WUNDERKAMMERN
(10/2015)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Christophorus
CHR77394
Code-barres / Barcode :
4010072773944
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser
de près à la culture germanique médiévale et qu’après la littérature et les arts
plastiques, j’ai souhaité en apprendre plus sur la musique, je me suis
rapidement heurté à un corpus d’enregistrements relativement restreint qui s’il
se montrait presque exhaustif dans certains domaines – on songe, par exemple, au
formidable travail réalisé par Sequentia sur Hildegard von Bingen – en laissait
d’autres dans une obscurité assez dense, sans compter que les interprétations
que l’on en trouvait étaient presque systématiquement soumises à ce que je nomme
« l’esthétique du rauque » qui postule que les œuvres de cette période sonnent
de façon plus authentique quand elles râpent le tympan. On assiste heureusement,
depuis une dizaine d’années, à l’émergence d’une nouvelle génération de
musiciens doués – les ensembles Leones, Peregrina, Dragma, La Morra, entre
autres – et animés par le désir de reprendre le flambeau de pionniers comme le
Studio der frühen Musik pour poursuivre leur travail de recherche sur un
répertoire dont on a tort de croire qu’il ne peut intéresser que les
spécialistes. Il revient à Per-Sonat, dont le disque précédent évoquait, dans
une optique soliste discutable mais superbement défendue, la grande figure de
l’abbesse de Bingen, de se pencher aujourd’hui sur un personnage nettement plus
insaisissable.
On en sait presque moins de Walther
von der Vogelweide que de la majorité des musiciens médiévaux sur lesquels, sauf
exception, on ignore à peu près tout. L’unique mention de son nom dans les
documents date très précisément du 12 novembre 1203, lorsque les registres de
l’évêque du diocèse de Passau, Wolfger von Erla, nous apprennent que Walthero
cantori de Vogelweide pro pellicio v solidos longos, donc que furent donnés « à
Walther le chanteur de la Pâture aux Oiseaux cinq pièces d’or pour une pelisse.
». Cette somme rondelette destinée à l’achat d’un manteau constitue un des
indices de la notoriété dont notre poète et compositeur jouissait déjà à cette
époque et qui ne se démentira guère par la suite, si l’on en juge par l’ampleur,
en quantité comme en durée, de la tradition manuscrite de ses œuvres. Malgré
cette réputation, presque tout ce qui le concerne, hormis ses textes, consiste
en des reconstructions, fruits de conjectures souvent extrêmement savantes dont
un des buts a été de dissiper les légendes qui se sont volontiers attachées à
l’univers des Minnesänger. Ainsi en va-t-il de l’image que nous transmet le
fameux Codex Manesse à la délicatesse de laquelle il ne faut pas accorder trop
de crédit ; lorsque l’enlumineur le représenta, vers 1300-1340, en homme rêvant
en retrait de l’agitation du monde (sa position est celle du typus melancolichus)
tel qu’il se décrit lui-même dans Ich saz ûf einem steine, le véritable visage
de Walther s’était déjà dissous dans l’oublieuse mémoire des hommes. Walther von
der Vogelweide Codex Manesse fol 124 rSi les bornes chronologiques
(c.1170-c.1230) que l’on fixe à son existence sont exactes, il naquit, sans
doute au Tyrol, alors que Hildegard von Bingen était entrée dans la dernière
décennie d’une existence bien remplie et que Herrad von Landsberg venait d’être
élue à la tête de l’abbaye du Hohenburg (sur l’actuel Mont Sainte-Odile) et
travaillait déjà à son Hortus Deliciarum, et il est l’exact contemporain de deux
autres poètes émérites, Wolfram von Eschenbach et Gottfried von Strassburg,
respectivement auteurs d’un Parzival et d’un Tristan également mémorables. Les
indications que nous donnent ses textes nous montrent que lui qui s’imaginait en
position de surplomb face aux tumultes de la société eut, au contraire, à les
affronter directement voire à y prendre part, comme le montre, entre autres, sa
ferme prise de position en faveur de l’Empire dans le conflit qui opposa ce
dernier, à partir de 1198, à la papauté lors de la succession de Henri VI et
devait finalement aboutir, de renversements d’alliances en assassinats, au
couronnement, en 1220, de Frédéric II que sa personnalité singulière fit bientôt
nommer « stupor mundi. » L’implication du poète dans les affaires du siècle sont
documentées, dans cet enregistrement, par son Unmutston, que l’on pourrait
