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Diapason # 647 (06/2016)
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RENCONTRE

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Par: Gaëtan Naulleau

 

PIERRE HANTAÏ : SCARLATTI CET INCONNU

Un quart de siècle après l'essai paru chez Astrée, coup de théâtre applaudi par tous ses pairs et virage serré de la discographie, la stupeur reste intacte face à l'imagination qui innerve son cinquième opus scarlattien. Pierre Hantaï n’en démord pas: Scarlatti ‑ le « vrai Scarlatti » ‑ est encore trop mal aimé et méconnu.  

 

L’interprétation de la musique baroque, deux générations après les illuminations et les combats des pionniers, a‑t‑elle perdu l'esprit d'aventure qui faisait tout son sel, et sa nécessité ? A‑t‑elle renoncé peu à peu aux chemins de traverse pour s'installer docilement sur les routes que des Maîtres ont tracées ? Si la question se pose, les constats pessimistes s'évanouissent à l'écoute du nouveau disque de Pierre Hantaï. L'aventure, ici, ne tient pas à la redécouverte d'un instrument, d'un style, d'un traité, mais à l'immersion patiente dans une musique qui ne révèle qu'à ses interprètes les plus fidèles sa liberté joueuse et son geste expérimental. Nouveau Diapason d'or, dix ans après le volume précédent.

 

Pierre Hantaï: Dix ans, oui! J'ai voulu faire autre chose... et je n'ai pas fait grand‑chose. En tout deux albums en solo, Couperin et Bach. Je n'ai jamais si peu enregistré. J'ai cher­ché le clavecin idéal pour un programme Handel, que j'ai finalement déniché (un modèle anglais copié par Kilström), mais que son propriétaire n’a pas voulu me prêter.

 

De peur que vous mettiez le nez sous le capot ? Votre minutie pour les réglages mécaniques est proverbiale
P.H.
: Ce n’est pas faux. Le clavecin permet un contact si intime du musicien avec la corde... Bref, retour à Scarlatti.

Et retour, pour la troisième fois, à la Sonate K 208 en la majeur et cantabile, si chère à Scott Ross !
P.H.
‑ C'est en quelque sorte le thermomètre de mon jeu. J’espère faire mieux à chaque fois, trouver le bon dosage entre rigueur et liberté, être toujours plus chantant. Mais pas mièvre. C'est aussi une pirouette pour m’accommoder d'un problème simple: Scarlatti nous laisse si peu de sonates lentes. Et toutes ne sont pas de premier choix. La K 144 est un joyau. Et celle-ci, quelle merveille !

Scott Ross y voyait beaucoup d'amertume, mais Alexandre Tharaud me disait qu’il y chérit une pièce essentiellement solaire. De quel côté penchez‑vous ?
P.H. : Oui, elle est solaire au début, en majeur, avec des en­chaînements d'accords lents et harmonieux. Mais ça se gâte vite, et la deuxième partie est terrible. Je ne peux pas imagi­ner un développement plus imprévisible et tourmenté... Toutes les sonates notées « cantabile » ont leur part d'amer­tume. Ce que Scarlatti entend par ce terme n’est pas ce que nous lui associons spontanément. Le chant pour Scarlatti, c’est bien l'opéra dont son père était l'un des champions, mais c'est aussi celui de gitans, un chant souvent assez rude, rarement charmant, qui laisse percer des éclats de lamentation.

Les pianistes, qui ne possèdent pas certains codes stylistiques, risquent de passer à côté de ses expressions propres ?
P.H
. : Absolument pas. Je pense même qu'ils ont plus d'apti­tudes, par l'étendue de leur répertoire et par la richesse de leur approche du clavier, pour comprendre l'invention de Scarlatti. Avoir la pratique des développements de Beethoven n'est pas luxe pour y voir clair dans la construction de ses sonates. Et tout ce qu'un claveciniste peut savoir de Bach, Couperin ou Frescobaldi lui sera de peu d'utilité pour abor­der Scarlatti. Les pianistes, en le voyant d'un peu plus loin, le voient mieux. C'est aussi que notre approche et notre ap­prentissage de la musique ancienne nous placent trop près de la partition, l'oeil collé aux détails.

Quel est « le » pianiste de vos rêves dans Scarlatti ? Horowitz ? Marcelle Meyer ? Zacharias ?
P.H
. : Horowitz! Pour sa manière capricieuse, flamboyante, qui tient beaucoup à son piano, réglé à peu près comme un Stein tout crrépitant de 1780 (rires). Voyez les films: il effleure la touche, et obtient un fortissimo invraisemblable! Le dan­ger, avec certains pianos, est d'arrondir les angles.

Le clavecin allemand que vous avez choisi a‑t‑il été déterminant dans la composition du programme ?
P.H. : Un instrument dicte ce qu'il aime. Celui‑ci était plus favorable à certaines sonates, oui. Mon approche de Scarlatti, qui me passionnait déjà quand j'étais gosse, a été régulière­ment stimulée et renouvelée par différents clavecins. Je suis allé très loin dans certaines directions, j'ai fait ‑ et dit ‑ des bêtises. J'ai été persuadé qu'il lui fallait un grand modèle italien, très énergique, avec un seul clavier et juste deux jeux de huit pieds...

