WUNDERKAMMERN
(11/2016)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
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Analyste: Jean-Christophe Pucek
Comme la source s’élargissant enfante
la rivière, certains disques apparaissent comme l’aboutissement naturel d’un
trajet plus ou moins long et sinueux. Son exploration obstinée et heureuse du
XVIIe siècle germanique, au disque comme au concert, conduisait immanquablement
Vox Luminis vers Johann Sebastian Bach, dont il n’a cessé de se rapprocher par
cercles concentriques ; si l’ensemble interprète déjà depuis quelque temps à la
scène le Magnificat et certains des motets, s’il se murmure que la Messe en si
fait partie de ses projets à court terme, il a choisi de se tourner vers quatre
de ses cantates « de jeunesse » pour entamer son parcours discographique en
compagnie du Cantor.
Dans la lettre de demande de congé
qu’il adressa, le 25 juin 1708, aux autorités de la ville de Mühlhausen qu’il
s’apprêtait à quitter pour rejoindre la cour de Weimar, le jeune musicien de
vingt-trois ans mentionna pour la première fois ce qu’il désigne lui-même comme
son but : « une musique sacrée bien ordonnée. » S’il ne l’avait pas toujours
tenu à l’écart des manigances du milieu piétiste qui ne faisait place que de
fort mauvaise grâce à des compositions sacrées à ses yeux trop élaborées, et
engendré, de ce fait, bien des frustrations, le poste qu’il délaissait lui avait
néanmoins permis de mettre à profit ses apprentissages et d’en offrir les
premiers fruits, même si l’absence de datation précise de certaines cantates –
c’est le cas, par exemple, de la célèbre Christ lag in Todes Banden BWV 4 – ne
permet pas d’écarter formellement qu’un infime nombre d’entre elles aient été
écrites durant la période d’Arnstadt. Si l’on admet son authenticité, encore
parfois contestée, Nach dir, Herr, verlanget mich (À toi, Seigneur, j’aspire)
BWV 150, fait partie des toutes premières cantates de Bach et aurait été crée à
Mühlhausen le 10 juillet 1707. Largement ancrée dans la tonalité de si mineur,
dont on sait quelle importance particulière elle revêtira toujours aux yeux du
compositeur, et qui exprime aussi bien l’affliction que la tension spirituelle,
l’œuvre, tout en s’inscrivant sans ambiguïté dans la tradition représentée par
Schütz ou Buxtehude, fait déjà une belle place à l’ingéniosité du jeune musicien
: écoutez comment après la déchirante Sinfonia d’ouverture, le chœur initial,
qui en reprend le matériau, sait tirer l’auditeur (le fidèle, ne l’oublions
jamais en écoutant ces musiques) des sombres royaumes de la désolation pour lui
faire entrevoir des horizons d’espérance (changement de tempo sur « Ich hoffe »
à l’appui) qui ne vont ensuite jamais cesser de scintiller, malgré le retour
douloureux du doute en si mineur – que Bach arrive néanmoins à transmuer en
quelque chose de léger dans la première aria pour soprano « Doch bin und bleibe
ich vergnügt » (« Je suis et reste comblé ») – alternant avec un ré majeur plus
confiant (ces deux tonalités se partagent également la Messe en si mineur)
jusqu’à ce que la chaconne finale, semée de quelques beaux figuralismes, résolve
les tensions, sa structure close insistant sur la permanence du secours divin
face à la mutabilité et aux vicissitudes de l’existence humaine. Contemporaine
de BWV 150 mais ne posant, elle, aucun problème de paternité, Aus der Tiefen
rufe ich, Herr, zu dir (Des profondeurs je t’appelle, Seigneur) BWV 131 est
souvent regardée comme la première cantate de Bach mais elle ressortit plutôt au
genre du concert spirituel tel qu’il fut ardemment pratiqué dans l’Allemagne du
XVIIe siècle. Avec son texte adapté du Psaume 130 (De profundis), cette œuvre
conçue avec un souci d’unité et une capacité d’invention également remarquables,
patents dans la façon dont sont traitées les deux parties symétriques mêlant un
air (arioso ou aria) et un choral traité en cantus firmus qui l’explicite et en
prolonge le message, nous montre également le compositeur en train
d’expérimenter en termes de couleurs instrumentales : il choisit ici une
distribution avec deux altos pour un unique violon afin d’obtenir une palette
plus intimiste parfaitement cohérente avec le caractère pénitentiel du texte et
emploie très efficacement les qualités vocales du hautbois dont le timbre
renforce encore la dimension implorante d’une partition dont l’espoir n’est, là
non plus, jamais absent, comme le démontre la brillante mise en valeur une
nouvelle fois des mots « ich hoffe » dans le chœur central, véritable cœur
émotionnel de l’œuvre débordant d’une ineffable tendresse.
