WUNDERKAMMERN
(05/2015)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ricercar
RIC354
Code-barres / Barcode : 5400439003545
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Ricercar fête cette année ses 35 ans
et il semble bien que le label dirigé avec courage par Jérôme Lejeune ait
décidé, à cette occasion, de rappeler une des raisons qui lui ont donné une
place de choix auprès des amateurs de musique ancienne : sa capacité à proposer
des œuvres peu fréquentées portées par des ensembles talentueux qui, souvent,
font leurs premiers pas chez lui, comme jadis le Ricercar Consort ou, dans un
passé plus récent, Vox Luminis. Je ne vous parlerai pas du disque peu
convaincant dédié à Cipriano de Rore célébrant officiellement cet anniversaire
qui apporte hélas surtout la preuve qu’on ne s’improvise pas interprète du
répertoire de la Renaissance ; je préfère me concentrer sur des projets plus
pertinents et aboutis, tel le Sulla Lira que nous offre aujourd’hui le Miroir de
Musique.
Le fil conducteur de cette anthologie
qui conduit l’auditeur du dernier quart du XVe siècle aux premières décennies du
XVIIe siècle est Orphée, dont les humanistes s’emparèrent tôt de la figure pour
en faire un des symboles de la Renaissance, celui du poète et musicien détenteur
d’une sagesse supérieure, capable par son art subjuguant et mystérieux de tenir
en respect les forces sauvages et même d’affronter la mort, et illustrant par
là-même les vertus de la civilisation. Si les intellectuels renaissants eurent,
comme pour tout ce qui touchait à l’Antiquité classique, le sentiment d’avoir
retrouvé Orphée, celui-ci n’avait, en fait, jamais vraiment disparu des esprits
comme des écrits et l’on peut suivre sa trace, sous une forme certes
christianisée, durant tout le Moyen Âge. N’est-ce pas Fulgence qui, au début du
VIe siècle dans ses Mitologiæ, indiqua, en se fondant sur une étymologie toute
personnelle visant à redéfinir la mythologie sous un angle spirituel, Anonyme
italien dernier quart XVe siècle Orphée au luth qu’Orphée (ôraia phonê : « belle
voix ») et Eurydice (eu<r> dikê : « juste parole ») personnifiaient deux aspects
de la musique, l’éloquence des mots et le pouvoir émotionnel des harmonies ? Les
écrits de Fulgence, tout comme ceux de Boèce sur le même sujet, furent largement
diffusés et assurèrent la continuité de la transmission de la légende orphique à
l’époque médiévale, parfois sous des apparences inattendues comme celles de
l’amour courtois. Marsile Ficin, traducteur présumé des Hymnes orphiques, et son
élève Ange Politien, héritèrent donc, à la Renaissance, d’une tradition encore
vive. Une relative unanimité se fait aujourd’hui sur la date de 1480 pour la
création de La fabula di Orfeo du second, une œuvre mi-récitée, mi-chantée dont
la transmission problématique – le texte a été transformé au cours du temps et
la musique n’a pas été préservée – oblige à un patient travail de reconstruction
(je conseille d’écouter la version dirigée par Francis Biggi, parue chez K617 en
2007) d’autant plus nécessaire que cette fable peut être regardée comme
l’archétype du genre de l’opéra qui, quelque 127 ans plus tard, connaîtra son
premier accomplissement « moderne » avec L’Orfeo de Monteverdi et Striggio.
Le florilège proposé par le Miroir de
Musique s’ouvre fort judicieusement sur un extrait de cet Orfeo des origines
avant de partir à la recherche des traces du chant « à la manière d’Orphée »,
c’est à dire accompagné à la lira. L’instrument désigné par ce mot n’est pas le
même suivant les époques ; il a évolué en fonction des progrès et des
innovations de la facture instrumentale, dont témoigne une riche iconographie.
Si l’on trouve des représentations d’Orphée s’accompagnant au luth, comme dans
un manuscrit de l’Énéide de Virgile réalisé dans le dernier quart du XVe siècle
pour Ferdinand II d’Aragon, l’instrument qui a ensuite tendance à s’imposer est
la lira da braccio qui, comme son nom l’indique était tenue sur le bras ; elle
devint un des partenaires privilégiés du chant ou de la déclamation solistes,
avec la vièle à archet (je renvoie le lecteur curieux à l’éblouissant disque
Fermate il passo signé par Anonyme allemand premier quart XVIe siècle Orphée
charmant les animauxVivabiancaluna Biffi chez Arcana), jusqu’à ce que les
perfectionnements techniques fassent naître, quelques décennies plus tard, un
modèle de lira plus grand, doté de plus de cordes et donc de capacités musicales
nettement augmentées, tenu cette fois-ci entre les jambes, d’où son nom de lira
da gamba ou lirone, mentionné comme « venant d’Orphée » par Silvestro Ganassi
dans le chapitre 8 de sa Regola Rubertina (1542) où il établit l’antériorité de
cet instrument sur le luth en arguant d’un très vague souvenir archéologique.