... et vous donniez l'exemple avec le récital de 1992, qui a marqué tous les esprits par la vivacité et, à un certain degré, la sécheresse très dynamique du timbre. Comme si le clavecin renouait avec la guitare...
P.H.
: Kirkpatrick a eu cette belle image pour les modèles italiens, et la facture espagnole qui en était directement déri­vée: « une sécheresse infiniment riche ». L'idée générale de ce premier disque en découlait. L’interprétation faisait corps avec l'instrument. Cela étant, nous savons qu’à la cour de la reine Maria Barbara, Scarlatti disposait également de mo­dèles français et flamands, d'un clavecin spectaculaire à trois claviers, de nouveaux pianofortes...

Très intimistes, ces pianofortes des années 1720 et 1730 livrent‑ils des clefs pour Scarlatti ?
P.H.
. J’en ai essayé plusieurs sans jamais y trouver mon compte, comme si je jouais une guitare électrique débran­chée. Ils sont aux antipodes du brillant, de la résonance pro­fonde, de l'ampleur du clavecin. Au disque, je suis revenu par deux fois à un modèle italien, et j'ai employé un instrument allemand, mais toujours très italien d'esprit. Cette fois, je joue un clavecin allemand plus opulent, avec deux claviers, deux jeux de huit pieds et un de quatre.

Ce qui permet des registrations plus variées... Mais vous êtes loin d'en changer alla Landowska!
P.H.
: Cela viendra peut‑être avec le grand âge ! Quand elle registre sur son Pleyel, c'est génial, mais j'ai développé une tout autre idée musicale. En premier lieu pour ce qui est des répétitions, si nombreuses et importantes chez Scarlatti. Que faire? Répéter autrement, dans des effets d'écho, des opposi­tions de couleur, des crescendos ? Il me semble plus convain­cant de changer de clavier ou de registre quand la musique bifurque sur une idée nouvelle. Et jusque‑là, de conserver une couleur aussi obs­tinément que Scarlatti duplique son motif. Quand il tourne en rond six, sept fois, et qu’aussitôt la musique saute du coq‑à‑l'âne: là oui!

Cette stratégie de la répétition, est‑ce une figure de style parmi d'autres chez Scarlatti, ou une signature ?
P.H. : Une signature, dans la mesure où je n’en trouve aucun équivalent chez ses collègues. On perçoit bien sûr des points communs entre sa musique et celle des Espagnols de son temps, Soler, Albero, Seixas, etc., mais pas sur ce terrain‑là.

C'était un musicien isolé ?
P.H.
: Pas autant qu’on a pu le croire. Il est tributaire de nom­breuses influences, c'est un compositeur italien formé par des Italiens, il a voyagé (et séjourné quelque temps en France, où je suis d'ailleurs persuadé qu'il a connu Rameau), il s'est imprégné de la culture andalouse, du folklore et de la danse pratiqués en Espagne, aussi bien dans la rue qu'à la Cour. Mais je ne vois vraiment rien, ni en amont ni en aval, qui se rapproche de son art de la répétition. Ça, c'est son truc à lui.

Les musiques populaires andalouses ne sont pas avares de répétitions obstinées et entêtantes...
P.H.
: Je suis bien sûr tenté d'y voir une influence détermi­nante ‑ comme j'en vois dans certaines tournures mélodiques. Nous ne saurons jamais. En tout cas, il ne s'agit pas de répéter une idée pour être de plus en plus convaincant, il ne s'agit pas de rhétorique: Scarlatti ménage une sorte d'ivresse par le son et la répétition lancinante, qui crée une atmosphère. Ce que j'entends parfois chez le dernier Beethoven, et bien sûr chez Debussy. A ce détail près, que Scarlatti ne s'installe jamais longtemps dans un climat donné. Il « zappe » tout le temps! Il peut présenter une idée trois fois de suite dans la première partie d'une sonate, et seulement deux dans la seconde, parce qu'il l'a amenée d’une tout autre manière.

Une répétition pose en principe des balises, elle guide. Et Scarlatti, au contraire, s'en sert pour nous dérouter?
P.H.
: Voilà. Il joue avec son bac de Lego à construire, déconstruire, mélanger, inverser...

Des « jeux ingénieux avec l'art », écrit‑il dans la préface des Essercizi. Mais cette manière ludique risque d'égarer l'auditeur. Pourrait‑elle refléter sa carrière en vase clos, trois décennies durant, à la cour d'Espagne, où ses sonates divertissent un public acquis et fidèle, à commencer par la reine, son élève ?
P.H.
: Est‑ce un hasard s'il n'édite rien après les trente Esser­cizi, écrits avant 1729, publiés en 1738 ? Il compose ensuite des centaines de sonates qui vont beaucoup plus loin dans
la complexité des timbres, des humeurs, des formes... et ne s'inquiète pas de les voir rester manuscrites. Au XVIle siècle, où les publications pour clavier sont assez rares, cela se comprendrait. Mais au XVIlle ? Pensez que ses contempo­rains ne connaissaient que les Essercizi ! Donc oui, ce foi­sonnement expérimental a certainement été encouragé par l'intimité qui s'est établie avec un public amateur et fami­lier. Scarlatti a dû juger son langage trop moderne pour être diffusé par une édition, dans laquelle les néophytes n'auraient lu que des bizarreries spectaculaires.

