WUNDERKAMMERN
(__/201_)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ramée
RAM1404
Code-barres / Barcode :
4250128514040
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Sur la pochette, la pendule trône
avec une majesté qui ne laisse rien ignorer de l’intimité de ses rouages. Quelle
meilleure idée pouvait-on avoir pour offrir un contrepoint matériel à une œuvre
aussi profondément liée au temps, ne serait-ce que par sa structure circulaire,
que le sont les Variations Goldberg ? Bien sûr, il y a également la légende,
aussi séduisante que douteuse, des insomnies que le comte Hermann Carl von
Keyserlingk, un ancien ambassadeur de Russie à la cour de Saxe qui séjournait
régulièrement à Leipzig, demandait à son serviteur, Johann Gottlieb Goldberg, de
tenter d’apaiser en lui jouant au clavecin quelques extraits du recueil qu’il
avait commandé à Bach dont il avait rétribué les efforts avec beaucoup de
munificence. De ce conte, aucun document ne permet aujourd’hui d’attester la
véracité et l’absence de dédicace de ce que le compositeur définit, sur la page
de titre du recueil, comme un « Exercice de clavier se composant d’une aria avec
différentes transformations pour le clavecin à deux claviers », comme celle de
toute mention du gobelet d’or venant récompenser son labeur vient plutôt la
contredire.
Il faut se rendre à l’évidence : Bach
écrivit les Variations Goldberg avant tout pour lui-même. On estime que leur
élaboration débuta à la toute fin de la décennie 1730 et qu’elles furent
achevées d’imprimer pour la foire de la saint Michel 1741. Comme nombre d’œuvres
des quinze dernières années de la vie du musicien, elles ont un caractère de
récapitulation des acquis et de démonstration d’un savoir-faire qui s’adresse au
public des amateurs, dont la mention revient dans le titre de chacune des quatre
parties de la Clavier Übung, tout en constituant une méditation active du
compositeur sur le chemin par lui accompli mais aussi les nouvelles voies qui
s’ouvraient encore devant ses pas ; il faut absolument, à ce propos, se défaire
de la tentation de l’imaginer en Cantor prisonnier d’une Leipzig au goût, il est
vrai, passablement sclérosé, alors que de multiples indices montrent qu’il
était, au contraire, bien informé des nouveautés musicales de son temps et
réceptif à nombre d’entre elles : la variation 25, empreinte d’une sensibilité
frémissante que n’auraient renié ni Wilhelm Friedemann, ni Carl Philipp Emanuel,
en offre une éclatante démonstration.
Bach a peu exploré le genre de la
variation pour lui-même, mais il n’est guère surprenant que, parvenu à ce stade
de son évolution créatrice et personnelle, l’idée même de transformation, de
métamorphose (Veränderungen, nous dit le titre du recueil) l’ait attiré ;
Michael Christoph Emanuel Hagelgans Herman Karl von Keyserlingil s’agit bien, en
partant d’un matériau musical donné, en l’occurrence la basse d’une aria qui
apparaît également dans le Notenbüchlein ouvert pour Anna Magdalena Bach en
1725, de proposer un parcours semblable à celui d’une existence, avec ses
contraintes, ses surprises et ses moments de liberté (Quodlibet, variation 30),
où tout semble changer en permanence mais où l’air initial sur lequel se referme
également le cycle apporte un élément sinon d’immuabilité, au moins de
stabilité. Sans entrer trop avant dans les détails (je renvoie le lecteur
curieux aux pages que leur consacre Gilles Cantagrel dans Le moulin et la
rivière), les Variations Goldberg sont construites selon un plan symétrique,
aria et variations 1 à 15 d’un côté, variations 16 à 30 et aria de l’autre, la
variation 16 étant même sous-titrée Ouverture pour bien marquer que l’on se
trouve à une césure et un nouveau départ, ces trente-deux parties correspondant
aux deux fois seize mesures qui constituent l’Aria, dans laquelle on peut donc
voir le microcosme qui va engendrer le macrocosme (l’œuvre en son entier) pour
peu que l’on jette sur l’ensemble un regard nourri de Platon et de Nicolas de
Cues. Cette très forte cohérence structurelle, encore renforcée par l’unité
tonale (toutes les variations sont en sol majeur, à l’exception des 15, 21 et 25
en sol mineur), établit une base extrêmement solide sur laquelle peut se
déployer une formidable diversité, tant formelle, puisque se côtoient dans ce
recueil de savants canons et des mouvements de danse ou s’en inspirant, que
stylistique, le rigoureux contrepoint germanique se mêlant à l’élégance
française et à la virtuosité italienne, le caractère assez époustouflant de
cette dernière constituant peut-être une réponse aux Essercizi per Gravicembalo
publiés à Londres par Domenico Scarlatti en 1738-39. Quoi qu’il en soit, Bach,
laissant loin derrière lui les querelles à propos du caractère exagérément
complexe et vieillot de sa musique déclenchées par Scheibe en 1737 et qui firent
rage jusqu’à la fin de 1739, démontre avec les Variations Goldberg son
impressionnante maîtrise de la forme en parvenant à assembler sans couture des
pièces en apparence très dissemblables mais entretenant entre elles un réseau
serré de liens secrets, mais aussi sa profonde connaissance des styles musicaux
de son époque, y compris les plus modernes, et sa capacité à les pratiquer avec
une stupéfiante facilité ; solidement ancré dans son présent, mais se souvenant
d’hier (il y a sans doute ici un hommage à Buxtehude et à son Aria La
Capricciosa BuxWV 250, cycle de 32 pièces en sol majeur) et imaginant demain, le
Cantor prend ici l’exacte mesure de son temps pour mieux s’en affranchir.
