WUNDERKAMMERN
(04/2015)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Harmonia Mundi
HMU902206
Code-barres / Barcode : 3149020220627
(ID502)
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Lorsque François Boivin publia, en
1730, le petit recueil contenant Les III Leçons de Ténèbres et le Miserere à
voix seule de ce Michel-Richard qu’à la suite de Louis XIV qui, semble-t-il, lui
en fit le premier l’honneur, on ne nommait, en détachant bien la particule, que
Lalande, il était probablement persuadé de faire une excellente affaire ; la
vogue de ces compositions destinées à être interprétées durant la semaine sainte
n’avait pas encore faibli – Franz Xaver Richter, maître de chapelle de la
cathédrale de Strasbourg, en écrira encore en 1773 –, pas plus que la renommée
de leur auteur dont la musique demeurait fort goûtée au point d’être très
fréquemment programmée au Concert Spirituel.
Lalande, pourtant, était mort le 18
juin 1726 à Versailles des suites d’une fluxion de poitrine, au terme d’une
carrière que l’on peut qualifier d’exemplaire. Ce fils d’un marchand tailleur
parisien, né le 15 décembre 1657 en la paroisse de Saint-Germain l’Auxerrois,
eut la chance de voir très tôt ses dispositions pour la musique repérées et
encouragées par son maître, François Chaperon, et si le roi le jugea trop jeune,
en 1678, pour occuper le poste d’organiste laissé vacant par Joseph de la Barre,
l’excellente réputation qu’il se fit en qualité professeur de clavecin chez les
Noailles puis auprès des filles qu’eut Louis XIV avec Madame de Montespan, lui
assura le soutien du monarque au service duquel il entra en 1683. Nommé tout
d’abord titulaire du quartier d’octobre de Sous-maître de la Chapelle royale (ce
poste était divisé en quatre trimestres chacun tenu par un musicien différent),
il cumula cette fonction avec celle de compositeur (1685), puis de surintendant
(1689) et enfin de maître de la Musique de la Chambre du roi, responsabilités
qui lui assurèrent la haute main sur la vie musicale versaillaise durant
quarante ans, d’autant que les trois autres quartiers de la Chapelle finirent
par tomber dans son escarcelle à la suite de la démission de ses confères en
1690, 1704 et 1714. Si l’on entend parfois des fragments des douze suites qui
composent ses Symphonies pour les soupers du roy, la réputation de Lalande
repose surtout sur son œuvre sacré, un genre que Madame de Maintenon
l’encouragea à cultiver et dans lequel il excella si bien que la cour se
pressait pour écouter ses motets comme le fit plus tard le public du Concert
Spirituel.
Michel-Richard de Lalande Thomassin
d'après SanterreLa mise en musique de l’office de Ténèbres semble avoir occupé
très tôt le compositeur puisqu’il est fait mention de sa contribution à celui
qui eut lieu à la Sainte-Chapelle en 1680, avant, donc, le début de sa carrière
versaillaise. Les Leçons écrites à cette occasion ne sont sans doute pas celles
que nous connaissons aujourd’hui, dont la genèse demeure relativement obscure.
Il est cependant probable que ces dernières aient été composées pour le couvent
de l’Assomption, sis rue Saint-Honoré, où elles auraient été chantées « à
l’admiration de tout Paris », selon Philidor, par les deux filles du musicien,
Marie-Anne et Jeanne qui moururent lors de de l’épidémie de petite vérole de
1711, âgées de 25 et 24 ans. Notons également que le Miserere fut copié cette
même terrible année par l’infatigable Sébastien de Brossard qui en harmonisa en
faux-bourdon les versets destinées aux religieuses. Le cycle complet des
Ténèbres de Lalande comportait, à l’origine, neuf Leçons dont un tiers seulement
nous est parvenu, la troisième des mercredi, jeudi et vendredi ; sans qu’il soit
possible d’en être absolument certain, ce groupe correspond peut-être à l’état
de la révision de ses partitions qu’avait entrepris le compositeur à la fin de
sa vie, le reste ayant malheureusement disparu. Telles qu’elles nous sont
parvenues, ces œuvres se révèlent en tout point conformes à l’esthétique
flottante de ce qu’étaient les Ténèbres, avec leur rituel spectaculaire
d’extinction progressive des cierges et leur audience dont la présence était
motivée, à part égales, par le recueillement et la mondanité, cette dernière de
plus en plus violemment dénoncée par les censeurs du temps qui ne voyaient plus
dans ces offices que le palliatif à l’absence de spectacles durant le temps de
Pénitence qu’ils étaient effectivement devenus pour partie. Le texte des
Lamentations de Jérémie s’y prêtant merveilleusement, Lalande exploite donc son
caractère à la fois doloriste et théâtral, variant le plus possible les climats,
du poignant au suave, du l’imprécation à l’abandon, tout en usant d’une
virtuosité maîtrisée dans l’art de l’enluminure des lettres hébraïques par
laquelle débute chacun des versets des Leçons du mercredi et du jeudi. Partout
éclate l’excellence de ses capacités à souligner un mot ou un affect, par le
choix d’une tonalité (In tenebrosis) ou l’emploi d’une suspension (O vos omnes),
mais aussi son sens de la progression dramatique, particulièrement sensible dans
la Leçon du vendredi dont le déroulement n’est pas interrompu par la scansion
des lettres. Tout comme dans le Miserere, Lalande tire le meilleur parti du
fractionnement du texte pour introduire dans ses Leçons de Ténèbres une grande
richesse de nuances qui confère à sa mise en musique un caractère palpitant et
une émotion palpable, dont le charme ambigu – est-on sur la scène ou au couvent
? – se révèle aussi prenant que tenace.
