WUNDERKAMMERN
(04/2016)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Glossa
GCD922609
Code-barres / Barcode : 8424562226098
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Si sa renommée dans le domaine de la
peinture n’est plus à faire et ce depuis le Moyen Âge – les amateurs, entre
autres, de Duccio et de Simone Martini se reconnaîtront –, on n’associe pas
spontanément le nom de Sienne à la musique ; bien qu’occultée par le prestige de
celle qui se développa chez sa rivale florentine, sans doute plus prompte à
attirer à elle les talents et à se donner les moyens de les conserver, son
activité dans ce domaine ne fut cependant pas inexistante.
On sait fort peu de choses
d’Alessandro Della Ciaia, un homme pourtant issu de la meilleure société
siennoise. Noble réputé pour ses talents de chanteur, de luthiste, de théorbiste
et de claveciniste, il composait pour son seul plaisir mais le faisait avec un
sérieux tout professionnel comme en témoignent les trois recueils qu’il laisse à
la postérité, un de madrigaux (op. 1, Venise, 1636) et deux de musique sacrée
dont les Lamentationi sagre e motteti ad una voce col basso continuo publiés à
Venise en 1650 qui connaissent aujourd’hui pour la première fois les honneurs de
l’enregistrement. Comme nous l’apprend la postface de cet opus 2, Della Ciaia
destinait ses Lamentations (et ses motets) aux couvents de sa cité où il ne fait
guère de doute que se trouvaient les talents nécessaires pour les exécuter – de
nombreux exemples attestent de l’excellence du niveau musical que pouvaient
atteindre certaines institutions religieuses – pour la plus grande gloire de
Dieu et sans doute également, comme c’était le cas dans tous les pays d’Europe
où ce type de musique était chanté aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour le plaisir
de quelques auditeurs qui venaient soulager leur frustration d’être privés
d’opéra durant la Semaine sainte en écoutant ces exhortations au repentir,
chaque Leçon se terminant, d’une façon que l’on dira canonique au prix d’une
distorsion avec la réalité du texte biblique, par les mots « Ierusalem
convertere ad Dominum Deum Tuum » (« Jérusalem, reviens vers le Seigneur, ton
Dieu »). Baldassare Franceschini Volterrano La Vérité illuminant l'aveuglement
humainComposées pour une voix de soprano soliste accompagnée de la seule basse
continue (on est ici loin de l’exubérance instrumentale qui régnait par exemple
à Naples à la même époque), les Lamentations de Della Ciaia affichent un
parti-pris de sobriété qui n’est, en grande partie, qu’une apparence ; le
compositeur y démontre en effet à quel point il maîtrise tous les procédés
rhétoriques propres à mettre en relief les affects d’un texte aux images souvent
saisissantes, parfois violentes, et y recourt à une virtuosité assumée qui se
ressent indiscutablement des innovations intervenues en Italie dans le domaine
de la musique vocale profane depuis le début du XVIIe siècle. Les lettres
hébraïques qui, comme autant de lettrines finement ouvragées, introduisent
chaque verset sont, à l’instar de la formule finale Ierusalem convertere, ornées
de mélismes qui se déploient avec luxuriance, tandis que dans les autres parties
s’invitent chromatismes, dissonances et silences expressifs pour mieux souligner
un mot (angustias, gementes, etc.) ou suggérer une atmosphère poignante ou
désolée. En fin connaisseur, Della Ciaia utilise toute l’étendue de la tessiture
de la voix pour laquelle il écrit afin de mieux illustrer son propos (les graves
sont ainsi très sollicités dans la Troisième Leçon du Vendredi saint pour
évoquer les ténèbres – in tenebrosis –, tandis que ce sont aux aigus qu’il
revient d’incarner les mots d’épées – gladiis – et de surtout de désert – in
deserto, en valeurs longues pour mieux dépeindre une vaste étendue immobile –
dans la Troisième Leçon du Samedi saint) et la basse continue pour non seulement
soutenir mais aussi commenter le discours (voir, par exemple, son activité
empressée sur le mot « expectabo » – « j’attendrai » – dans la Première Leçon du
Samedi saint). Si elles paraissent de prime abord marquées du sceau de la
sobriété voire du dépouillement, les Lamentations de Della Ciaia s’avèrent, pour
peu que l’on prenne le temps de les observer attentivement, d’une grande
complexité et réellement exigeantes pour les interprètes ; pour rendre
pleinement justice à l’invention du compositeur, la chanteuse doit ainsi être
capable de faire entièrement sienne la douleur d’une Jérusalem présentée à la
fois comme une cité dévastée et une femme qui souffre dans son âme et sa chair
mille vexations, tourments et privations, sombre tableau que parviennent malgré
tout à éclairer quelques fugitifs rayons d’espérance.
Ce très
recommandable enregistrement des Lamentations de Della Ciaia s’avère donc un
projet ambitieux dans la grande tradition de Glossa, authentique fleuron parmi
les labels dédiés à la musique ancienne, qui, outre le plaisir esthétique qu’il
procure, nous permet de compléter nos connaissances sur la musique italienne du
XVIIe siècle en découvrant un pan du répertoire jusqu’ici complètement ignoré.
Voici deux bonnes raisons pour faire bon accueil à cette parution qui démontre
que l’état actuel de la scène baroque ne prête pas seulement à se lamenter.
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