WUNDERKAMMERN
(12/2016)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Glossa
GCD922515
Code-barres / Barcode : 8424562225152
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Alors que le « grand public » néglige
trop fréquemment de leur faire fête et que les directeurs de festivals ne
daignent généralement pas leur faire place, du moins en France, la vitalité des
ensembles de musique médiévale ne cesse d’étonner, et notamment leur capacité à
faire revivre, au prix de recherches souvent extrêmement minutieuses, des
compositeurs plus ou moins complètement tombés dans l’oubli mais dont la
connaissance contribue cependant à préciser voire à éclairer le paysage
artistique de leur temps.
À moins d’être particulièrement
versés dans ce domaine, le nom de Petrus Wilhelmi de Grudencz n’évoquera sans
doute pas grand chose pour vous. Pourtant, les œuvres de cet exact contemporain
de Guillaume du Fay et de Gilles Binchois furent largement diffusées et étaient
encore vives dans la mémoire de certains musiciens postérieurs, tel Heinrich
Isaac dont la période d’activité s’étend jusque dans les quinze premières années
du XVIe siècle. Comme souvent dans le cas des artistes médiévaux, le peu que
l’on sait de la vie de Petrus Wilhelmi découle d’une poignée de documents
officiels et d’un certain nombre d’indices déduits du corpus d’une quarantaine
de pièces qui peuvent lui être attribuées avec quelque certitude. Né dans la
dernière décennie du XIVe siècle dans la ville de Graudenz (aujourd’hui au nord
de la Pologne), il se dit lui-même issu d’un lignage de chevaliers, peut-être
germaniques puisque son père se nommait Wilhelm. En 1418, alors qu’il avait
dépassé les 25 ans, il apparaît sur les listes de l’université de Cracovie où il
obtint successivement les grades de bachelier (1425) puis de maître ès arts
(1430) ; ces études notablement tardives pour l’époque lui permirent cependant
de nouer des liens avec la cour de Frédéric III, roi (1440) puis empereur
germanique (1452), relations dont la première trace matérielle est un
sauf-conduit délivré en 1442. Dix ans plus tard, un document désigne Petrus
Wilhelmi comme appartenant à la chapelle impériale (« domini Friderici
imperatoris cappellanus ») et sa présence est attestée à Rome où on le voit
arguer auprès du pape des difficultés de communication avec les autochtones et
de la pénibilité de sa charge compte tenu de son âge – il a alors soixante ans –
afin d’obtenir un bénéfice en échange de celui qui lui avait été accordé en
Poméranie et lui causait visiblement bien des tracas. On ignore s’il fut exaucé
et on perd complètement sa trace après cette date.
S’il est avant tout, lorsque l’on
considère les zones géographiques où il fut actif et celles où la diffusion de
ses œuvres fut la plus dense, un compositeur d’Europe centrale qui a évolué dans
un contexte musical relativement conservateur encore largement empreint des
canons de ce que l’on nomme Ars nova, dont les premières manifestations se font
jour en France à partir d’environ 1310, Petrus Wilhelmi n’en demeure pas moins
une figure passionnante dont la production témoigne d’une curiosité tout
humaniste pour d’autres foyers culturels. Unique dans son legs, le Kyrie Fons
bonitatis tropé prouve sa connaissance des tendances musicales alors les plus «
modernes » qu’incarnait, par exemple, Du Fay, tout comme l’usage de l’isorythmie
qu’il fait dans ses motets, tandis que la simplicité rythmique et mélodique des
chansons à deux ou trois voix qui constituent la part la plus conséquente de son
legs procède de la même volonté de décantation observée chez Binchois, le plus
fascinant étant que cette sobriété se trouve souvent mise au service de textes
parfois ouvragés jusqu’à une certaine préciosité (Probleumata enigmatum, par
exemple). Pour tenter de mieux saisir l’originalité de Petrus Wilhelmi, qui
savait visiblement s’abreuver à de nombreuses sources, il ne me semble une
nouvelle fois pas inutile de tourner le regard vers ce qui se passait dans les
autres arts, en particulier picturaux, dans le même temps où il élaborait sa
musique ; c’était la pleine période de ce que l’histoire de l’art a désigné bien
plus tard sous le vocable, contesté depuis, de gothique international, une