Cette nouvelle lecture des Leçons de
Ténèbres et du Miserere de Lalande n’est, bien entendu, pas la première à
documenter ces œuvres, même si les enregistrements qui en proposent
l’intégralité ne sont finalement pas légion. Sophie Karthauser par Alvaro
YanezNombre de mélomanes, dont votre serviteur, se souviennent avoir appris à
les aimer grâce au disque réunissant Isabelle Desrochers, Mauricio Buraglia,
Nima Ben David et Pierre Trocellier publié chez Astrée en 1996, dont la pochette
s’ornait de la fameuse Vanité de Philippe de Champaigne conservée au Musée de
Tessé, et qui joignait aux seules Leçons un choix de Tombeaux instrumentaux,
beaucoup d’autres, et je fus de ceux-là, furent bouleversés, six ans plus tard,
par l’interprétation intense qu’en livrèrent, chez Alpha, une Claire Lefilliâtre
et un Poème Harmonique supérieurement inspirés, et revinrent ensuite
systématiquement vers elle pour goûter l’intégralité du recueil de 1730. On
pouvait, dès lors, se poser légitimement la question de l’intérêt, plus de douze
ans après, d’en produire un nouvel enregistrement, qui plus est avec une soliste
qui n’est pas identifiée comme une spécialiste du répertoire baroque.
L’éclatante réussite de la version que proposent aujourd’hui Sophie Karthäuser,
Sébastien Daucé et son Ensemble Correspondances vient nous rappeler avec force
qu’aucune proposition interprétative, aussi forte soit-elle, n’épuise totalement
des chefs-d’œuvre comme ceux de Lalande, et qu’un travail acharné peut permettre
à un artiste de s’imposer là où personne ne l’attendait. Mesure-t-on l’humilité
qu’il a fallu à cette soprano lyrique, que ses qualités partout célébrées
auraient pu rendre sûre d’elle-même jusqu’à la désinvolture, pour faire siens et
non pas seulement imiter, comme le font d’autres, les principes d’une vocalité
éloignée de ses habitudes ? Mesure-t-on également le désir de servir ces
musiques qui l’a animée pour qu’elle y plonge aussi totalement quand d’autres se
seraient contentées de n’y risquer qu’un pied ? La récompense de cet
investissement est une lecture parfaitement accomplie tant du point de vue
esthétique – le timbre est partout riche et plein, le souffle impeccablement
maîtrisé – qu’expressif, et l’on pourrait aligner ici les superlatifs ; disons
simplement que la moindre inflexion du texte est restitué avec une finesse, une
émotion et une efficacité admirables par une chanteuse qui le prend complètement
à son compte au lieu de réciter une leçon bien apprise. Si elle n’emprunte pas
la voie de l’expressivité parfois presque hallucinée de Claire Lefilliâtre, le
subtil équilibre entre théâtralité et intériorité que trouve Sophie Karthäuser
n’en est pas moins d’une éloquence constante. Ce travail de fond lui permet
également de s’intégrer sans faux pli dans l’équipe de Correspondances, qui fait
ici montre de ses habituelles qualités de lisibilité, de fluidité et de douce
luminosité ; les passages en plain-chant sont parfaitement maîtrisés, le
continuo est coloré et inventif sans être exubérant. Sébastien Daucé par
Jean-Baptiste MillotIl est, enfin, absolument évident, et ce sentiment ne fait
que croître au fil des écoutes, que la soliste et Sébastien Daucé se sont
trouvés et que leurs natures a priori si différentes se nourrissent
mutuellement, l’ardeur de l’une venant enflammer la retenue expressive de
l’autre et y gagnant en retour un indéniable supplément de densité, de
profondeur. Ce tandem qu’on aurait pu croire, au départ, assez mal appairé,
fonctionne merveilleusement et nous entraîne loin avec lui.
Doit-on en déduire
que l’enregistrement du Poème Harmonique est détrôné par le nouveau venu ? Après
confrontation, je serais, pour ma part, bien en peine de les départager, tout en
estimant néanmoins que la lecture de Sophie Karthäuser et de l’Ensemble
Correspondances possède un charme plus immédiat que sa prédécessrice et pourra
donc faire venir à elle un public plus large. Je vous recommande cette nouvelle
venue sans l’ombre d’une hésitation et j’espère, compte tenu du degré
d’accomplissement de cette réalisation qui confirme une nouvelle fois, que la
musique française du Grand Siècle (au sens large) a trouvé en Sébastien Daucé et
ses musiciens des porte-parole inspirés, qu’ils pourront se pencher sur d’autres
Leçons de Ténèbres. Qu’il me soit donc permis de conserver allumée une des
bougies de celles de Lalande pour faire le vœu de celles de Lambert, de Bernier
et, bien sûr, de Charpentier, peu ou imparfaitement servies au disque.