WUNDERKAMMERN
(03/2015)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Christophorus
CHR77373
Code-barres / Barcode : 4010072773739
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Le 21 juillet 1602, Ermete
Cavalletti, comptable de la Chambre apostolique et membre de la Confrérie de la
Très-sainte Trinité des Pèlerins (Santissima Trinità dei Pellegrini), mourut. Sa
fortune était suffisamment solide pour qu’il pût envisager, dans son testament
rédigé deux jours plus tôt, d’en consacrer une partie pour établir une fondation
en sa mémoire. En septembre de l’année suivante, sa veuve, fidèle à ses
dernières volontés, fit l’acquisition d’une chapelle latérale orbe de l’église
Saint-Augustin (Sant’Agostino) qui fut dédiée à Notre Dame de Lorette, feu son
époux ayant, quelques mois avant sa disparition, supervisé la logistique d’un
pèlerinage vers cette ville où, dit-on, un cortège d’anges avait transporté,
dans la nuit du 9 au 10 décembre 1294, la maison de la Vierge pour la soustraire
à l’invasion musulmane de Nazareth. Pour la décoration, on fit appel au Caravage
qui avait des liens avec la Chambre apostolique dont il avait réalisé le
portrait d’un membre éminent, Maffeo Barberini. Le peintre s’attacha tout
particulièrement à inscrire fortement dans son environnement le tableau d’autel
qui lui fut commandé et les repentirs qui ont été mis au jour à la faveur de sa
restauration en 1999 montrent quelle attention minutieuse il porta notamment à
la façon dont elle serait éclairée, ce qui n’était pas neutre dans un lieu
dépourvu de fenêtre. Le fait que la lumière, sur la toile, arrive du coin
supérieur gauche est ainsi le relais de celle qui provenait d’un oculus
aujourd’hui disparu qui se situait au-dessus du portail. Ce ne sont cependant
pas ces données techniques qui causèrent un choc lors de la réception de l’œuvre
que les religieux hésitèrent d’ailleurs à accepter. Ce qui provoqua
l’incompréhension de beaucoup et l’ire de certains est la forte impression de
réalité que Caravage y déploie, transformant la courtisane Maddalena Antognetti,
dite Lena, en Vierge à la fois plébéienne par la sensualité de sa présence
physique et ennoblie par son profil classique et son expression d’une affabilité
un rien distante, se tenant sur le pas de la porte d’une maison apparemment
étrangère à toute idée de grâce avec ses murs décrépits et lézardés, portant un
Enfant replet plus intrigué que véritablement bénissant – notez comme son geste,
véritablement enfantin, semble hésitant – ainsi que deux pèlerins aux visages,
aux corps et aux vêtements marqués par les fatigues d’une existence et d’une
route qu’on devine rudes. En dépit de la césure entre espaces sacré et profane
soulignée par la marche de pierre contre la base de laquelle butent les bâtons
de marche et le mouvement contraire des deux couples, la ferveur de l’homme le
faisant avancer jusqu’à presque effleurer le pied de Jésus tandis que, dans le
même temps, celui de Marie esquisse déjà une rotation qui signifie qu’elle va se
retourner pour regagner l’intérieur de la maison, toute cette scène aux détails
presque triviaux dégage une humanité palpable qui a tendance à mettre les quatre
protagonistes au même niveau, quand la conception officielle exigerait une
hiérarchie plus marquée. Le Caravage opère ici une rupture nette avec la
tradition qui consistait à faire de la misère des petites gens un simple élément
de raillerie ou pittoresque – un repoussoir, en termes picturaux – et, en
réussissant à conserver la familiarité tout en évacuant l’anecdote, confère aux
pieds sales des pèlerins qu’il met littéralement sous le nez du spectateur une
dignité inattendue, comme un signe de la noblesse des humbles.
Lorsque j’ai découvert le deuxième
disque du Concerto Romano, il m’a instantanément fait songer à ce point de
bascule que représente la Madone de Lorette tant il apporte un passionnant
témoignage de la vitalité des échanges existant entre sphères savantes et
populaires dans la Rome du début du XVIIe siècle. L’ensemble dirigé par
Alessandro Quarta s’est particulièrement concentré sur le répertoire de la
paroisse de Santa Maria in Vallicella qui, sous l’impulsion de Filippo Neri
(1515-1595) qui y gagna sans doute en partie sa sainteté, se fit le fer de lance
de l’action envers les couches les plus pauvres ou marginales de la Ville
éternelle, tout en se transformant en important centre musical — la si
importante Rappresentatione di Anima et di Corpo de Cavalieri fut créée en son
oratoire en février 1600. Cette anthologie illustre, de façon à la fois érudite
et vivante, à quel point on ressentit le besoin, dans le sillage des exigences
de reconquête de la Contre-Réforme, d’adapter les pièces qui rythmaient les
moments de la vie religieuse à un public non averti mais auprès de qui il était
essentiel de faire passer le message des Écritures et de l’Église. Pour parvenir
à cette fin, on fit feu de tout bois, en choisissant l’italien plutôt que le
latin, en composant des laudes dont il existe une importante tradition en Italie
remontant au Moyen Âge, en accueillant les instruments et les airs de danses et
de chansons que chacun pouvait entendre en musant dans les rues, on adapta aux
madrigaux à la mode des textes incitant à la piété plutôt qu’aux langueurs
amoureuses. On aurait pu craindre que la perspective de produire des œuvres
conformes à cette optique de simplicité et d’accessibilité aurait attiré des
artistes de moindre talent quand les meilleurs offraient le leur aux polyphonies
savantes qui se déployaient au profit des plus fortunés dans des sanctuaires
prestigieux de la cité tibérine ; on constate, au contraire, que les musiciens
qui ne dédaignèrent pas de composer pour les plus défavorisés avaient souvent
fait leurs armes, voire leur carrière, dans ces institutions renommées, Giovanni
Animuccia, un proche de Filippo Neri, ayant été le maître de chapelle de
Saint-Pierre de 1555 à 1571 et Giovanni Francesco Aniero un élève de Palestrina,
tandis que Francisco Soto de Langa, d’origine espagnole, chanta au sein de la
Chapelle papale de 1562 à 1611.
L’histoire étant
écrite par les vainqueurs ou les dominants, la majeure partie des pratiques du
commun nous échappe et il faut donc saluer le travail de grande qualité effectué
par le Concerto Romano sur ce pan négligé du répertoire. En intégrant des
éléments populaires de manière réfléchie et sans jamais surjouer leur caractère
folklorique, l’ensemble donne de ces pièces destinées aux pauvres une vision qui
trouve le juste équilibre entre allégresse et recueillement, alliant le charme
immédiat à une ferveur tangible voire, lorsque la composition s’y prête, à une
certaine profondeur. On pourra toujours ergoter sur quelques inégalités vocales,
ce projet aussi cohérent que pertinent et passionnant n’en reste pas moins porté
de bout en bout par un enthousiasme revigorant mis au service d’une volonté de
découverte que l’on souhaiterait percevoir plus souvent chez maints ensembles
œuvrant dans le domaine de la musique ancienne. Je vous recommande de découvrir
à votre tour ce disque à bien des égards exemplaire et de songer à ce qu’il vous
aura apporté, tant en termes de connaissances que d’émotions, si vous avez la
chance de visiter l’exposition Les bas-fonds du Baroque ; votre regard sera
enrichi par la perception que vous aurez de cette part sacrée manquante et
pourtant, en filigrane, omniprésente.