uniformisation stylistique européenne toute en lignes fluides qui est également
un moment d’échanges intenses et fructueux entre « écoles nationales. » Si vous
avez un jour la chance de vous rendre au merveilleux Musée de l’Œuvre Notre-Dame
de Strasbourg, ne négligez pas de vous arrêter, au second étage, devant deux
panneaux en bois de sapin, seuls survivants probablement d’un grand retable
peint vers 1430 environ ; l’un représente la Nativité de la Vierge, l’autre le
Doute de Joseph et si vous regardez attentivement le second, vous verrez que si
ses figures relèvent indiscutablement de l’esthétique dominante à cette époque
en terres rhénanes, ses motifs d’architecture sont d’ascendance siennoise et son
attention aux détails quotidiens flamande, ce mélange d’influences constituant
une scène à la fois précieuse par les références qu’elle convoque – le gothique
international est essentiellement l’expression d’une société de cour – et humble
dans la sensation de quotidienneté qui s’en dégage. Ainsi peut-on, je crois,
définir la musique de Petrus Wilhelmi de Grudencz ; son art est à la fois très
calculé et très accessible, presque familier, et il n’est certainement pas
fortuit que les cercles où il trouva le meilleur accueil et qui contribuèrent à
le faire vivre puis à le fixer ne furent pas les institutions musicales bien
établies, comme les chapelles, mais les amateurs cultivés, les étudiants, les
enseignants, et même des strates plus humbles de la population, qui pouvaient
déceler, sous son apparente simplicité, toute la subtilité d’un compositeur
aussi habile à jouer avec les notes qu’avec les mots.
Atteindre un juste
équilibre entre ces deux pôles ne va pas de soi, et l’une des grandes réussites
du disque de La Morra est d’y parvenir avec un naturel absolument confondant qui
ne surprendra guère ceux qui suivent le parcours de ce bel ensemble. Louons tout
d’abord la cohérence et l’intérêt du programme qui, bien que centré sur la
figure de Petrus Wilhelmi, nous fait également découvrir son environnement
musical, au travers d’œuvres de ses contemporains comme l’italianisant et
talentueux Nicolaus de Radom, qui mériterait sans doute une exploration plus
poussée, ou d’anonymes s’emparant de célèbres mélodies profanes françaises en
les revêtant de pieux textes latins, un procédé alors courant que l’on nomme
contrafactum. Les quatre chanteurs réunis pour ce projet sont excellents et
maîtrisent impeccablement les difficultés techniques inhérentes à ce répertoire
; irréprochables tant en matière d’intonation que de souplesse et
d’articulation, leur investissement permanent insuffle à ces pièces une vitalité
qui les propulse bien au-delà de la simple entreprise de redécouverte
patrimoniale ou archéologique. On saluera particulièrement la prestation de
Doron Schleifer dont le timbre délicieusement androgyne apporte une note de
raffinement supplémentaire à cette entreprise — on se dit que ce chanteur serait
parfait dans un programme consacré à l’ars subtilior. Le bonheur est le même du
côté des instrumentistes qui dessinent avec finesse – Corina Marti au
clavicymbalum est inspirée et arachnéenne – et conviction une atmosphère à la
fois chaleureuse et intime qui évite toutefois le piège du confinement et laisse
donc percevoir les différents courants qui traversent ces musiques plus
complexes qu’il y paraît. À la fois scrupuleux – on est heureusement en présence
ici d’un de ces ensembles qui n’ont pas besoin de recourir à une quelconque
quincaillerie percussive, tintinnabulante ou gutturale pour prétendre rendre «
intéressant » un répertoire médiéval qu’en réalité ils travestissent pour mieux
le prostituer – et d’une liberté d’autant plus grande qu’elle est soigneusement
informée, les musiciens de La Morra, pour leur première apparition sur le label
Glossa qui, espérons-le, saura se les attacher, nous offrent un disque plein
d’originalité, de couleurs et d’ardeur qui nous instruit tout en nous procurant
un réel plaisir d’écoute. Puisse cette noble démarche rencontrer le succès
qu’elle mérite et les encourager à poursuivre encore leur remarquable travail.
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