WUNDERKAMMERN
(04/2016)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
L'Encelade
ECL1403
Code-barres / Barcode : 3760061184626
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Si l’évolution de la scène de la
musique baroque peut souvent laisser perplexe par le manque d’ambition
artistique qu’elle révèle (l’avidité de reconnaissance facile demeure, elle,
bien vivace), il se trouve heureusement une poignée de projets pour redonner le
sourire en rendant tangible la réalité d’une continuité et d’une relève. J’ai
attiré votre attention, il y a peu, sur le premier disque réussi de l’Escadron
Volant de la Reine ; je souhaite vous présenter aujourd’hui l’enregistrement
inaugural de l’ensemble Marguerite Louise qui a fait, pour ses débuts, le choix
de la musique française.
Il n’y a rien de bien original, me
rétorquerez-vous, à se faire l’apôtre de Marc-Antoine Charpentier et à explorer
sa production pour la Maison de Guise, un exercice dans lequel s’est illustré
l’ensemble Correspondances en 2013, pour ne citer que l’entreprise probante la
plus récente. C’est oublier un peu vite que si celui qui s’impose comme un des
plus brillants compositeurs du Grand Siècle a été, ces trente dernières années,
abondamment documenté au disque, une part non négligeable de sa vaste production
demeure aujourd’hui encore inédite en dépit de qualités que cette réalisation de
Marguerite Louise vient fort opportunément souligner.
Après un séjour de trois ans à Rome
durant lequel la tradition veut qu’il ait étudié auprès de Carissimi (ce qui
n’est étayé par aucune source documentaire incontestable), Charpentier revint à
Paris au plus tard en 1670 et entra au service de la duchesse de Guise, femme
puissante et pieuse, jusqu’à la mort de cette dernière en 1688. Elle entretenait
une chapelle musicale dont les effectifs importants pour l’époque (jusqu’à une
quinzaine de membres, chanteurs et instrumentistes) permirent au musicien de
faire la démonstration de l’étendue de son talent mais aussi d’expérimenter de
nouvelles voies aussi bien dans des configurations réduites que plus amples, du
petit motet à l’histoire sacrée et peut-être même aux opéras de chambre, bien
que quelques doutes subsistent encore sur le membre de la famille de Guise qui
commanda les huit que l’on sait avoir été créés à son intention. Les six motets
réunis dans cette anthologie illustrent avec bonheur la maîtrise atteinte par
Charpentier dans le domaine des « petites » formes ; l’économie de moyens
inhérente à ce format restreint l’incite toujours à concentrer au maximum son
propos pour mieux mettre en valeur chaque inflexion du texte tout en recherchant
la plus grande variété possible de couleurs et une efficacité dramatique
maximale ; on reste ainsi toujours étonné de voir combien les versets en latin
sont traités avec le même souci d’éloquence que s’ils étaient écrits en langue
vernaculaire, Antoine Masson Pierre Mignard Marie de Lorraine duchesse de
Guiseavec un recours à des figuralismes qui montre à quel point la leçon
italienne a été comprise (citons, entre bien d’autres exemples, la façon dont
sont illustrés les mots « ascensiones » et « valle lacrimarum » dans Quam
dilecta, l’un par un passage lumineux ascendant, l’autre par un subit
assombrissement descendant) même si elle s’exprime au travers d’un art empreint
d’une retenue toute française. Chaque pièce se révèle un univers parfaitement
homogène placé sous le signe d’une teinte dominante, louange pleine de sérénité
de Domine Dominus noster, joie débordante de fraîcheur et de simplicité de
Gaudia beatæ Virginis Mariæ aux tendres couleurs pastorales, aspiration
implorante, palpitante parfois presque caressante mais toujours empreinte d’une
grande noblesse de Quam dilecta, contrition mélancolique de l’Ave verum Corpus
qui se mue lentement en une méditation plus apaisée, tristesse sensible, parfois
poignante (les chromatismes douloureux sur « Requiem æternam ») mais pourtant
jamais écrasante du De profundis, ou, plus surprenant, caractère plus optimiste
qu’angoissé ou révolté d’Usquequo Domine, dont chaque épisode qui le compose,
avec ses subtiles variations de tonalité, de rythme ou d’effectifs, ajoute en
contrastes, en perspectives, en vitalité, Charpentier agissant comme un
miniaturiste suprêmement doué dont l’imagination serait assez fertile et la
palette suffisamment riche pour susciter des horizons infinis dans un espace
contraint. Se coulant dans le même mouvement d’ouverture, les pièces du Premier
Livre d’orgue (1689) de Jacques Boyvin, parisien de naissance qui tint la
tribune de la cathédrale de Rouen de 1674 à sa mort en 1706, offertes en
ponctuation entre chaque motet apportent une note de puissance et de virtuosité
qui fait sortir ce programme globalement assez intimiste de l’atmosphère d’une
chapelle privée et lui confère une dimension plus large.
Marguerite Louise est un jeune
ensemble qui ne manque pas de personnalité et sait d’emblée piquer la curiosité
en utilisant des visuels volontairement décalés, mais toujours raffinés (on
apprécie ou non ; j’avoue, pour ma part, que cette démarche à la fois hardie et
ingénieuse me plaît beaucoup). On aurait pu craindre que ce talent de
communicant fût l’alibi d’une démarche artistique hésitante ou pire ; il n’en
est rien et ce premier opus est, au contraire, une fort belle surprise, signée
par des musiciens qui ont mûri leur projet et le servent avec cœur et
conviction. Il y a, dans leur approche, un élan et un goût aussi tangible que
maîtrisé pour une théâtralité assumée qui, sans rompre complètement avec elle,
les place un peu en marge de la tradition empreinte de plus de solennité et de
distance incarnée hier par Les Arts Florissants et aujourd’hui par
Correspondances, et ouvre une une voie stimulante dans l’interprétation du
répertoire du Grand Siècle. Malgré quelques petites raideurs ou approximations
fugaces, Ensemble Marguerite Louiseles cinq solistes vocaux sont de très bon
niveau, parfaitement au fait des exigences techniques requises par ces musiques
et attentifs à en délivrer une lecture nettement articulée et soucieuse de
traduire intensément les affects véhiculées par le texte, sans jamais tomber
dans le travers d’un histrionisme hors de propos. Les instrumentistes sont
excellents, très réactifs et souples, avec un sens du phrasé et de la couleur
tout à fait appréciable ; on leur sait gré de ne jamais succomber à la tentation
d’une exécution esthétisante dans laquelle le beau son serait une fin en soi et
de nous rappeler qu’un soupçon de rugosité ou d’inégalité ici ou une prise de
risque là, certes contrôlés avec art, apportent aux œuvres un indiscutable
supplément de vie. Gaétan Jarry, dont on apprécie également la prestation
dynamique au grand orgue (on aurait aimé que les motets fussent eux aussi
soutenus par cet instrument plutôt que par un positif), dirige ses troupes avec
intelligence et précision, en obtenant d’elles un engagement et une cohésion de
tous les instants. C’est donc chaleureusement que l’on salue l’arrivée de
Marguerite Louise sur la scène musicale, tant son premier disque nous prouve que
cet ensemble ne manque pas d’idées et sait se donner les moyens de les mettre en
œuvre. On attend maintenant qu’un deuxième opus vienne confirmer les riches
promesses dont ils nous gratifient ici.