Il faillait tout le savoir-faire inventif de René Jacobs pour conjuguer chant, action scénique, danse et musique instrumentale qui caractérisent le chef –d’oeuvre d'Emilio de Cavalieri, « Rappresentatione di anima et di corpo ». Avec une instrumentation fournie, mais aussi des bruitages pour symboliser le Ciel, l'Enfer.... l’oeuvre est ainsi sauvée d'une certaine monotonie.

Ce qui guide Jacobs musicien ne saurait laisser insensible Jacobs musicologue. Avec ce mouvement dialectique dont témoigne une fois de plus son commentaire inclus dans le livret, le Gantois entend justifier telle option interprétative à partir d'un texte musical que plus de 400 ans ont revêtu d'un voile opaque. Mi‑oratorio et mi-opéra, la Rappresentatione di anima et di corpo d'Emilio de Cavalieri n'en est pourtant pas tout à fait à sa première au disque puisqu'elle offrait en 2004 à Christina Pluhar et son Arpeggiata (Alpha) leur plus beau jalon discographique ‑ écartons la version live de Marco Longhini (Stradivarius) ‑, où déjà l'effectif instrumental important requis par le compositeur avait été superbement honoré. Ce qui porte la griffe de René Jacobs dans cet enregistrement réalisé au Teldex Studio de Berlin découle des représentations données au Schiller Theater dans la production du Staatsoper de Berlin en 2012: deux ensembles instrumentaux, dont l'un enrichi de la texture particulièrement scintillante des cordes pincées (luths, guitare, ceterone), la présence du Prologue (absent chez Pluhar), et un sens de l'improvisation fondé sur le traité Del sonare sopra il basso (1607) d'Agostino Agazzari un contemporain de Cavalieri ‑, célèbre pour la mise en oeuvre de la basse continue. Plus contestable sur le papier quoique remarquablement assumé par Luciana Mancini, le personnage allégorique de la « vita mondana » (vie mondaine) enfreint l'interdit voulu par le compositeur d'orner sa ligne de chant, revêtant ainsi les atours d'une cocotte égocentrique... et un rien tapageuse ! Sous‑titrée « illusion représentative », la Rappresentatione se présente comme une joute verbale sur un texte édifiant d'Agostino Manni, où le baroque alors naissant s'illustre par le stile recitativo. La pastorale chrétienne, doublée d'un message humaniste, finira par triompher dans la réconciliation de l'âme et du corps par le truchement de quatorze personnages allégoriques, de l'« Âme damnée » au « Temps », lequel, lorsqu'il flétrit les vanités de ce monde, renoue avec les accents sentencieux de l'Ecclésiaste (intimidant Gyula Orendt). Qu'on se rassure: en une heure trente de musique, le didactisme n'aura pas le temps d'assécher une matière en perpétuelle fusion, les notes et les rythmes de Cavalieri conjurant l'austérité du propos. Avec des idées foisonnantes et son sens infaillible du tactus dramatique, le chef s’emploie à enlever les récitatifs grâce à sa battue prenant toujours appui sur la levée, varie les ritournelles au moyen d'une instrumentation sans cesse renouvelée où les instruments d'agréments rivalisent de virtuosité,notamment les cornets. Le travail avec le Choeur du Deutschen Staatsoper, surtout, a porté ses fruits : une langue ciselée, une homogénéité qui égale bien des formations baroques. Le plateau vocal participe de cet hymen réussi du coeur et de l'esprit… celui de troupe s'entend, comme toujours avec René Jacobs ‑ « Simul et singulis », dit la devise de la Comédie‑Française: chaque individualité s'attache à enrichir le tout en s'y incorporant harmonieusement, de l'Anima expressive de Marie‑Claude Chappuis au Corpo jouisseur de Johannes Weisser. On l'aura compris, une interprétation passionnante au service d'un chef‑d'oeuvre qui ne l'est pas moins.