Si elle n’a pas grand chose de
tragique, c’est néanmoins sous son appellation d’Actus tragicus dont l’absence
de manuscrit autographe empêche de déterminer si elle est ou non apocryphe, que
la cantate Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit (Le temps de Dieu est le meilleur
des temps) BWV 106 s’est imposée aujourd’hui comme une des plus populaires de
son auteur. Vraisemblablement écrite en 1707 ou en 1708 pour une occasion qui
demeure obscure mais qui était probablement funèbre, elle cultive un archaïsme
un peu trop ostensible, tant dans son instrumentation minimale et pouvant
sembler un peu désuète en ce début de XVIIIe siècle – deux flûtes à bec, deux
violes de gambe et continuo – que dans son inscription dans la tradition
musicale du siècle précédent mais aussi son usage de chorals remontant au XVIe
siècle, pour ne pas procéder d’une claire volonté de Bach ; souhaitait-il, en
positionnant de façon aussi clairement assumée cette œuvre hors des modes de son
époque, souligner qu’elle était de tous les temps, et donc de celui de Dieu qui
est le meilleur de tous ? Il est bien entendu question de la mort, celle du
Christ comme celle du croyant, tout au long de cette cantate en deux volets qui
s’ouvre sur une Sonatina processionnelle aux sonorités blafardes comme le deuil,
mais si son inéluctabilité est sans cesse rappelée – le verbe sterben employé
dans chaque section de la première partie et systématiquement souligné
musicalement –, ce n’est jamais sur le mode de l’effroi ; on pourrait plutôt
parler ici d’un paisible cheminement vers l’acceptation puis la libération qui
culmine dans l’arioso de la basse (Vox Christi) « Heute wirst du mit mir im
Paradies sein » (« Aujourd’hui tu seras avec moi en paradis »), accompagné par
l’alto (Vox animæ) chantant en cantus firmus le choral « Mit Fried und Freud ich
fahr dahin » (« Je pars en joie, je pars en paix »), d’une lumière de vitrail à
la fois diffuse et absolument saisissante.
Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen
(Pleurs, lamentations, tourments, découragement) BWV 12 est la deuxième cantate
que Bach composa à Weimar, sur un texte probablement dû à Salomo Franck, un
poète dont l’œuvre incita le musicien à approfondir encore sa réflexion
personnelle sur sa propre foi ; sa première exécution eut lieu le 22 avril 1714.
Cette partition est particulièrement intéressante car elle constitue une rupture
avec la prégnance de l’héritage germanique qui régnait sans guère de partage sur
les pages composées à Mühlhausen ; à la cour dont il vient alors tout juste
d’être nommé Concertmeister, Bach a découvert avec éblouissement la musique
italienne et son influence est ici partout perceptible, jusque dans la
désignation de l’œuvre : Concerto (entendu naturellement dans le sens de concert
spirituel). De l’abattement propre à la tonalité de fa mineur qui signe la
Sinfonia initiale où s’afflige le chant du hautbois comme le chœur d’entrée,
adoptant la forme d’une chaconne dans ses deux parties extrêmes et empli de
tensions harmoniques (il est construit en da capo et deviendra le Crucifixus de
la Messe en si mineur), le discours passe ensuite à l’ut mineur de la méditation
de l’alto avant de retrouver le mode majeur avec l’aria plus apaisée de la basse
déclarant sa volonté de suivre le Christ puis de revenir à sol mineur pour l’air
de consolation du ténor sur lequel plane le choral Jesu meine Freude énoncé par
la trompette à coulisse, comme la promesse de la paix accordée dans l’au-delà
(il s’agit d’un choral funèbre) à ceux qui auront su garder la foi ; c’est
d’ailleurs en si bémol majeur que se referme l’œuvre dans une atmosphère de
sérénité reconquise, réaffirmant que « ce que Dieu fait est bien fait » (« Was
Gott tut, das ist wohlgetan »).
