Outil de traduction (Très approximatif)
Translator tool (Very approximate)
Par:
Gaëtan Naulleau
PIERRE HANTAÏ :
SCARLATTI CET INCONNU
Un quart de
siècle après l'essai paru chez Astrée, coup de théâtre applaudi par tous ses
pairs et virage serré de la discographie, la stupeur reste intacte face à
l'imagination qui innerve son cinquième opus scarlattien. Pierre Hantaï n’en
démord pas: Scarlatti ‑ le « vrai Scarlatti » ‑ est encore trop mal aimé et
méconnu.
L’interprétation de la musique
baroque, deux générations après les illuminations et les combats des pionniers,
a‑t‑elle perdu l'esprit d'aventure qui faisait tout son sel, et sa nécessité ?
A‑t‑elle renoncé peu à peu aux chemins de traverse pour s'installer docilement
sur les routes que des Maîtres ont tracées ? Si la question se pose, les
constats pessimistes s'évanouissent à l'écoute du nouveau disque de Pierre
Hantaï. L'aventure, ici, ne tient pas à la redécouverte d'un instrument, d'un
style, d'un traité, mais à l'immersion patiente dans une musique qui ne révèle
qu'à ses interprètes les plus fidèles sa liberté joueuse et son geste
expérimental. Nouveau Diapason d'or, dix ans après le volume précédent.
Pierre Hantaï: Dix ans, oui! J'ai voulu faire autre
chose... et je n'ai pas fait grand‑chose. En tout deux albums en solo, Couperin
et Bach. Je n'ai jamais si peu enregistré. J'ai cherché le clavecin idéal pour
un programme Handel, que j'ai finalement déniché (un modèle anglais copié par
Kilström), mais que son propriétaire n’a pas voulu me prêter.
De peur que vous mettiez le nez sous
le capot ? Votre
minutie pour les réglages mécaniques est proverbiale
P.H. : Ce n’est pas faux. Le clavecin permet un contact si intime du
musicien avec la corde... Bref, retour à Scarlatti.
Et retour,
pour la troisième fois, à la Sonate K 208 en la majeur et cantabile, si chère à
Scott Ross !
P.H. ‑ C'est en quelque
sorte le thermomètre de mon jeu. J’espère faire mieux à chaque fois, trouver le
bon dosage entre rigueur et liberté, être toujours plus chantant. Mais pas
mièvre. C'est aussi une pirouette pour m’accommoder d'un problème simple:
Scarlatti nous laisse si peu de sonates lentes. Et toutes ne sont pas de premier
choix. La K 144 est un joyau. Et celle-ci, quelle merveille !
Scott Ross y
voyait beaucoup d'amertume, mais Alexandre Tharaud me disait qu’il y chérit une
pièce essentiellement solaire. De quel côté penchez‑vous ? P.H. : Oui, elle est solaire au début, en majeur, avec des enchaînements
d'accords lents et harmonieux. Mais ça se gâte vite, et la deuxième partie est
terrible. Je ne peux pas imaginer un développement plus imprévisible et
tourmenté... Toutes les sonates notées « cantabile » ont leur part d'amertume.
Ce que Scarlatti entend par ce terme n’est pas ce que nous lui associons
spontanément. Le chant pour Scarlatti, c’est bien l'opéra dont son père était
l'un des champions, mais c'est aussi celui de gitans, un chant souvent assez
rude, rarement charmant, qui laisse percer des éclats de lamentation.
Les pianistes, qui ne possèdent pas
certains codes stylistiques, risquent de passer à côté de ses expressions
propres ?
P.H. : Absolument pas. Je
pense même qu'ils ont plus d'aptitudes, par l'étendue de leur répertoire et par
la richesse de leur approche du clavier, pour comprendre l'invention de
Scarlatti. Avoir la pratique des développements de Beethoven n'est pas luxe pour
y voir clair dans la construction de ses sonates. Et tout ce qu'un claveciniste
peut savoir de Bach, Couperin ou Frescobaldi lui sera de peu d'utilité pour
aborder Scarlatti. Les pianistes, en le voyant d'un peu plus loin, le voient
mieux. C'est aussi que notre approche et notre apprentissage de la musique
ancienne nous placent trop près de la partition, l'oeil collé aux détails.
Quel est « le » pianiste de vos rêves
dans Scarlatti ?
Horowitz ? Marcelle Meyer ? Zacharias ?
P.H. : Horowitz! Pour sa manière capricieuse,
flamboyante, qui tient beaucoup à son piano, réglé à peu près comme un Stein
tout crrépitant de 1780 (rires). Voyez les films: il effleure la touche, et
obtient un fortissimo invraisemblable! Le danger, avec certains pianos, est
d'arrondir les angles.
Le clavecin allemand que vous avez
choisi a‑t‑il été déterminant dans la composition du programme ? P.H. : Un instrument dicte ce qu'il aime. Celui‑ci était plus favorable à
certaines sonates, oui. Mon approche de Scarlatti, qui me passionnait déjà quand
j'étais gosse, a été régulièrement stimulée et renouvelée par différents
clavecins. Je suis allé très loin dans certaines directions, j'ai fait ‑ et dit
‑ des bêtises. J'ai été persuadé qu'il lui fallait un grand modèle italien, très
énergique, avec un seul clavier et juste deux jeux de huit pieds...
