WUNDERKAMMERN
(03/2017)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ricercar
RIC376
Code-barres / Barcode :
5400439003767
Analyste: Jean-Christophe Pucek
« J’ai toujours aimé la musique »
déclarait Martin Luther dans ses Propos de table. De fait, aucun observateur un
tant soit peu sérieux ne saurait dénier à cet art la place centrale et
profondément structurante qui fut la sienne au sein de la Réforme, en
particulier au travers du chant, vecteur privilégié des Écritures agrégeant
aussi bien les plus savants contrapuntistes que les plus humbles fidèles. Comme
des pics parfois vertigineux, quelques noms dominent un vaste massif de figures
qui, pour l’amateur peu au fait de ce répertoire, demeurent généralement
indistinctes voire inconnues ; il faut dire qu’il est difficile d’exister, en
termes de notoriété, face à Heinrich Schütz ou à Johann Sebastian Bach.
La mise en valeur de la Parole fut le
souci permanent de Luther, qui fit de la Bible un des piliers de son action
réformatrice (sola scriptura). Ce qui distinguait sa démarche de la position qui
était alors celle de l’Église catholique était la volonté de mettre les textes
sacrés à la portée du plus grand nombre, non seulement d’un point de vue
matériel, par l’usage de la langue vernaculaire plutôt que du latin (qui ne fut
pas abandonné pour autant), mais également artistique, en se détournant des
polyphonies luxuriantes à la manière franco-flamande lesquelles faisaient primer
l’esthétisme sur la compréhensibilité. L’invention du choral, n’excluant
nullement le recours à des élaborations plus complexes qui, au contraire, s’en
nourrirent, réalisa cette ambition par sa simplicité mélodique et rythmique et
devint un des étendards les plus éclatants de la Réforme. S’il fut lui-même
compositeur, Luther eut la chance d’avoir auprès de lui des musiciens avec
lesquels il entretint parfois des liens amicaux et qui participèrent activement
à son projet de constitution d’un répertoire spécifique ; citons parmi ceux-ci
Johann Walter, que son Geystliches gesanck Buchleyn publié en 1524 avec une
préface du Réformateur fit regarder comme le grand maître allemand de l’hymne,
ou Leonhard Paminger, un des premiers représentants de ce que je suis tenté de
nommer l’humanisme musical protestant et hélas incompréhensiblement absent de la
vaste anthologie proposée par Vox Luminis. Ce corpus musical d’origine ne
demandait qu’à s’étoffer et sa croissance, stimulée par la perspective d’avoir
tout à inventer, fut rapide ; dès 1568 parut ainsi la Deutsche Passion nach
Johannes de Joachim a Burck, premier exemple entièrement polyphonique d’un genre
autochtone appelé à connaître la fortune que l’on sait. Mais les compositeurs ne
négligeaient pas non plus d’observer très attentivement ce qui se passait dans
d’autres parties de l’Europe, en particulier en Italie. Cette nouveauté,
expérimentée in loco par les plus chanceux (l’exemple le plus célèbre est celui
de Schütz), découverte par les autres au travers des recueils ou des récits
parvenus en terres germaniques en suivant les voies du commerce, notamment
celles des cités de la Hanse, fut un levain puissant. La polychoralité telle
qu’elle se pratiquait à Venise trouva un écho aussi bien chez les Praetorius de
Hambourg que chez celui de Wolfenbüttel (les deux familles ne sont pas
apparentées), dont la Polhymnia caduceatrix (1619) constitue le pendant
luthérien du Vespro della Beata Vergine de Monteverdi (1610), tandis que les
exigences expressives propres au madrigal infusèrent partout, parfois
ostensiblement revendiquées comme chez Johann Hermann Schein, un des plus
passionnants prédécesseurs de Bach à Leipzig qui coula le choral dans le moule
italien du concert sacré avec continuo (Opella nova, première partie, 1618),
dans le titre même de ses Israelis Brünnlein (1623) « composées à la manière
gracieuse du madrigal italien », mais aussi chez Samuel Scheidt, Thomas Selle
et, bien sûr, Schütz. Le legs de ce dernier apparaît comme la parfaite
illustration de la richesse d’une tradition musicale protestante dont il
représente le premier accomplissement majeur ; le Sagittarius a, en effet,
composé dans tous les genres sacrés de son temps, de la sobre harmonisation des
hymnes à la plus opulente polyphonie en reprenant à son compte, pour en offrir
une fascinante synthèse, tous les styles, du brillant concertant à l’expressif
madrigalesque en passant par le sévère dépouillement de ses trois Passions
conservées, toutes écrites pour voix seules. Par la place centrale qu’il accorde
à la mise en valeur et à l’illustration de la Parole, par sa recherche d’une
intériorité permanente mais également son souci d’une séduction conquérante, par
sa conscience de ses racines qui nourrit profondément sa capacité à forger un
langage neuf, par son exigence dans la facture qui ne constitue pour autant
jamais un frein ni à son accessibilité ni à sa lisibilité pour l’auditeur même
le moins averti (mais, à l’époque, le bagage liturgique du fidèle même le moins
instruit était plus conséquent que celui de la majorité du public
d’aujourd’hui), son œuvre matérialise d’une façon presque absolue tous les
souhaits de Luther en matière de musique au-delà même, sans doute, de ce que le
Réformateur aurait pu imaginer.