C'est un risque encore aujourd'hui, n'est‑ce pas ?
P.H.
: Hélas ! Je considère que Scarlatti ‑ le vrai Scarlatti ‑ est inconnu. On joue toujours les mêmes sonates. J’observe autour de moi peu de clavecinistes qui l'aiment vraiment. Beaucoup le trouvent trop brillant et n'y entendent aucune profondeur. C'est à n’y rien comprendre. Chopin est extrêmement virtuose, et extrêmement profond. Personne n’aurait l'idée d'y voir une contradiction.

N'y a‑t‑il pas, tout de même, un jeu de la virtuosité en soi, un plaisir de la beauté du geste, quand il fait bondir la main d'un bout à l'autre du clavier. Il pourrait parfois écrire la même idée d'une façon moins périlleuse...
P.H.
: Ce qui nous ramène à la culture du salon. Il lui arrive de répéter une phrase , en intervertissant les mains : là, il s'adresse à l’œil autant qu'à l'oreille, pour établir une autre connivence avec le spectateur. Un jeu dangereux: je m’auto­rise de tricher pour l'enregistrement.

Dans certains répertoires vous êtes prodigue d'ornements, mais ici vous déviez peu du texte...
P.H.
: C'est étrange. De toute l'époque baroque, Scarlatti est le compositeur chez qui j'ai le moins envie d'orner. J'essaie... j'ai même à peu près tout essayé, et ça ne va jamais. Comme si je saupoudrais des ornements sur un Prélude de Debussy.

A‑t‑il eu une influence sur ses contemporains ?
P.H.
: A travers les Essercizi, oui. Mais le grand Scarlatti, je ne pense pas. Il était tellement en avance sur son temps... Les échos, je les entends chez Haydn parfois, et Beethoven.

Vous avez lu, j'imagine, toutes les sonates. Vous est‑il arrive d'en trouver où l'invention part dans tous les sens, et dont vous ne sauriez pas quoi faire ?
P.H.
: Des sonates mal construites ? Non. Il sait toujours ajus­ter un point d'équilibre. Plus qu'au discours canalisé de l'an­cienne rhétorique, sa façon de faire m'évoque le peintre de­vant la toile. Bach fait parler l'instrument, articule des mots dans des phrases. Pas Scarlatti: les humeurs sont autant de couleurs sur sa palette, il juxtapose, conscient des domi­nantes, des proportions, des attentes, des ruptures. Mainte­nant, l'autre partie de votre question. Des sonates dont je ne sais pas quoi faire, j'en ai croisé plus d'une. Et j'ai évolué. Certaines pages que j'avais laissées de côté, en les trouvant trop naïves ou d'une joliesse creuse, me touchent aujourd'hui; je sens que leur naïveté est voulue, telle une autre couleur. C'est flagrant dans certaines sonates, dont tout un pan repose sur cette naïveté, et parfois des thèmes à la limite du stupide, que la suite contredit abruptement.

Certains effet de Scarlatti sont‑ils plus faciles à négocier dans l’échange immédiat et furtif du concert?
P.H.
: Certaines atmosphères ne se présentent « naturelle­ment » que dans la prise de risques du concert. Au disque, elles sembleraient... artificielles ! En outre, la clarté et la proximité des micros se prêtent moins à l'alchimie souvent trouble des couleurs chez Scarlatti. C'est pourquoi j'ai tou­jours du mal à accepter les concerts enregistrés. Leonhardt les refusait systématiquement: il savait que le musicien, de la même façon qu'un acteur ne se postera pas devant la ca­méra comme au théâtre, est amené à choisir entre le public et le micro perché à un mètre cinquante. Le disque est un autre projet, un autre espace, une autre méthode.

Vous avez d'ailleurs parfois poussé le travail du montage à un degré de sophistication extrême...
P.H.
: D'habitude je livrais à l'ingénieur du son le plan de montage: cette fois j'ai tout fait moi‑même. En juin, j'ai enre­gistré d'affilé une soixantaine de sonates, et j'ai retenu celles qui me plaisaient. Après le montage, il restait à établir l’ordre ‑ passionnant casse‑tête. J'ai souvent remarqué que je joue­rais autrement une pièce en ouverture de concert, au milieu ou à la fin ‑ et qu'elle serait reçue différemment. Présentez celle‑ci en bis, le public sera galvanisé, alors qu’en début de soirée elle n'aurait laissé aucun souvenir. C'est aussi cela, le travail du musicien, construire la meilleure passerelle pour que le public puisse le suivre dans son aventure. Sans quoi il aurait beau jouer comme un dieu, cela ne servirait à rien.


   

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