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Entrevue: Léonardo
Garcia Alarcón Leonardo Garcia Alarcôn poursuit son oeuvre de défricheur de terres vierges dont le Seicento est encore riche. Les deux oratorios du Calabrais Falvetti récemment exhumés ‑ Il diluvio universale et Nabucco ‑ ont propulsé le fondateur de La Capella Mediterranea au devant d'une actualité qu'il ne cesse d'alimenter. A Genève, il nous reçoit sous un soleil méditerranéen, entre deux cours, au Café Lyrique, face à l'Opéra. La parution du DVD de l'Elena nous incite à lui demander d'abord ce qui l'attire dans ce répertoire. Leonardo Garcia Alarcón: Francesco Cavalli est un utopiste qui a développé le recitar cantando de Caccini en opposition au contrepoint traditionnel. Avec lui, on se dirige vers une compréhension de la parole, vers la recherche de la musique à l'intérieur du texte, comme le voulait l'idéal humaniste. Il a réussi à codifier un langage unique dans toute l'histoire de la musique: cette association entre texte, intervalle musical et ligne vocale ne se reproduira presque jamais. Mozart, sans doute, est parvenu à une synthèse de ce type, mais peut‑être sans la conscience expérimentale de Cavalli. Toutes les inventions de Monteverdi se sont développées grâce à la « griffe » d'un génie qui n’est pas encore reconnu à sa juste valeur.
Les opéras du XVIIe siècle à Venise sont d'une certaine façon tout autant l'oeuvre du compositeur que celle du chef qui en réalise aujourd'hui la partition. Quel a été votre apport dans cette reconstitution de l'Elena? L.G.A.: On pense souvent que les partitions contiennent très peu d'indications, ce qui n'est pas exact. Celles de Cavalli sont assez complètes pour qui connaît ses codes et se sert du rythme donné par la parole et les émotions. On a parfois forcé sa musique au siècle dernier, en faisant monter ses ouvrages par de grandes formations, comme s'il s'agissait d'opéras de cour. Pour Elena, ce n’était pas nécessaire: le texte a simplement besoin d'une basse continue ‑ fondamentale pour l'accompagnement ‑ et d'un chanteur qui ait du souffle, une manière de respirer et de bouger. Mais cet art a disparu, on en a perdu les codes. Cavalli fait figure de « dinosaure » dans la chaîne extraordinaire de l'histoire de la musique.
L.G.A.: Il rationalise la relation entre texte et musique selon un code qui existe encore dans certaines traditions populaires: une septième mineure est un intervalle d'une grande douceur, une neuvième c'est encore plus doux, une septième majeure encore plus fort, une quinte diminuée, la douceur absolue, presque la disparition du son, et la quarte augmentée, c'est l'extrême violence. La redécouverte des instruments d'origine pour l'interprétation de la musique baroque au XXe siècle a permis de travailler sur le tempo, l'articulation, le timbre et les proportions. Mais on n'avait pas encore travaillé sur la dynamique, la relation entre texte et intervalle musical. C'est là l'héritage de Cavalli.
Ces opéras sont souvent de durée wagnérienne! Avez‑vous procédé à des coupures? L.G.A.: Malheureusement, oui. J'ai travaillé avec Jean‑Yves Ruf sur le texte, dès le début. En jouant tout l'opéra, nous nous sommes rendu compte que certaines situations étaient répétées sous une autre forme musicale. Cela freinait le travail du metteur en scène. Mais malgré la suppression de ces redondances, nous avons gardé trois heures de musique, soit l'essentiel de l'oeuvre. Les coupures concernent aussi les références à l'actualité de l'époque, peu compréhensibles pour le public d'aujourd'hui.
Elena
est un opéra typiquement vénitien qui dit le triomphe
de l'équivoque. Comment la musique traduit‑elle ces situations éminemment
théâtrales?
Quelle a été votre approche du « recitar cantando » pour cet opéra? L.G.A.: Le paramètre le plus difficile à travailler avec un chanteur d'aujourd'hui, en particulier s'il est francophone, est la mobilité de la langue italienne, qui permet de produire des ritardando et de grands crescendos et surtout de traiter la matière de façon graduelle. Monteverdi le dit à propos du Lamento de la ninfa: le chanteur ne doit pas suivre la basse. Ce qui signifie que le rubato est absolument indispensable. On ne peut y parvenir qu'en connaissant parfaitement le poids des consonnes italiennes qui, parfois, prennent la place d'une voyelle: il arrive que la consonne et la voyelle aient la même durée, avec en plus un crescendo dans la consonne! C'est un aspect que je travaille beaucoup. Comme les grands silences qui sont créés par les doubles consonnes. Pouvoir produire le silence, qui est une projection du texte qui va suivre, est tout aussi crucial. Tous ces paramètres doivent être compris par les chanteurs, dès les premières répétitions.
Mais c'est aussi un opéra où l'on chante beaucoup, avec une profusion d'arias, d'ariosi, de duos... Comment avez‑vous fait la jonction, dans la préparation des chanteurs, entre la dimension du récitatif, très importante à Venise, et ces airs si nombreux? L.G.A.: Au fond, il s'agit de la même chose: le texte reste central. A partir du texte, le geste est simplement un peu plus exacerbé, l'émotion grandit, que ce soit l'amour, la haine ou la colère. Pour les airs, on doit continuer dans le parlando absolu et ne pas projeter comme chez Verdi, sans quoi le texte disparaît. Mais comment faire un crescendo tout en préservant l'intelligibilité? C'est le grand défi de la musique de cette époque!
Parmi la dizaine d'opéras qui
restent encore à découvrir du maître vénitien, y en a‑t‑il un qui a
particulièrement attiré votre regard... et surtout votre oreille? Jean‑François Lattarico
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