L’anthologie proposée par Vox Luminis
couvre environ cent-cinquante années d’activité musicale, des origines à 1672,
s’arrêtant donc peu après l’entrée en service de Buxtehude à Lübeck, ce qui
appellerait un second volet allant jusqu’à Bach voire, s’agissant de
compositions pour voix accompagnées à l’orgue, jusqu’à Mendelssohn. L’ensemble
dirigé par Lionel Meunier est ici dans son jardin puisqu’il explore ce
répertoire germanique depuis ses débuts avec une pertinence et une sensibilité
qui lui valent aujourd’hui une renommée internationale, et ce n’est pas avec
cette nouvelle réalisation que son étoile va pâlir, n’en déplaise à ses
détracteurs. Le soin minutieux apporté à la valorisation des moindres inflexions
rhétoriques des textes, la capacité à rendre sensible la construction de chaque
morceau sans jamais mettre à mal son unité en s’égarant dans les détails, la
pulsation toujours dosée avec clairvoyance, le raffinement sans maniérisme du
chant polyphonique, le refus de céder au cursif, à l’ostentatoire, à
l’approximatif sont autant de qualités qui concourent à la réussite de ce projet
dans la grande tradition de Ricercar dont il faut saluer l’ambition qui tranche
salutairement sur ces productions qui se contentent de rabâcher du tout-venant
sans y apporter de regard neuf ou personnel. La mise en place est, comme
toujours, impeccable et les chanteurs, qui tous mériteraient des éloges
individuels, se distinguent une nouvelle fois par leur discipline, la fluidité
et la netteté de leurs lignes, leur engagement, ainsi que leur intelligence
musicale et leur cohésion intime nées d’une longue et intense fréquentation des
œuvres et de l’habitude de les interpréter ensemble qui sont aujourd’hui les
marques de fabrique de Vox Luminis. Lionel Meunier persiste dans l’excellente
idée de confier une grande partie du continuo à un grand orgue qui confère plus
d’assise et d’ampleur aux œuvres et il a également choisi de ponctuer le
programme par des pièces d’orgue qui constituent autant de paraphrases des
textes sacrés ; Bart Jacobs s’illustre brillamment dans les deux exercices,
accompagnateur attentif, inventif mais jamais intrusif, soliste valeureux
démontrant de remarquables capacités à varier et à architecturer son discours
tout en demeurant toujours parfaitement lisible.
Voici indubitablement un enregistrement qui fait honneur aux musiciens comme à
leur éditeur ; présenté avec soin, il réjouit aussi bien le cœur par la beauté
de l’exécution que l’esprit par la qualité et la cohérence de ses choix. Si vous
êtres curieux de ces musiques de la Réforme, ne cherchez pas plus loin : ce
livre-disque comblera vos attentes en vous en apprenant beaucoup et en attisant
votre envie d’en découvrir plus. Cette année qui marque le cinq centième
anniversaire de la publication des 95 thèses de Luther ne pouvait pas rêver plus
vibrante célébration que celle que lui offre Vox Luminis.
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