WUNDERKAMMERN
(/201_)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Harmonia Mundi
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(ID509)
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Lorsque le pape Clément VIII décida
que l’année 1600 serait sainte, il ne fait guère de doute que l’adjectif qu’il
associa immédiatement au premier fut fastueuse. Rome, qui allait accueillir des
flots de pèlerins (on parle de trois millions), se devait naturellement de tout
mettre en œuvre pour réaffirmer aux yeux des fidèles et du monde entier son
statut de phare de la foi, sérieusement mis à mal par la déflagration de la
Réforme. Rien ne devait manquer pour servir cette politique de reconquête et les
arts furent bien entendu mis à contribution, la musique en particulier. Le
pontife commanda donc à Emilio de’ Cavalieri une œuvre destinée à être un des
plus brillants ornements des cérémonies du jubilé qui se dérouleraient en lieu
et place du carnaval. Au début du mois de février 1600 résonnait à l’Oratoire de
la Vallicella la Rappresentatione di Anima & di Corpo.
Comme on peut s’en douter, le choix
de Cavalieri ne devait rien au hasard. Fils du célèbre Tommaso aimé de
Michel-Ange qui lui adressa de brûlant sonnets, Emilio était un homme débordant
de talents. Musicien, danseur, professeur de chant, mais aussi administrateur et
diplomate, il poussa le pion de son patron, Ferdinand de Médicis, devenu
grand-duc de Toscane en 1587, lors des différents conclaves qui se succédèrent
durant la décennie 1590, dirigeant la manœuvre depuis Florence où il avait
rejoint son employeur en 1588 moyennant un poste enviable de surintendant des
arts et des conditions matérielles rien moins que luxueuses. Cavalieri
n’attendit pas longtemps avant que ses capacités fussent mises à l’épreuve ;
l’année suivante, il fut chargé d’organiser les festivités entourant le mariage
de Ferdinand et de Christine de Lorraine qui culminèrent avec les intermèdes de
La Pellegrina dont la partition, Anonyme italien Clément VIIIpubliée en 1591,
nous est parvenue (il faut absolument connaître la lecture magistrale gravée par
Paul Van Nevel et son Huelgas Ensemble en 1997 pour Sony Vivarte). Par la
débauche de moyens financiers qui fut déployée pour l’occasion, mais également
du fait de l’impressionnante réunion de talents convoquée pour la partie
musicale – pensez donc, les poètes Ottavio Rinuccini et Giambattista Strozzi
pour les textes et, du côté des compositeurs, rien moins que les déjà reconnus
Cristofano Malvezzi et Luca Marenzio et, dans la catégorie que nous nommerions
aujourd’hui des espoirs, outre, bien sûr, Cavalieri lui-même, Giulio Caccini et
Jacopo Peri, c’est à dire la triade appelée à s’illustrer dans les premiers
essais d’un genre qui connaîtra le destin que l’on sait, l’opéra –, ce spectacle
total avec costumes et machines fit date, et encouragea, dans les années qui
suivirent, la production d’œuvres moins démesurées principalement dans le style
pastoral (ce qui correspond, par parenthèse, à l’émergence de la peinture de
paysage comme genre autonome en Italie) mais tout aussi progressistes du fait de
leur mise en musique continue. En 1590, Cavalieri livra ainsi Satiro et La
disperazione di Fileno, en 1595, Il giuoco della cieca adapté d’Il pastor fido
de Guarini, mais sa position privilégiée l’amena bientôt à être victime de
cabales. Il quitta Florence en 1599 pour n’y jamais revenir et s’installa à Rome
où il demeura jusqu’à sa mort le 11 mars 1602.
