinéraire au sujet duquel
les archives demeurent obstinément muettes ; passa-t-il par Rome, Buda, puis de
nouveau Naples vers 1495 ? On ne peut que le supposer. Une seule chose est
certaine : Tinctoris disparut en 1511 car le bénéfice qu’il possédait à
Sainte-Gertrude de Nivelles échut dans le courant de cette année à Peter de
Coninck. Il mourut peut-être au début du mois de février. On ignore où.
Son legs musical est restreint :
quatre messes, des Lamentations, une douzaine de motets et de chansons en
forment l’essentiel ; tous révèlent à la fois le haut degré de science
compositionnelle auquel il était parvenu et son souci de fluidité et de
séduction mélodiques. Avec ses deux mouvements tropés, les interpolations
intervenant dans le Kyrie (Cunctorum plasmator summus) et le Sanctus et
certaines d’entre elles étant peut-être le fruit de l’invention du musicien, la
Missa L’homme armé se situe dans la tradition des messes composées sur ce cantus
firmus tout en affirmant sans ambages son originalité. Si elles ne suivent pas
le même schéma complexe, ses autres contributions dans ce domaine s’avèrent tout
aussi finement ciselées et d’une grande clarté de texture, qualités que l’on
retrouve également dans les motets (ici mariaux, O Virgo miserere mei et Virgo
Dei throno digna, ce dernier s’étant longtemps maintenu en usage). Les chansons
présentées dans cette anthologie offrent de beaux exemples de raffinement
courtois où parfois s’attarde le raffinement italianisant de Dufay (O invida
fortuna) et passe une ombre subtile de mélancolie qui n’est pas sans évoquer
Binchois (Vostre regart si tresfort m’a feru), tandis que les élaborations sur
des airs d’autres compositeurs (Le souvenir de vous me tue de Robert Morton,
dont une version tardive à quatre voix est proposée, D’un autre amer de Johannes
Ockeghem, De tous biens playne de Hayne van Ghizeghem) font preuve d’une
remarquable inventivité. Notons pour finir, parmi les compléments de programme,
le splendide rondeau anonyme Ou lit de pleurs, paré de plaintz dont la tristesse
acquiert, grâce à une écriture très serrée, un caractère solennel durablement
impressionnant.
Si l’éditeur a choisi d’illustrer ce
disque avec la Madeleine lisant de Rogier van der Weyden, fragment d’un tableau
d’autel réalisé avant 1438, la musique de Tinctoris m’a immédiatement fait
penser à Antonello da Messina, né comme lui dans les années 1430, dont les
œuvres nous parlent, et avec quelle éloquence, du dialogue entre manières du
nord et du sud ; sans doute le compositeur ne rencontra-t-il pas le peintre,
mais peut-être put-il avoir accès à certaines de ses œuvres durant son séjour à
Naples, la ville où Antonello fut formé. On n’a, en tout cas, aucun mal à
imaginer le savant théoricien à la place de son saint Jérôme, patron des
humanistes, entouré de natures mortes absolument flamandes dans un lieu dont la
construction perspective est on ne peut plus renaissante italienne et dont le
décor demeure pourtant encore médiéval avec ses arcatures et ses fenêtres
gothiques. Un lion héraldique, un chat d’après nature, une sobre paire de
socques en cuir, des œillets dont on sent presque le parfum, des fenêtres qui
donnent l’une sur la campagne contemplative, l’autre sur l’activité des hommes
et de la cité, le monde comme un foisonnement de symboles dialoguant à livre
ouvert.
Le Miroir de
Musique, en formation ponctuellement élargie, se coule dans l’univers de
Tinctoris avec un naturel absolument confondant qui démontre, s’il en était
besoin, à quel point cet ensemble « sent » ce répertoire comme peu d’autres
actuellement. Qu’il s’agisse des pages sacrées ou des profanes, son approche est
placée sous le signe d’une variété nourrie par des choix d’une indiscutable
pertinence et d’une musicalité sensible qui écarte le spectre d’un rendu
purement archéologique et desséché. Les amateurs d’effets faciles resteront sur
leur faim car Baptiste Romain et ses amis ont fait le pari du raffinement et de
la finesse, mais certainement pas de l’anémie ; s’ils excellent dans les pièces
plus intériorisées, ils démontrent également à de nombreuses reprises leur sens
du rebond rythmique – saluons ici l’apport essentiel de Marc Lewon, aussi savant
que dynamique – et insufflent aux œuvres beaucoup de vie et de présence. Les
voix sont belles, épanouies et parfaitement en place, avec des chanteurs qui ne
se cantonnent pas à « faire joli » mais recherchent en permanence une éloquence
maximale en usant de la liberté que leur autorise une parfaite connaissance des
règles d’interprétation et des exigences rhétoriques et techniques de ces
musiques. Le travail des instrumentistes n’appelle également que des éloges par
son inventivité parfaitement informée et maîtrisée, son engagement, son sens des
lignes et des nuances, sa capacité à varier climats et coloris ; du travail
d’orfèvre, certes, mais jamais prisonnier de ses patrons et capable, de ce fait,
de maintes trouvailles savoureuses. Mis en valeur par une prise de son de grande
qualité, précise, avec de l’espace mais sans réverbération envahissante, qui
sert idéalement le propos musical, ce nouveau disque du Miroir de Musique
s’inscrit dans la remarquable continuité de ses prédécesseurs et mérite de
trouver sa place dans toute discothèque de musique ancienne digne de ce nom. On
attend avec impatience les prochaines réalisations de cet ensemble qui s’impose
comme un des joyaux du label Ricercar que l’on aimerait vraiment voir accroître
son offre dans le domaine de la musique médiévale en accueillant les Leones,
Per-Sonat, Dragma ou Peregrina qui portent aujourd’hui très haut, mais hélas
sans soutien d’importance, ce répertoire dont l’audience ne demande qu’à
s’accroître.
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