WUNDERKAMMERN
(04/2017)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ricercar
RIC378
Code-barres / Barcode :
5400439003781(ID595)
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Avant même d’avoir atteint l’âge de
vingt ans, Luca Giordano chemina souvent sur les routes d’Italie. Il était allé
à Rome y admirer la manière de Pierre de Cortone et de Nicolas Poussin, puis à
Venise pour y méditer les œuvres de Véronèse, afin de ne pas se laisser en
enfermer dans le caravagisme dont il avait été nourri dans sa Naples natale.
Arpenter les chemins pour se confronter à l’invention des maîtres du présent et
du passé, sur la lagune comme sur les bords de l’Arno, lui permettait certes
d’enrichir son langage et d’accroître sa renommée, mais également d’apporter en
sa patrie, vers laquelle il revint toujours, des ferments de nouveauté qui lui
survécurent.
Lorsque Giordano, de Florence, revint
à Naples en 1684, le nom d’Alessandro Scarlatti y circulait déjà abondamment.
Arrivé de Rome au cours de l’été précédent après y avoir connu le succès, en
particulier dans les domaines de l’oratorio et de l’opéra, et y avoir été
accueilli dans la meilleure société artistique et intellectuelle – ses liens
avec le Bernin et Christine de Suède en témoignent –, le musicien avait vu son
implantation dans la cité parthénopéenne favorisée par certains membres de
l’aristocratie qui lui avaient fait miroiter la possibilité de succès lyriques
conséquents mais également le poste de maître de la chapelle royale que la mort
de Pietro Andrea Ziani allait d’ailleurs opportunément libérer en février 1684.
On imagine aisément les réactions d’hostilité que provoqua l’apparition
tonitruante – une sorte de coup d’état – d’un compositeur de même pas vingt-cinq
ans dans le paysage musical d’une ville qui ne manquait pas de talents locaux
reconnus, les deux plus éminents étant sans doute alors Francesco Provenzale et
Gaetano Veneziano.
Par une singulière coïncidence, ce
dernier et Scarlatti mirent en musique durant l’année 1685 (celle, pour
Alessandro, de la naissance de son fils Domenico) le même texte afin de créer
tous deux une Passion selon saint Jean. La comparaison entre leurs réalisations
se révèle passionnante. Elles se fondent semblablement sur le principe d’un
récit continu assuré par un narrateur omniprésent (Testo) dont les larges plages
de texte soutenues par la basse continue sont entrecoupées par les interventions
de Jésus, de Ponce Pilate, de quelques personnages plus « secondaires » et du
chœur incarnant la foule (turbæ), mais diffèrent grandement pour ce qui du style
et de l’atmosphère. Veneziano (l’enregistrement de sa Passion, dirigée par le
connaisseur émérite qu’est Antonio Florio, est parue l’an passé chez Glossa) a
choisi le camp de la modernité de son temps, avec une théâtralité assumée, une
vision très dynamique et une palette claire qui instaurent une distance avec les
affres dépeints par le texte pour livrer une vision optimiste d’un épisode
considéré au travers du prisme de la résurrection et de la rédemption qu’il
porte en germe. Aux tonalités majeures que son cadet de cinq ans emploie très
majoritairement, Scarlatti oppose un ut mineur tendu et douloureux qui instaure
immédiatement le climat oscillant entre affliction et violence – cette dernière
se manifeste rapidement et abruptement dès l’apparition de Judas marquée par des
figuralismes tumultueux à l’orchestre – dans lequel toute la partition va
baigner. Hormis les interventions du Christ que les cordes entourent d’un nimbe
pour mieux le protéger et l’élever au-dessus des contingences d’un monde qui
s’apprête à le broyer, les fréquents changements de mètre et les contrastes
dynamiques parfois heurtés du reste de la partition suggèrent avec beaucoup de
finesse l’instabilité et la versatilité des actions humaines soumises aux
turbulences des passions parfois les moins reluisantes. La recherche permanente
d’intériorité plutôt que de virtuosité, l’attention portée au texte dont les
mots les plus importants ou les plus dramatiques sont parcimonieusement
rehaussés de discrets madrigalismes, l’économie des moyens utilisés avec
efficacité pour susciter l’adhésion sensible de l’auditeur placent clairement
cette Passion de Scarlatti, narrative plus que véritablement théâtrale et d’une
facture somme toute plutôt ténébriste, dans la tradition de l’oratorio romain.
