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WUNDERKAMMERN (12/2015) 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)

 

Bayard Musique 308 447.2 



Code-barres / Barcode : 3560530844729

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek
 

L’histoire commence au IXe siècle et se poursuit jusqu’au nôtre en cheminant le long des routes, des viæ qui jettent sur toute l’Europe un maillage ressemblant aux nervures d’une feuille convergeant vers un unique point d’attache dont le nom a si bien fait rêver l’ensemble de la chrétienté que même lorsqu’il était employé sans plus de précision, chacun comprenait de quoi il était question ; ce Saint-Jacques était forcément celui de Compostelle, ce champ d’étoiles (campus stellæ) dont la légende avait recouvert, tel un poêle tissé de fils d’or, le mot qui désignait plus prosaïquement le tumulus (compositum tellus) préservant les reliques du saint.

 

Tout autant que le bâton qui lui permettait de soutenir voire de protéger son corps, le chant faisait partie du bagage du pèlerin ; bourdon de l’âme, il l’encourageait à avancer lorsque la fatigue venait le faire buter contre les pierres du chemin et entretenait le souvenir de ceux qui lui avaient transmis ces mélodies et pour le salut desquels il prierait une fois atteint le but de son voyage. Chanter, c’est alors porter la mémoire des siens ; chanter, c’est être partout chez soi. Les différents itinéraires empruntés par les hommes, des plus modestes aux plus savants, favorisaient les rencontres et les brassages et l’on a sans doute peine à imaginer la surprise qui devait saisir le voyageur arrivant des contrées du nord ou de l’est lorsqu’il découvrait les monodies et les polyphonies inventées dans les monastères aquitains durant leur pleine floraison des XIe et XIIe siècles, en particulier Saint-Martial de Limoges, importante étape du trajet vers Saint-Jacques ; la renommée de Compostelle ne cessait alors de grandir et son répertoire liturgique fut fixé dans le Codex Calixtinus, un imposant manuscrit de presque deux cents feuillets réalisé vers 1140. Si les œuvres qu’il contient offrent un vaste tour d’horizon des élaborations polyphoniques déjà fort raffinées et complexes qui avaient cours à cette époque, une s’en distingue en faisant entendre la voix des plus humbles au cœur d’un ouvrage dont la destination manifestement officielle les excluait ; seule pièce en notation aquitaine du recueil, ce chant de pèlerin porte la trace des chemins sur lesquels il est peut-être né et où il a certainement été repris avant que la notation le fige comme dans une goutte d’ambre : sa juxtaposition de latin et de dialectes germanique et romans, sa dimension pédagogique, chaque strophe illustrant la déclinaison latine du nom Iacobus, attestent indubitablement de son origine plébéienne.

 

Maître François Pèlerins devant une statue de saint JacquesQuelque deux cents ans plus tard, à la toute fin du XIVe siècle, un autre lieu de pèlerinage immortalisa le souvenir des hommes qui venaient s’y recueillir. Six minces folios nous permettent aujourd’hui d’imaginer ce que furent leurs veillées dans l’église de Notre Dame de Montserrat, car le copiste a pris soin d’indiquer quelques éléments du contexte dans lequel prenaient place ces « chansons honnêtes et pieuses. » Enchâssées au côté de textes religieux et administratifs dans la reliure rouge qui a valu au manuscrit son nom de Llibre Vermell, les dix pièces, quatre monodiques, six polyphoniques, dédiées, à l’exception de la danse macabre Ad mortem festinamus, à la louange, très en faveur auprès du petit peuple, de la Vierge, avouent leur nature pérégrine non seulement au travers de leurs textes où se mêlent le latin, le catalan et l’occitan, mais aussi de leurs mélodies qui témoignent de différentes strates de traditions, entre résurgence d’archaïsmes (O Virgo splendens) et raffinement à la mode de la cour papale d’Avignon. Parfois, dans ce monde tout spirituel, le corps rappelle son existence et s’il a souffert durant la longue marche vers le sanctuaire, le voici qui, revigoré et porté par l’élan de la foi, se met à vouloir danser, en rond – « a ball redon » comme l’a indiqué le scribe –, en énumérant les sept joies de la Vierge (Los set gotxs) ce qui est également, pour des hommes qui n’ont pas accès à la lecture, une façon de les mémoriser plus aisément.