La discographie des Variations
Goldberg est d’une telle richesse qu’il serait vain de tenter de la passer en
revue ; pour nous en tenir au clavecin, le piano n’ayant, à mon goût, rien à
faire dans cette musique, les lectures de Gustav Leonhardt font depuis longtemps
autorité, ce qui n’a pas empêché l’éclosion d’interprétations tout aussi
convaincantes, comme celles, entre autres, de Blandine Verlet, Pierre Hantaï
(par deux fois), Céline Frisch ou Luca Guglielmi. On attendait avec beaucoup de
curiosité la vision de ce monument que donnerait Pascal Dubreuil, dont les
enregistrements des œuvres pour clavier de Bach pour Ramée, en abandonnant
progressivement les quelques maniérismes qui obscurcissaient ses premiers
essais, se sont révélés de plus en plus aboutis et passionnants. Finis coronat
opus, sa version des Variations Goldberg est en tout point une réussite qui, à
mon avis, s’inscrit sans pâlir aux côtés des meilleures, y compris celles de
Leonhardt. Pascal DubreuilOn pourrait ici entamer une longue liste de
superlatifs quant à la maîtrise de toucher, l’intelligence des registrations, la
limpidité des intentions, et tous seraient justifiés. Je crois cependant que ce
qui me rend le plus admiratif dans ce disque est le sens de l’architecture et la
formidable cohérence de la pensée musicale qu’il révèle et qui font que chaque
choix (la retenue de l’Aria ou de la variation 25, la prestesse de la variation
1, par exemple) s’impose comme une évidence. Pascal Dubreuil a visiblement
longuement mûri son discours et il s’y lance avec une énergie tout intérieure
qui n’a rien à voir avec de la nervosité ou des effets de manche, mais vous
saisit dès la première note pour ne plus vous lâcher ensuite. Le naturel dans
l’enchaînement des variations, toutes impeccablement caractérisées, la volonté
d’habiter et de dramatiser le discours sans jamais céder à la tentation de
l’histrionisme, la netteté des carrures et du trait, la capacité à s’abandonner
pour mieux faire sourdre l’émotion, le chant ou la danse, tout concourt à faire
de cette lecture formidablement vivante et haute en couleurs un moment
d’éloquence rare, à la fois d’une grande richesse et d’une absolue décantation
où rien ne semble manquer et tout être à sa juste place. Servie par une prise de
son chaleureuse, cette réalisation menée de main de maître confirme le niveau
d’excellence atteint par le trop discret Pascal Dubreuil que l’on espère voir
poursuivre son exploration de l’œuvre de Bach (on rêve des Suites françaises) au
disque comme au concert.
Ces Variations Goldberg sont un des
derniers disques édités par le label Ramée dont je suivais attentivement les
publications depuis ses débuts et qui, par la qualité de ses choix et l’exigence
de sa ligne éditoriale, s’était imposé comme un digne héritier d’Astrée et un
égal de Glossa ou de Ricercar. Voir s’achever cette belle histoire est pour moi
un peu comme dire adieu à un ami et j’ai une pensée toute particulière pour
Rainer Arndt, Catherine Meeùs et Laurence Drevard que je remercie pour nous
avoir offert tant de beautés durant les douze années qui viennent de s’écouler.
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