Peu d’œuvres peuvent se targuer
d’être devenues aussi emblématiques que les Lachrimæ publiées par John Dowland
en 1604, un recueil qui, à l’instar des miniatures peintes par Nicholas Hilliard
et son élève Isaac Oliver, ont semblé capturer idéalement l’esprit de
l’Angleterre élisabéthaine, en particulier sa subtile mélancolie.
Les vingt et une pièces pour consort
de violes (ou de violons) à cinq parties et luth qui composent l’ouvrage furent
offertes au public tout juste un an après la mort de la Reine vierge. Dowland,
qui malgré un talent tôt reconnu n’était jamais parvenu à se faire une place à
la cour, était alors au service du roi Christian IV du Danemark ; il dédia, avec
bien entendu quelque espoir de retour, ses Lachrimæ à la sœur du souverain,
Anne, qui avait épousé le futur Jacques Ier d’Angleterre et venait de monter à
ses côtés sur le trône britannique.
Sept pavanes passionnées (passionate) brodées sur la thématique des larmes, une
autre fort tourmentée en manière d’autoportrait musical (Semper Dowland semper
Dolens, « Toujours Dowland, à jamais dolent »), un Tombeau d’une beauté
indiscutable quoiqu’assez conventionnelle à la mémoire de l’ambassadeur Sir
Henry Unton mort en 1596 (Sir Henry Umpton’s Funeral), puis une suite de danses
majoritairement constituée de gaillardes, augmentées de deux allemandes, forment
un recueil à l’organisation symétrique dont les dix premières pièces sont
empreintes d’une mélancolie plus ou moins accentuée (la Mr John Langton’s Pavan,
qui clôt cette série, est d’une touche plutôt légère) et les dix suivantes d’une
noblesse plus enjouée où abondent les emprunts du musicien à ses propres
chansons (Can she excuse my wrongs ? devient ainsi The Earl of Essex Galliard),
la charnière entre les deux volets de ce diptyque étant The King of Denmark’s
Galliard, révérence du compositeur à son royal patron. Si l’ensemble forme un
tout organique, ce sont les sept pavanes Lachrimæ qui, par leur originalité et
la profondeur de leur expression, ont le plus retenu l’attention des interprètes
comme des mélomanes et aiguillonné la sagacité des musicologues sans qu’aucun
d’eux ne soit parvenu, à ce jour, à percer entièrement leur mystère. Leur nombre
évoque-t-il le septénaire ou offre-t-il un écho aux Psaumes de la pénitence mis
en musique par Roland de Lassus en 1584, dans lesquels se retrouvent les quatre
notes du motif lacrymal, ou aux Seven Sobs of a Sorrowfull Soule for Sinne de
William Hunnis, une version versifiée de ces mêmes sept Psaumes publiée en 1583
et régulièrement rééditée ensuite ? Ce qui frappe en tout cas est la grande
labilité de cette musique visant à exprimer d’une façon à la fois sensible et
abstraite – il ne s’agit en rien d’œuvres descriptives – une des manifestations
les plus apparentes de la peine qu’elle soit sincère (Lachrimæ Veræ) ou feinte (Lachrimæ
Coctæ) ; tout, dans ce que l’on peut regarder comme un cycle de variations sur
un thème emprunté (en ce sens, le titre de la première pièce, Lachrimæ Antiquæ
(« larmes anciennes »), indiquerait la préexistence de ce motif, qu’il soit de
Lassus ou de Marenzio), est placé sous le signe d’une instabilité sans cesse
menaçante, à grands renforts de retards, fausses relations et autres
chromatismes qui rendent l’ensemble subtilement mais nettement dissonant. Mêlant
tristesse, colère ou abattement et parfois d’infimes touches de répit et
d’espérance, ces larmes toujours fluides comme l’eau du ruisseau au bord duquel,
loin du fracas du monde, est venu se reposer le promeneur pensif nous parlent de
l’inconstance des passions de l’Homme et de l’impermanence de son existence ;
l’acuité avec laquelle Dowland sut capturer et restituer la complexité de ces
affects tend aux émotions de l’auditeur un miroir qui est de tous les temps.
L’insigne valeur artistique des
Lachrimæ leur a valu d’être régulièrement enregistrées, soit par des consorts de
violes (Hespèrion XX pour Astrée, souvent regardé comme une référence, ou
Fretwork pour Virgin, par exemple), soit, plus rarement, de violons (The King’s
Noyse pour Harmonia Mundi dans une version brillante mais malheureusement
incomplète). La lecture qu’en proposent aujourd’hui Phantasm et la luthiste
Elizabeth Kenny se place néanmoins sans conteste parmi les meilleures de la
discographie. Les musiciens dirigés par Laurence Dreyfus au dessus de viole
adoptent une approche d’une grande clarté polyphonique qui refuse toute forme
d’emphase ou de sentimentalisme au profit d’une décantation qui n’hypothèque
pour autant jamais ni l’expressivité, ni la sensibilité. Leurs souples phrasés
sont toujours d’une impeccable netteté, ils savent prendre le temps de laisser
respirer la musique sans pour autant s’alanguir et leur écoute mutuelle est
irréprochable ; surtout, sans verser dans la hâte et son corollaire, la
superficialité, ils imposent à toutes les pièces une tension dramatique qui
souligne la cohérence de l’inspiration de Dowland ; ainsi abordées, les sept
premières pavanes, jouées sans interruption, forment réellement un cycle
cohérent, et même les danses, restituées avec une pulsation parfaite,
apparaissent non plus comme isolées mais bien comme des éléments participant à
l’organicité du recueil. Cette interprétation bénéficie en outre d’une prise de
son dont la spatialisation superbement maîtrisée – le traitement du luth qui
s’insinue vraiment entre les violes mérite d’être salué – ajoute encore à cette
impression globale de transparence et d’unité.
En refusant de surjouer la noirceur,
Phantasm donne à la mélancolie des Lachrimæ de Dowland son juste poids, entre
Renaissance tardive et premier Baroque, entre confession personnelle et étude
humaniste des passions. Cet équilibre et la haute qualité de l’interprétation
musicale font de ce disque, auquel le seul minime reproche que l’on peut
adresser est de ne pas respecter à la lettre l’ordre du recueil, un
enregistrement remarquable à connaître en priorité.
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