WUNDERKAMMERN
(05/2015)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Agogique
AGO019
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Je me souviens d’avoir
eu la chance, il y a quelques années, d’assister, dans le cadre du Festival de
Sablé, à un concert dont le programme réunissait la soprano Chantal
Santon-Jeffery et la claveciniste Violaine Cochard autour de musiques françaises
et anglaises du XVIIe siècle et avoir été tellement emballé par ce que j’y avais
entendu que je m’étais pris à rêver, en sortant de l’église qui avait servi
d’écrin à ce récital, qu’il ferait peut-être un jour l’objet d’un
enregistrement. Le temps a passé mais au lieu de dissoudre lentement cette
espérance, il a permis à ce projet de mûrir pour nous arriver aujourd’hui servi
par une équipe élargie.
Hormis le fait d’avoir
été contemporains, les liens qui unissent Charpentier et Purcell, les deux
luminaires de cette réalisation autour desquels viennent graviter de non moins
brillants satellites, ne sont pas obligatoirement évidents d’emblée. Pourtant,
lorsque l’on y regarde d’un peu plus près, un certain nombre de traits communs
apparaît entre ces deux musiciens. Tous deux se sont tout d’abord distingués par
l’attention qu’ils ont porté aux « petites » formes, air ou song, au profit
desquelles ils ont déployé toutes les ressources de leur art en en faisant
souvent le lieu privilégié d’une dramaturgie conduite avec une grande économie
de moyens, mais pourtant étonnamment efficace ; ainsi, l’air Non, non, je ne
l’aime plus de Charpentier est-il une véritable scénette dans laquelle on
assiste aux débats intérieurs d’un amant éconduit qui passe du rejet de ses
liens à la conscience de sa dépendance vis-à-vis des élans de son cœur. Ce qui
rapproche ensuite les deux compositeurs est l’évidente affection dont ils font
preuve envers leur langue et les efforts qu’ils déploient pour en exalter à la
fois l’éloquence et la musicalité. Jusque dans le choix et l’agencement des mots
que sa mélodie vient rehausser, Purcell enveloppe, dans un souffle, Sweeter than
roses de suavité, O Solitude d’un recueillement éclairé d’un sourire d’ineffable
contentement tandis qu’il décline, dans l’air de la Plainte, Marcellus Laroon le
Jeune Une réunion musicale 1735O let me weep, extrait de The Fairy Queen, la
palette des larmes en l’espace de six vers – weep, sigh, deplore – tout en
jouant sur le charme des assonances (weep/sleep, hide/sight/sigh). Le français
n’ayant pas les mêmes vertus plastiques que l’anglais, il impose à Charpentier
de trouver d’autres solutions pour donner corps à ses imaginations ; il se
tourne assez naturellement vers des rythmes inspirés par la danse, balancement
berceur dans Auprès du feu l’on fait l’amour, volutes de passacaille dans Sans
frayeur dans ce bois. Nos deux musiciens sont, enfin, des assembleurs
d’exception qui contribuèrent à mêler à leur idiome national celui qui ne cessa
d’agrandir son empire sur l’Europe musicale tout au long du XVIIe siècle,
l’italien. Charpentier l’apprit à la source en séjournant à Rome, Purcell le
connut de seconde main, mais leur recherche tant d’expressivité que de séduction
mélodique témoigne à quel point il laissa sur leur manière une empreinte durable
; chez le second s’y ajoute, ce qui créé une liaison supplémentaire avec le
premier, une connaissance réelle du style français qui était très en vogue dans
l’Angleterre de la Restauration.
Les œuvres choisies en
complément sont beaucoup plus que du remplissage, qu’il s’agisse de la Mad song
hallucinée de John Blow, toute enflammée d’images violentes, ou des pièces
instrumentales qui agissent comme des intermèdes – ce sont toutes des danses –
dans un programme intelligemment conçu comme un opéra miniature dont l’argument
serait de dépeindre toutes les étapes d’une histoire d’amour, de sa naissance à
l’acceptation de sa fin. Les humeurs volontiers songeuses de Demachy et de
Sainte Colombe y côtoient l’inventivité toujours étonnante de Louis Couperin, un
zeste de surprise supplémentaire étant apportée par la fort belle Chaconne en fa
majeur de Chambonnières, un musicien que l’on aimerait croiser plus souvent au
disque comme au concert.
Je ne suis
généralement pas très amateur de récitals, mais je dois reconnaître que celui-ci
m’a réellement séduit, au point d’y revenir souvent et avec un plaisir intact.
Il faut dire que l’équipe réunie pour ce projet y fait valoir de très beaux
atouts, tant individuels que collectifs. Chantal Santon-Jeffery possède, outre
un timbre lumineux et une diction d’une grande netteté dans l’une et l’autre
langue, toute la versatilité et toute l’autorité qui conviennent pour donner
corps aux différentes passions qui agitent les personnages qu’elle campe, de
l’extrême agitation de la folie à l’ataraxie rayonnante de qui est enfin maître
de son cœur. On sait particulièrement gré à la chanteuse de donner aux mots leur
juste poids et de ne jamais tomber dans les travers de l’anecdote ou du
décoratif ; tout, dans son approche, est senti avec acuité, traduit avec une
indéniable justesse et devient donc touchant pour l’auditeur, à mille lieues des
poses conventionnelles que l’on observe parfois dans le rendu de ce type de
répertoire — l’incessant flux et reflux des émotions de sa lecture à la fois
frémissante et maîtrisée de Tristes déserts qui, en un éclair, passe de
l’exaltation à l’abattement est, à cet égard, révélateur. Chantal Santon-Jeffery
Violaine Cochard François Joubert-Caillet Thomas Dunford Stéphanie-Marie
DegandEn Violaine Cochard, la soprano a trouvé une partenaire idéale et la
complicité qui unit les deux musiciennes est partout évidente. Continuiste
émérite et attentive qui sait, avec la même intuition, la même élégance,
soutenir discrètement le discours ou le prendre à son compte, la claveciniste
nous fait un peu plus regretter, à chacune des pièces instrumentales où elle est
aux commandes, la rareté de ses enregistrements en soliste, tant le raffinement
de son toucher, son sens de la nuance et de la couleur sont précieux. Ce duo
très soudé n’a eu visiblement aucun mal à faire de la place à trois de ses amis
de la génération montante de la scène baroque. Le plus constamment sollicité, au
continuo comme en soliste, est le gambiste François Joubert-Caillet qui, dans
l’un et l’autre rôle, démontre les qualités de finesse, de recherche de
plénitude sonore et de sens mélodique naturel qui lui ont déjà valu des louanges
méritées. À l’archiluth, on retrouve Thomas Dunford, accompagnateur racé qui
fait partie de ces interprètes qui n’ont pas leur pareil pour captiver l’oreille
dès qu’ils entrent en scène. La violoniste Stéphanie-Marie Degand, enfin,
n’apparaît que dans O let me weep, mais sa prestation est parfaite de phrasé et
d’expression. Le quintette semble avoir pris énormément de plaisir à rendre
justice à ces œuvres aux atmosphères contrastées et elle nous le transmet avec
un naturel et une spontanéité tout à fait rafraîchissants, aidé par une prise de
son qui trouve le juste équilibre entre ampleur et sensation d’intimité.
Voici donc une fort belle réalisation dont je vous recommande l’écoute et qui ne
manquera pas d’accompagner avec bonheur les soirs d’été qui s’annoncent et de
vous en faire ressouvenir avec un rien de douce nostalgie lorsque la mauvaise
saison sera de retour, en espérant, qui sait, qu’un prochain printemps nous
ramène un nouveau semblable projet.