traduire par « Chant d’indignation » qui égratigne le pape, mais aussi dans son
Reichston (« Chant de l’Empire ») qui expose ses conceptions politiques tout en
réaffirmant son désir de voir les Allemands gouverner leur patrie. A défaut de
portrait crédible, il est tout de même possible de se faire une idée de la
personnalité de Walther qui apparaît comme un homme engagé, sans doute conscient
de sa valeur, passionné, à l’esprit volontiers caustique, à la fois tourmenté
par la précarité de sa condition d’artiste devant aller de cour en cour pour
assurer sa subsistance et très soucieux de préserver sa liberté. Très
intéressante est également sa conception de l’amour, sujet qui occupe
naturellement une place importante dans sa production ; si l’idéal courtois y
tient la place attendue dans une œuvre poétique écrite au début du XIIIe siècle,
il est contrebalancé par l’affirmation d’une sensualité on ne peut plus concrète
(Bin ich dir unmaere), mais également par le remplacement de la dame lointaine
par des femmes plus accessibles, plus concrètes (Unter der linden). Cette
volonté de se détourner de l’idéalisation, doublé d’un sentiment très vif de la
Nature, constitue une importante évolution d’un genre qu’il entraîne vers plus
de simplicité et de réalisme, ce qui explique sans doute en partie la durabilité
de sa postérité.
Donner aujourd’hui à entendre les
compositions de Walther est une gageure. Les sources musicales médiévales
germaniques sont, en effet, souvent très lacunaires et imposent une minutieuse
restitution, car si l’on conserve quelques mélodies de sa plume, il faut
procéder à un exigeant travail de rapprochement avec d’autres sources pour
essayer de retrouver toutes celles qui font défaut. Les interprètes sont donc
allés puiser dans différents manuscrits pour y trouver des airs qui s’adaptent à
la métrique des textes, un chez Wolfram von Eschenbach, un autre chez Gautier
d’Épinal, un autre encore chez un mystérieux Meister Alexander mentionné dans le
Chansonnier d’Iéna, voire se sont livrés, dans un petit nombre de cas, à
l’exercice de la composition dans le style de l’époque.
S’il n’est pas
rare de trouver certaines de ses pièces dans des anthologies consacrées au
Minnesang, les enregistrements monographiques dédiés à Walther von der
Vogelweide sont nettement plus rares, compte tenu des difficultés que pose la
reconstitution d’un corpus exploitable. La réalisation que propose Per-Sonat est
donc tout à fait bienvenue, et elle l’est d’autant plus qu’il s’agit d’une vraie
réussite qui évite les deux écueils qui guettent ce type de projet :
l’archéologie desséchée et l’imagination délirante. Il faut dire que le quatuor
de musiciens réuni pour l’occasion possède une profonde connaissance du
répertoire qu’il a choisi d’interpréter et qu’il a opéré sur les sources un
travail de fond qui concilie à merveille précision, intuition et inventivité. Le
résultat est convaincant de bout en bout, à la fois d’une grande sobriété – il
est particulièrement gratifiant Ensemble Per-Sonatde pouvoir écouter ces
musiques débarrassées de tous les oripeaux d’un folklore aussi dépassé que
douteux – et montrant à chaque instant un vrai souci de la variété, de la
couleur, mais aussi, ce qui n’est pas si fréquent, une sensibilité tangible mais
qui ne déborde jamais. Sabine Lutzenberger ne se contente pas de faire valoir un
timbre limpide et séduisant ; elle habite pleinement la poésie de ce lointain
Walther pour en exalter la saveur – signalons ici l’attention accordée au rendu
linguistique –, pour en faire saillir les mots, pour rendre sa poésie
palpitante. Elle s’est entourée d’instrumentistes dotés d’une parfaite maîtrise
tant technique que stylistique, aussi à l’aise dans leur rôle d’accompagnateurs
que dans celui de solistes et d’improvisateurs. Il me semble donc que ce projet
intelligent et soigné s’adresse, au-delà d’un cercle d’auditeurs avertis, à un
large public qui pourra y trouver son compte de rêve, de connaissance et
d’émotion. Saluons le courage de Per-Sonat et l’investissement dont il fait
preuve pour porter jusqu’à nous des musiques assez peu fréquentées dans d’aussi
belles conditions et souhaitons-lui de pouvoir continuer à poursuivre longtemps
son passionnant travail de défrichage.
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