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Diapason # 646 (05/2016)
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Linn
CKD419
Harmonia Mundi 
HMC802236/37
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0691062041928(ID549)
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Appréciation d'ensemble:

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Analyste: Gaëtan Naulleau

Qu'on nous pardonne de grouper dans un article interminable deux relectures qui s'éclairent mutuellement. Hormis l'autorité de chefs savants et l'originalité de leurs propositions, tout oppose ici René Jacobs (dont l'obstination à rafistoler la Passion selon saint Matthieu nous stupéfiait déjà, cf. no 618) et John Butt (l'une des plus fortes têtes de la musicologie anglo-saxonne, claveciniste et chef à Edimbourg du Dunedin Consort). Ils divergent sur les types de voix, les effectifs. Et la minutie proverbiale de l'un répond à la spontanéité moins discogénique de l'équipe fédérée, plus que dirigée, par l'autre (qui inscrit la Saint Jean dans un contexte liturgique, nous y reviendrons). Mais un point crucial les rapproche et les isole dans la discographie: ils se sont accordés avec leurs ingénieurs du son pour que les choeurs sonnent au premier plan, donc devant l'orchestre, au même titre que l'Évangéliste et les solistes. Le gain de texte, et par là même de continuité narrative, est évident dans les deux gravures.

 

Cette disposition était, pour l'équipe écossaise, la conséquence assez naturelle du choeur de solistes ‑ soit deux fois quatre chanteurs qui, renseignement pris, étaient captés derrière les instruments et ramenés devant par le mixage. L’effet est épatant dans le sombre « Herr, unser Herrscher » : les variations de l'écriture chorale, plus ou moins verticale et dense, prennent un fort relief devant la trame homogène de l'orchestre, qui menace de dévorer les sopranos ou les altos quand elles s'exposent à découvert. Soit un déséquilibre « authentique » et rhétorique, que le geste assez droit de Butt ne cherche pas à compenser. Il fait bien.

 

On relève çà et là des traits étonnants (tels les rythmes d'« Ach mein Sinn»,où il prend à la lettre les notes pointées et celles qui ne le sont pas), mais c'est bien l'ardeur simple des voix et du petit orchestre (deux premiers
violons) qui domine sa lecture. Le geste dramatique est si franc et unifié qu'« Erwäge », nimbé d'une douceur irréelle, s'isole dans une parenthèse hallucinée. Comme dans les parties séparées de Bach, l'air ne revient pas à un ténor indépendant mais à l'Évangéliste ‑ Nicholas Mulroy, lumineux. Il est un peu moins heureux que, dans la même logique, un Christ prosaïque se charge également les airs de basse. Joanne Lunn apparaît prudente et tendue dans « Zerfliesse »,,Clare Wilkinson laisse son mezzo‑soprano clair flotter dans deux airs dont elle ne possède ni les notes ni le souffle, mais ce projet inédit vaut plus que la somme de ses parties.

 

La question du contexte liturgique, dans cet album sans précédent, est avant tout affaire de timing pour le chef‑musicologue. Son livre de référence sur les deux Passions (Bach’s Dialogue with Modernity) différenciait dans un chapitre central l'approche du temps musical dans la Saint Matthieu et la Saint Jean : et c'est bien la pulsation serrée de la Saint Jean qu'il nous invite à sentir plus intensément en contraste avec les musiques qui l'entouraient dans l'office‑fleuve du vendredi saint. L’album présente les chorals supplémentaires entonnés par la congrégation, et introduits à l'orgue (qui prélude au premier choeur, pour un effet étonnant). Fallait‑il, pour documenter le grand rythme d'un office à Leipzig, restituer le sermon qui prenait place entre les deux parties ? Butt a eu la sagesse de l'écarter au disque, et le proposer en téléchargement.

 

D'une finition luxueuse à tous égards, la réalisation de Jacobs s'avère pIus traditionnelle si l'on gratte en surface la cosmétique obstinée d'un chef plus malin que Bach. Mais retenons avant toute chose l'intelligence qu'il met dans les chorals : somptueux mais jamais esthétisant, le RIAS nuance avec lui chaque mot sans se départir d'une fierté superbe.

 

Le geste puissamment dramatique de la Saint Jean réussit beaucoup mieux que la Saint Matthieu à Jacobs, qui nous comblerait si les surlignements du stabilo ne trahissaient à nouveau une sophistication obsessionnelle. Dire que le pauvre Bach a retravaillé quatre fois sa partition, de 1724 au soir de sa vie, et n'a jamais eu la finesse d'opposer dans les grands choeurs des passages en solo et en tutti! Jacobs invoque dans les notes d'introduction le principe des ripiénistes et des concertistes ‑ qu'il reformule à sa guise. Seulement voilà, nous disposons des parties séparées originales, qui ne laissent aucune prise aux arguments spécieux : Bach n'a jamais voulu cet effet, point. Jacobs surenchérit... et imagine un troisième plan choral (un groupe de seize, un du double, et donc les solistes)!

 

Confronté à une palette inédite et complexe, Martin Sauer accomplit des miracles. Voilà bien l'une des prises de son les plus abouties de la Saint Jean, où le passage d'un choral imposant au luth forte qui fait claquer le fouet au départ de l'Évangéliste s'opère sans hiatus. Un luth ? Car Jacobs sort à nouveau de sa boîte de coloriage un continuo anachronique ‑s'il y veut du rythme, pourquoi ne pas utiliser tout simplement, comme Butt et Bach, un clavecin en plus de l'orgue, et non pas cet instrument que Bach n'a jamais employé dans aucun récitatif ? Chassez l'artificiel, il revient au galop. La deuxième strophe de « Ruht wohl », réduite aux solistes dans un contraste spectaculaire avec le refrain, résume la question: Jacobs, en bricolant des arguments historiques, réinvente chez Bach l'oratorio romantique.

 

 

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