Auréolé de tant références prestigieuses, élément de choix pour la basse
continue, le lirone ne verra son étoile pâlir qu’à partir du second quart du
XVIIe siècle. Toutes les pièces présentées dans cet enregistrement ne se
rattachent certes pas directement au mythe orphique, mais toutes attestent, en
revanche, de la pénétration du chant « à la manière d’Orphée » dans des genres
aussi différents que les populaires frottole pour le versant profane, et laudes
pour le sacré, dont les compositeurs sont, à l’exception de Tromboncino, bien
oubliés aujourd’hui, et les savants madrigaux (Striggio, D’India), récitations
(outre la Fabula di Orfeo déjà citée, Il Sacrificio d’Alfonso della Viola) et
autres essais dans le domaine du proto-opéra (L’Euridice de Caccini), avec, en
guise d’envoi, une chanson très raffinée en français signée Jacques Arcadelt,
Laissés la verde couleur.
Si j’en avais apprécié l’esprit
aventureux et la réalisation soignée, le premier disque du Miroir de Musique
consacré à la naissance du violon et paru lui aussi chez Ricercar (RIC 333,
2013) ne m’avait pas totalement conquis ; il lui manquait, à mon goût, une
petite étincelle d’émotion pour le transformer en autre chose qu’une splendide
réalisation à visée encyclopédique. Dès les premières minutes de Sulla Lira, il
apparaît immédiatement que ce pas a été franchi par la petite équipe réunie
autour de Baptiste Romain, dont chaque participation à un projet apporte une
nouvelle preuve de l’étendue du talent (il est actuellement un des meilleurs
spécialistes de la vièle à archet). Il faut dire que tous les participants non
seulement connaissent les exigences du répertoire de la Renaissance et du
premier Baroque et en maîtrisent le style d’exécution au-delà de l’application
hâtive de quelques recettes, mais qu’ils s’investissent dans la réussite de ce
projet avec une ferveur et une humilité qui changent agréablement de certaines
démonstrations qui ne révèlent que les limites de ceux qui s’y livrent. Les deux
chanteurs sont remarquables, et j’ai eu grand plaisir à retrouver María Cristina
Kiehr, dont je suis la carrière depuis une vingtaine d’années, dans un
répertoire mieux adapté à ses moyens vocaux actuels que d’autres où elle s’est
imprudemment risquée. Le Miroir de Musique Projet Sulla LiraMalgré la patine du
temps, le charme de son timbre si particulier, qui happe l’auditeur tout en
instaurant une certaine distance avec lui, opère toujours et il a, par bonheur,
conservé une bonne part de sa luminosité et toute sa fluidité. Je ne connaissais
pas Giovanni Cantarini, mais je dois avouer que la qualité de la prestation de
cet élève de Dominique Vellard et Gerd Türk m’a pleinement convaincu ; sa voix
possède ce qu’il faut de chaleur pour retenir l’attention, toute la souplesse et
la solidité souhaitables pour répondre sans effort apparent aux impératifs
techniques des partitions, mais ce qui frappe surtout est l’attention que le
ténor porte aux textes dont il parvient à rendre les nuances expressives et la
poésie avec une précision et une implication également admirables. Du côté des
instrumentistes, l’excellence est également au rendez-vous, qu’il s’agisse du
luthiste Julian Behr, accompagnateur attentif et discret dont on sent bien que
le soutien est ici essentiel, ou des chevilles ouvrières que sont Brigitte
Gasser au lirone et à la basse de viole et Baptiste Romain à la lira da braccio
et au violon, qui font tous deux preuve d’intelligence, d’inventivité mais
également d’une grande sensibilité dans la conduite de leurs parties. Sous leur
archet, les cordes frottées savent prendre le discours à leur compte, en varier
les couleurs et les atmosphères, le porter pour le rendre formidablement ardent,
rêveur, emporté ou nostalgique, et si je devais résumer d’un mot ce qui fait la
réussite de cette anthologie, je pense que je choisirais volontiers celui
d’alchimie — une alchimie toute orphique, naturellement.
À ceux qui ne craignent pas d’emprunter des chemins de traverse qui, l’air de
rien, les ramèneront à l’essentiel, je recommande ce Sulla Lira qui regorge de
surprises et de beautés ; ils y apprendront beaucoup tout en y étant souvent
touchés, tant il est vrai qu’ici la tête n’oublie jamais le cœur. On attend avec
beaucoup de curiosité les futures propositions du Miroir de Musique, car il
semble évident que cet ensemble est de ceux qui savent, avec modestie et brio,
entraîner l’auditeur vers des voies aussi singulières qu’éclairantes.
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