Pour mener à bien cette première
exploration des cantates de Bach par Vox Luminis, Lionel Meunier a fait des
choix clairs, comme celui de ne s’appuyer, à l’exception du ténor Reinoud Van
Mechelen qui gagne en participant à cette aventure le petit supplément
d’expressivité qui lui faisait parfois défaut dans son récent et très beau
récital sans rien abdiquer de sa séduction vocale, que sur les musiciens
constituant habituellement son ensemble ou celui d’utiliser un grand orgue pour
le continuo (Dominique Thomas, 2013, d’après Gottfried Silbermann), cette
dernière option n’étant naturellement pas sans conséquence sur les équilibres
sonores et les tempi. Sans surprise, ces derniers sont généralement modérés sans
pour autant que l’on puisse parler d’une coquetterie de la lenteur ; loin des
lectures qui semblent courir la poste (la comparaison avec les lectures de la
BWV 106 par Gardiner ou Junghänel est révélatrice), la pulsation adoptée me
semble tout à fait appropriée, en ce qu’elle respecte la respiration des œuvres,
dont on oublie parfois un peu trop vite la destination liturgique, sans jamais
les rendre pesantes ou sulpiciennes et en faisant montre de toute la vivacité
souhaitable lorsque nécessaire. Il est également intéressant de noter que cette
interprétation s’affranchit de toute attitude dogmatique pour ce qui est des
effectifs choraux, solistes pour BWV 106 (ce qui, à titre personnel, me semble
une évidence), à deux chanteurs par partie ailleurs. Ceux-ci sont tous
excellents, techniquement bien entendu – la cohésion, la justesse dans
l’intonation comme dans la diction de cet ensemble ne sont plus à démontrer –,
mais surtout du point de vue de l’esprit, portant toute leur attention sur le
message que véhiculent les textes plutôt que sur des effets décoratifs — et Dieu
qu’il est bon de voir que personne ne songe ici à prendre la pose. Tous
mériteraient des éloges ; outre Reinoud Van Mechelen, déjà cité, on me
pardonnera de ne mentionner que la prestation humble et chaleureuse du ténor
Philippe Froeliger dans la BWV 106 et toutes les interventions du contre-ténor
Daniel Elgersma, très sollicité et d’une magnifique car frémissante humanité.
Les instrumentistes sont également de très grande tenue, avec beaucoup de
réactivité et une impeccable netteté de ligne qu’ils mettent entièrement au
service de la vision sobre et fervente, jamais esthétisante (écueil que
n’évitait pas toujours Philippe Pierlot dans son pourtant très séduisant
enregistrement réalisé en 2005 pour Mirare), défendue par Lionel Meunier ; on
saluera, entre autres, le très beau pupitre de violes de gambe de la BWV 106
tenu par Mieneke van der Velden et Ricardo Rodriguez Miranda, le hautbois exempt
de narcissisme mais jamais avare d’émotion de Jasu Moisio et le travail
exemplaire de Bart Jacobs à l’orgue, qui trouve l’équilibre idéal entre fermeté
du soutien, ampleur sonore et inventivité. Notons, pour finir, que la prise de
son ciselée d’Aline Blondiau sert parfaitement le projet artistique d’un
ensemble dont on prend plaisir à découvrir enfin une image sonore conforme à
toutes les dimensions que l’on entend au concert ; on espère que cette
collaboration se poursuivra.
À mille lieues des effets de mode et
des compromis qu’ils imposent, ce disque de cantates de Bach me semble renouer
avec la belle conviction de certains interprètes d’autrefois (on pense à Gustav
Leonhardt dans la BWV 106) qu’elle sait conjuguer avec un sens de la finition
supérieur qui ne l’entraîne cependant jamais vers un trop grand lissage. Parce
qu’elle ne craint pas de faire des choix et de les assumer (on est loin ici du
Bach « milieu du chemin » façon Suzuki), parce qu’elle fait le pari de
l’intelligence plutôt que de l’esbroufe et bouscule au passage quelques
certitudes sans pour autant prétendre révolutionner quoi que ce soit, parce
qu’elle est l’œuvre d’un collectif inspiré soudé par un souffle commun plutôt
que l’émanation d’une distribution de circonstance aussi brillante soit-elle,
parce qu’elle distille, mesure après mesure, une envie sincère de rendre justice
à la musique de Bach et un émerveillement continuel devant sa beauté, cette
réalisation mérite de trouver place auprès de vous. Puisse-t-elle n’être que la
première étape d’un parcours au sein du corpus des cantates que l’on souhaite le
plus complet et le plus long possible.
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