Compte tenu de ses brillantes
références et de son habitude à frayer dans les plus hautes sphères du pouvoir,
Clément VIII pouvait difficilement rêver meilleur candidat que Cavalieri pour
donner à son jubilé le lustre requis. Ses espérances ne furent pas déçues si
l’on en croit les murmures d’admiration que suscita la première de la
Rappresentatione di Anima & di Corpo, une réussite que matérialise, entre
autres, le soin apporté à sa publication. Ni tout à fait oratorio malgré son
sujet sacré, ni complètement opéra bien que toute l’action s’y déroule en
musique, l’œuvre offre un mélange assez fascinant d’ancien et de nouveau. Le
livret, que l’on attribue à Agostino Manni, un proche de Filippo Neri, fondateur
en 1575 de la Congrégation de l’Oratoire qui s’occupait particulièrement des
pauvres et des malades de Rome – notons ici que le choix d’utiliser un texte en
italien plutôt qu’en latin est cohérent avec la volonté de cette institution de
demeurer accessible pour les plus humbles –, se place dans une tradition que
l’on peut faire remonter au Moyen Âge avec l’emploi de figures allégoriques et
son caractère de dialogue architecturé autour de la dialectique du bien et du
mal – on songe à l’Ordo Virtutum (1152 ?) de Hildegard von Bingen –, Santa Maria
in Vallicella Rome Élévation fin 16e sièclethématique à laquelle l’auteur a
ajouté une réflexion sur la fugacité de l’existence qui imprègne toute la
partition — les premiers mots du Temps en ouverture du premier acte nous
avertissent : « Il tempo, il tempo fugge. » Hormis la spectaculaire évocation de
l’Enfer et du Paradis à l’acte III, l’action est réduite au minimum dans cette
Vanité musicale qu’est aussi la Rappresentatione : on sait d’emblée que Plaisir,
Monde et Vie mondaine seront mis en échec et que triompheront Intellect et Bon
Conseil qui auront détourné l’Âme et le Corps des tentations du siècle. Et
pourtant, d’un canevas en apparence doté d’aussi peu de relief, Cavalieri va
parvenir à tirer autant de théâtralité que possible, en faisant massivement
appel aux ensembles et au chœur, ce dernier utilisé à la manière d’un coryphée
antique commentant l’action – pas de doute, nous sommes toujours à la
Renaissance –, mais aussi en accordant aux instruments une place privilégiée,
soit au travers des ritournelles et sinfonie qui scandent l’action, soit en les
utilisant pour caractériser telle ou telle figure avec plus de précision en lui
conférant une couleur individualisée. Par l’usage du recitar cantando (le «
récité-chanté ») tel qu’il fut développé par les camerate florentines dans le
dernier quart du XVIe siècle, mais aussi de rythmes de danses qui innervent
puissamment la musique jusque dans l’écriture des chœurs (dès « Questa vita
mortale » à la scène 2 de l’acte I) sans parler de l’éblouissante Festa finale,
grâce également à des artifices comme les effets d’échos et malgré l’étouffoir
volontairement posé sur toute velléité de virtuosité vocale – il s’agissait
certes de prouver que Rome était au fait de la modernité artistique mais sans
pour autant déroger aux principes du Concile de Trente –, Cavalieri parvient à
insuffler à sa Rappresentatione une vitalité et une diversité que son matériau
de base n’auraient pas laissé soupçonner, et contribue à ouvrir la voie tant à
l’oratorio qu’à l’opéra.
Quiconque suit la
carrière de René Jacobs depuis quelque temps sait qu’il nourrit avec la musique
italienne du XVIIe siècle de profondes affinités, patentes dans ses
enregistrements dédiés à Cavalli mais aussi à Monterverdi, qui gagnent à être
réécoutés aujourd’hui, du moins pour les opéras et les Vêpres. Cette nouvelle
réalisation les souligne une fois encore avec une vigueur renouvelée, d’autant
que le chef a plutôt eu tendance, ces dernières années, à fréquenter des
répertoires plus tardifs. Que l’on apprécie ou non le résultat final, sa
démarche se distingue toujours par une réelle réflexion sur les partitions sur
lesquelles il tente de porter un regard neuf. Il n’a pas eu peur ici, comme il
s’en explique dans le livret, à recourir à des effectifs opulents, en réunissant
notamment deux orchestres avec lesquels il a coutume de travailler, le Concerto
Vocale et l’Akademie für Alte Musik Berlin. Il obtient de ces instrumentistes
très réactifs, qui épousent sans difficulté apparente son goût pour des
contrastes marqués et une agogique très dansante, une pâte sonore à la fois
riche mais sans lourdeur qui est sans doute un des éléments de séduction
essentiels de cette réalisation. Malgré quelques menues inégalités, comme le
vibrato pas toujours idéalement contrôlé de Mark Milhofer, le plateau vocal ne
déçoit pas. René Jacobs/Harmonia MundiMarie-Claude Chappuis est une Anima pleine
de finesse qui sait trouver le juste équilibre entre transparence et présence,
tandis que le fort bien chantant Johannes Weisser incarne, au sens plein du
terme, un Corpo aux atermoiements très humains, Gyula Orendt se révélant très
juste tant en implacable Tempo qu’en affable Consiglio et Marcos Fink traduisant
parfaitement l’autosatisfaction de Mondo. Il faut signaler également le très
beau Prologue dynamisé avec beaucoup de vivacité par Serena Malcangi et Loredana
Gintoli. Le Chor der Deutschen Staatsoper Berlin, en formation de douze
chanteurs, n’appelle que des éloges tant en termes de discipline que de
caractérisation ; qu’ils personnifient les damnés ou les bienheureux, le ton est
idoine et l’auditeur y croit. Bien entendu, cette lecture est une réussite parce
qu’elle est dirigée par un chef qui ne se contente pas d’aimer cette musique
mais qui, après avoir pris le temps de l’interroger et de la comprendre, sait
exactement quoi en faire et assume ses choix jusqu’au bout. Il est difficile de
ne pas succomber au souffle théâtral qui parcourt cette réalisation et fait que,
contrairement à d’autres, on ne s’y ennuie jamais, comme de ne pas rendre les
armes devant tant d’intelligence sensible. Malgré l’interprétation très colorée
de L’Arpeggiata (Alpha, 2004) qui signait avec elle son dernier bon disque, il
me semble que cette Rappresentatione di Anima & di Corpo dirigée par René
Jacobs, exempte de narcissisme et de trop de dérives dans les arrangements,
s’impose aujourd’hui comme choix prioritaire pour découvrir une partition
majeure de Cavalieri et de l’histoire de la musique.