 

Si les schismes au sein de l’Église et la progression du rationalisme firent lentement pâlir son étoile, le souvenir du pèlerinage vers Saint-Jacques demeura vivace dans de nombreuses régions de France comme le démontre le répertoire des chansons qui a été heureusement préservé. Qu’ils retracent les principales étapes vers Compostelle (Quand nous partîmes de France, avec un couplet contre les protestants) ou évoquent ce lieu comme un simple élément de décor (La Pernette se lève), ces airs populaires sont empreints d’une ferveur simple (Pour avoir mon Dieu propice) teintée d’inquiétude (les recommandations de Vous qui allés à Sainct Jacques) et de merveilleux (C’est de cinquante pèlerins) qui les rend particulièrement attachants ; ils nous permettent encore d’entendre des voix que la « grande » histoire, celle qui est écrite par les vainqueurs et les puissants, laisse généralement pour compte.

 

Si ce programme chronologiquement et stylistiquement composite est une première dans le parcours de Discantus, si l’on excepte les échappées contemporaines, au demeurant plutôt bien venues, du projet Music for a King (Æon, 2014), l’idée d’une évocation musicale des chemins vers Saint-Jacques n’est pas à proprement parler une nouveauté au disque. La réalisation de l’ensemble dirigé depuis plus de 25 ans, avec le talent que l’on sait, par Brigitte Lesne m’a fait songer à celle enregistrée en 2007 (et parue en 2011 chez Ricercar) par La Fenice qui se concentrait, elle, sur le XVIIe siècle, avec la même volonté de faire percevoir la coexistence des répertoires savants et populaires. La différence entre les deux projets est que celui de Discantus a des moyens à l’exacte mesure de son propos et qu’on ne l’écoute jamais avec le sentiment que les musiciens servent des œuvres pour lesquelles ils n’ont que des affinités réduites. Tout au contraire, l’équipe réunie dans la belle acoustique de l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache, prend un plaisir palpable à emprunter des voies qui lui sont pour partie familières, pour partie inaccoutumées, et à nous y entraîner à sa suite. Ensemble Discantus © Anne-Marie BerthonIl y a, dans la lecture qui nous est ici proposée, un parti-pris évident de simplicité et de sobriété qui, pour peu que l’on soit sensible au répertoire, entraîne rapidement l’adhésion et même, au-delà, la participation — ne soyez pas étonné si, après l’écoute, des airs vous trottent en tête et que vous vous sentez poussé par une irrésistible envie de les chanter. On se sent chez soi avec cette proposition qui, en choisissant de se situer à hauteur d’homme tout en s’appuyant sur de solides connaissances musicologiques et une clairvoyante intuition musicale, transmet, avec une tendresse à leur égard qui n’est pas si fréquente, un sentiment très juste de ce que pouvaient être ces musiques de pèlerinage. Il y a bien, ici et là, quelques menues faiblesses vocales avec de minimes tensions et autres signes d’usure, mais l’engagement et l’intelligence dans la mise en place et le dosage très fin des interventions instrumentales, en particulier des percussions, présentes à bon escient sans jamais être intrusives, les fait considérablement relativiser.

On suit donc bien volontiers le Chemin d’étoiles qu’ouvre pour nous Discantus en prouvant au passage qu’il est possible de proposer des projets aux horizons musicaux élargis sans se livrer à des tripatouillages douteux pour flatter le goût du public. En misant sur la modestie et la spontanéité sans rien abdiquer en matière de raffinement et de pertinence de l’approche, Brigitte Lesne et ses compagnons rendent un bel hommage à ces pèlerins qui s’en allaient chercher leur salut, au mépris de tous les dangers, sur la route des humbles.

 

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