... et vous donniez l'exemple avec
le récital de 1992, qui a marqué tous les esprits par la vivacité et, à un
certain degré, la sécheresse très dynamique du timbre. Comme si le clavecin
renouait avec la guitare...
P.H. : Kirkpatrick a eu
cette belle image pour les modèles italiens, et la facture espagnole qui en
était directement dérivée: « une sécheresse infiniment riche ». L'idée générale
de ce premier disque en découlait. L’interprétation faisait corps avec
l'instrument. Cela étant, nous savons qu’à la cour de la reine Maria Barbara,
Scarlatti disposait également de modèles français et flamands, d'un clavecin
spectaculaire à trois claviers, de nouveaux pianofortes...
Très
intimistes, ces pianofortes des années 1720 et 1730 livrent‑ils des clefs pour
Scarlatti ?
P.H. . J’en ai essayé
plusieurs sans jamais y trouver mon compte, comme si je jouais une guitare
électrique débranchée. Ils sont aux antipodes du brillant, de la résonance
profonde, de l'ampleur du clavecin. Au disque, je suis revenu par deux fois à
un modèle italien, et j'ai employé un instrument allemand, mais toujours très
italien d'esprit. Cette fois, je joue un clavecin allemand plus opulent, avec
deux claviers, deux jeux de huit pieds et un de quatre.
Ce qui permet
des registrations plus variées... Mais vous êtes loin d'en changer alla
Landowska!
P.H. : Cela viendra
peut‑être avec le grand âge ! Quand elle registre sur son Pleyel, c'est génial,
mais j'ai développé une tout autre idée musicale. En premier lieu pour ce qui
est des répétitions, si nombreuses et importantes chez Scarlatti. Que faire?
Répéter autrement, dans des effets d'écho, des oppositions de couleur, des
crescendos ? Il me semble plus convaincant de changer de clavier ou de registre
quand la musique bifurque sur une idée nouvelle. Et jusque‑là, de conserver une
couleur aussi obstinément que Scarlatti duplique son motif. Quand il tourne en
rond six, sept fois, et qu’aussitôt la musique saute du coq‑à‑l'âne: là oui!
Cette
stratégie de la répétition, est‑ce une figure de style parmi d'autres chez
Scarlatti, ou une signature ? P.H. : Une signature, dans la mesure où je n’en trouve aucun équivalent
chez ses collègues. On perçoit bien sûr des points communs entre sa musique et
celle des Espagnols de son temps, Soler, Albero, Seixas, etc., mais pas sur ce
terrain‑là.
C'était un
musicien isolé ?
P.H. : Pas autant qu’on a
pu le croire. Il est tributaire de nombreuses influences, c'est un compositeur
italien formé par des Italiens, il a voyagé (et séjourné quelque temps en
France, où je suis d'ailleurs persuadé qu'il a connu Rameau), il s'est imprégné
de la culture andalouse, du folklore et de la danse pratiqués en Espagne, aussi
bien dans la rue qu'à la Cour. Mais je ne vois vraiment rien, ni en amont ni en
aval, qui se rapproche de son art de la répétition. Ça, c'est son truc à lui.
Les musiques populaires andalouses ne
sont pas avares de répétitions obstinées et entêtantes...
P.H. : Je suis bien sûr
tenté d'y voir une influence déterminante ‑ comme j'en vois dans certaines
tournures mélodiques. Nous ne saurons jamais. En tout cas, il ne s'agit pas de
répéter une idée pour être de plus en plus convaincant, il ne s'agit pas de
rhétorique: Scarlatti ménage une sorte d'ivresse par le son et la répétition
lancinante, qui crée une atmosphère. Ce que j'entends parfois chez le dernier
Beethoven, et bien sûr chez Debussy. A ce détail près, que Scarlatti ne
s'installe jamais longtemps dans un climat donné. Il « zappe » tout le temps! Il
peut présenter une idée trois fois de suite dans la première partie d'une
sonate, et seulement deux dans la seconde, parce qu'il l'a amenée d’une tout
autre manière.
Une répétition pose en principe des
balises, elle guide. Et
Scarlatti, au contraire, s'en sert pour nous dérouter?
P.H. : Voilà. Il joue avec son bac de Lego à construire, déconstruire,
mélanger, inverser...
Des « jeux ingénieux avec l'art »,
écrit‑il dans la préface des Essercizi. Mais cette manière ludique
risque d'égarer l'auditeur. Pourrait‑elle refléter sa carrière en vase clos,
trois décennies durant, à la cour d'Espagne, où ses sonates divertissent un
public acquis et fidèle, à commencer par la reine, son élève ?
