Analyste:
Gaëtan Naulleau
Nous
déboucherons le champagne quand un pianiste ou un claveciniste prendra le
risque d'enregistrer les Inventions en oubliant le classement par
tonalités du manuscrit afin d'organiser un ordre musical: l'apparition
inédite d'une pièce après l'autre fera partie intégrante du projet
expressif, par une intervention absolument naturelle au temps de Bach.
Personne, alors, n'aurait eu l'idée d'aligner quinze inventions à deux voix
puis quinze sinfonias à trois.
Simone Dinnerstein s'en tient donc à l'ordre habituel, et suit à
la lettre la note où Bach invite l'interprète de ces concentrés
polyphoniques à « pardessus tout développer un jeu cantabile ». Jeu certes
plus délicat au clavecin qu'au piano, où le virtuose prend en revanche le
risque de détendre les ressorts rythmiques. Rien de tel chez Dinnerstein,
qui unit le rebond léger de la danse et le toucher profond du piano ‑ timbre
moelleux, et si bien capté par les micros qu'on ne se doute pas un instant
que les inventions et les sinfonias résonnaient dans deux salles
différentes. L’intelligence polyphonique qui nous valait il y a quelques
années d'exceptionnelles Variations Goldberg (Diapason d'or, cf.
no 561) est toujours au pouvoir. La respiration large qui porte les
quinze Inventions, et unit leurs inflexions très soignées, s'accorde
à la vocalité polyphonique attendue. Dans les sinfonias, la variété des
caractères peine davantage à se renouveler. Celle en sol mineur donne
la mesure d'un toucher splendide, celle en mi bémol avance
(excellente idée) à tâtons, mais le jeu harmonieux de Dinnerstein passe à
côté de la douleur entêtante de la longue Fa mineur (Koroliov ici est
inoubliable) et s'en tient à une mélancolie décorative dans la Ré
mineur ‑ certes, la pièce la plus faible du cahier à trois voix. On s'étonne
davantage que la pianiste américaine baigne dans la même lumière douce et
pudique la sinfonia en mi mineur, dont l'écriture invite à une
projection nettement plus lyrique et diversifiée d'une section à l'autre.
Celle en do mineur s'installe dans un caractère assez proche, mais
s'y épanouit. L’éclat de la dernière (franchement difficile, et
magistralement galbée) vient, comme à un cheveu sur la soupe après ce
cheminement trop homogène.
Partout on
admire la souplesse et la plasticité du jeu, mais d'un interprète alignant
les trente pièces, on attend un plan de route plus franchement diversifié. A
cet égard, Evgueni Koroliov a peu de rivaux (Diapason d'or, Hänssler).
Fermer la fenêtre/Close window |