Naples, Rome ; ce sont, pour l’heure, deux mondes étrangers l’un à l’autre qui
se côtoient sans s’unir, mais qui vont progressivement se mêler pour enrichir
encore le langage du Palermitain que ce dernier fera même voyager jusqu’à
Venise, en le colorant au passage de quelques tournures lagunaires, lorsque la
cité des doges lui ouvrira les bras ; une musique qui se nourrit des découvertes
faites en chemin, comme la palette de Luca Giordano.
Ce n’est pas la première fois que la
Passion selon saint Jean de Scarlatti a les honneurs de l’enregistrement
puisqu’une équipe de la Schola Cantorum de Bâle l’avait déjà gravée pour DHM en
1981, avec René Jacobs pour tenir la partie du Testo. La relecture qu’en propose
aujourd’hui Leonardo García Alarcón, en offrant une vision très dramatique de
cette partition finalement assez mal aimée, fait sentir avec un peu plus
d’acuité combien le souffle du temps a passé sur ce disque pionnier. Le chef a
choisi de sertir les épisodes de la Passion dans de brefs intermèdes tirés des
Répons pour la semaine sainte ; si l’option peut être discutée d’un point de vue
musicologique, puisqu’il n’existe pas de preuve de cet usage, elle introduit un
supplément de variété d’autant plus bienvenu qu’il renforce également le
caractère orant de cette restitution. Le chef a su s’entourer d’une équipe en
mesure de donner corps à son approche avec un engagement permanent qu’il
convient de saluer. Certains sourcilleront sans doute en voyant que le rôle
essentiel du Testo n’a pas été confié à un contre-ténor, mais l’éloquence qu’y
déploie Giuseppina Bridelli, son aptitude à transfigurer un texte qui pourrait
sembler aride pour le rendre efficace et palpitant, ne le fait regretter à aucun
moment. Tout aussi excellents sont le Jésus noble et déjà hors du monde de Salvo
Vitale et le Pilate effleuré par le doute de Guillaume Houcke ; même les plus
modestes intervenants parviennent à exister réellement, ainsi la servante
soupçonneuse de Caroline Weynants, le Pierre fuyant de Pierre Derhet, et Maxime
Melnik qui montre déjà une redoutable autorité dans son rôle de Juif pourtant
censément anonyme. On a une nouvelle fois grand plaisir à retrouver le Chœur de
Chambre de Namur, incisif dans les turbæ, contemplatif dans les Répons, mais
toujours chaleureux et ferme dans son articulation et sa ligne de chant. Avec
Manfredo Kraemer à leur tête, les cordes du Millenium Orchestra ne pouvaient que
regorger d’énergie et elle se montrent effectivement capables de tranchant mais
également frémissantes lorsque l’affliction se fait plus sensible ; le continuo,
pour sa part, s’impose aisément par son inventivité et, en véritable cheville
ouvrière de cette interprétation, dynamise inlassablement le discours en le
parant d’harmonies séduisantes et parfois chamarrées. Il est aujourd’hui notoire
que Leonardo García Alarcón est un formidable catalyseur d’énergies qu’il peut
porter jusqu’à l’incandescence en particulier lors de ses prestations en public.
Ce disque enregistré dans les conditions du concert rend parfaitement justice à
la dynamique et à la cohésion qu’il sait insuffler ainsi qu’à l’attention qu’il
accorde au rendu des affects ; il est dommage que la captation quelque peu terne
nous prive en partie d’une autre qualité tant du chef que du compositeur, leur
talent de coloriste.
Malgré les quelques réserves que se doit d’exprimer ici qui ne se complaît pas à
faire œuvre de thuriféraire, il me semble que cette lecture de la Passion selon
saint Jean d’Alessandro Scarlatti s’impose aujourd’hui comme celle à connaître
et à posséder. Elle révèle d’évidentes et tout à fait intéressantes affinités de
Leonardo García Alarcón avec la musique du Palermitain qu’il aura,
souhaitons-le, à cœur de confirmer en continuant à explorer ses œuvres avec la
même intensité.
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