P.H. : Est‑ce un hasard
s'il n'édite rien après les trente Essercizi, écrits avant 1729, publiés
en 1738 ? Il compose ensuite des centaines de sonates qui vont beaucoup plus
loin dans la complexité des timbres, des
humeurs, des formes... et ne s'inquiète pas de les voir rester manuscrites. Au
XVIle siècle, où les publications pour clavier sont assez rares, cela se
comprendrait. Mais au XVIlle ? Pensez que ses contemporains ne connaissaient
que les Essercizi ! Donc oui, ce foisonnement expérimental a
certainement été encouragé par l'intimité qui s'est établie avec un public
amateur et familier. Scarlatti a dû juger son langage trop moderne pour être
diffusé par une édition, dans laquelle les néophytes n'auraient lu que des
bizarreries spectaculaires.
C'est un
risque encore aujourd'hui, n'est‑ce pas ?
P.H. : Hélas ! Je
considère que Scarlatti ‑ le vrai Scarlatti ‑ est inconnu. On joue toujours les
mêmes sonates. J’observe autour de moi peu de clavecinistes qui l'aiment
vraiment. Beaucoup le trouvent trop brillant et n'y entendent aucune profondeur.
C'est à n’y rien comprendre. Chopin est extrêmement virtuose, et extrêmement
profond. Personne n’aurait l'idée d'y voir une contradiction.
N'y a‑t‑il pas, tout de même, un jeu
de la virtuosité en soi, un plaisir de la beauté du geste, quand il fait bondir
la main d'un bout à l'autre du clavier. Il pourrait parfois écrire la même idée
d'une façon moins périlleuse...
P.H. : Ce qui nous ramène
à la culture du salon. Il lui arrive de répéter une phrase , en intervertissant
les mains : là, il s'adresse à l’œil autant qu'à l'oreille, pour établir une
autre connivence avec le spectateur. Un jeu dangereux: je m’autorise de tricher
pour l'enregistrement.
Dans certains
répertoires vous êtes prodigue d'ornements, mais ici vous déviez peu du texte...
P.H. : C'est étrange. De
toute l'époque baroque, Scarlatti est le compositeur chez qui j'ai le moins
envie d'orner. J'essaie... j'ai même à peu près tout essayé, et ça ne va jamais.
Comme si je saupoudrais des ornements sur un Prélude de Debussy.
A‑t‑il eu une
influence sur ses contemporains ?
P.H. : A travers les
Essercizi, oui. Mais le grand Scarlatti, je ne pense pas. Il était tellement
en avance sur son temps... Les échos, je les entends chez Haydn parfois, et
Beethoven.
Vous avez lu, j'imagine, toutes les
sonates. Vous est‑il arrive d'en trouver où l'invention part dans tous les sens,
et dont vous ne sauriez pas quoi faire ?
P.H. : Des sonates mal
construites ? Non. Il sait toujours ajuster un point d'équilibre. Plus qu'au
discours canalisé de l'ancienne rhétorique, sa façon de faire m'évoque le
peintre devant la toile. Bach fait parler l'instrument, articule des mots dans
des phrases. Pas Scarlatti: les humeurs sont autant de couleurs sur sa palette,
il juxtapose, conscient des dominantes, des proportions, des attentes, des
ruptures. Maintenant, l'autre partie de votre question. Des sonates dont je ne
sais pas quoi faire, j'en ai croisé plus d'une. Et j'ai évolué. Certaines pages
que j'avais laissées de côté, en les trouvant trop naïves ou d'une joliesse
creuse, me touchent aujourd'hui; je sens que leur naïveté est voulue, telle une
autre couleur. C'est flagrant dans certaines sonates, dont tout un pan repose
sur cette naïveté, et parfois des thèmes à la limite du stupide, que la suite
contredit abruptement.
Certains effet de Scarlatti sont‑ils
plus faciles à négocier dans l’échange immédiat et furtif du concert?
P.H. : Certaines
atmosphères ne se présentent « naturellement » que dans la prise de risques du
concert. Au disque, elles sembleraient... artificielles ! En outre, la clarté et
la proximité des micros se prêtent moins à l'alchimie souvent trouble des
couleurs chez Scarlatti. C'est pourquoi j'ai toujours du mal à accepter les
concerts enregistrés. Leonhardt les refusait systématiquement: il savait que le
musicien, de la même façon qu'un acteur ne se postera pas devant la caméra
comme au théâtre, est amené à choisir entre le public et le micro perché à un
mètre cinquante. Le disque est un autre projet, un autre espace, une autre
méthode.
Vous avez
d'ailleurs parfois poussé le travail du montage à un degré de sophistication
extrême...
P.H. :
D'habitude je livrais à l'ingénieur du son le plan de montage: cette fois j'ai
tout fait moi‑même. En juin, j'ai enregistré d'affilé une soixantaine de
sonates, et j'ai retenu celles qui me plaisaient. Après le montage, il restait à
établir l’ordre ‑ passionnant casse‑tête. J'ai souvent remarqué que je jouerais
autrement une pièce en ouverture de concert, au milieu ou à la fin ‑ et qu'elle
serait reçue différemment. Présentez celle‑ci en bis, le public sera
galvanisé, alors qu’en début de soirée elle n'aurait laissé aucun souvenir.
C'est aussi cela, le travail du musicien, construire la meilleure passerelle
pour que le public puisse le suivre dans son aventure. Sans quoi il aurait beau
jouer comme un dieu, cela ne servirait à rien.