Analyste: Gaëtan Naulleau
La fureur de dire
En 2014, John Eliot Gardiner
fêtait à Versailles le jubilé du Monteverdi Choir avec la partition à
l'affiche de leur tout premier concert, ces Vêpres de 1610 qu'ils n'ont
jamais quittées bien longtemps.
Dieu soit loué, les caméras virtuoses qui dominaient la chapelle royale ne
trahissent pas, aux premiers rangs de l'assistance, la clairière qui
surplombe déjà le crâne de votre serviteur. Elles auraient également saisi
son mouvement de tête sous l'attaque décoiffante du choeur. « Domine ad
adiuvandum » : trente voix soudées comme un javelot clair répondent à la
clameur viscérale, impérieuse, lente, du soliste juché en tribune, ce « Deus
ad adiutorium » où Gardiner entend l'alter ego du muezzin exhortant
la ville à la prière. Sa lecture des Vêpres ‑ les choix
d'effectif, de tempos, couleurs, dynamiques, quasi inchangés au fil des
décennies ‑ est indissociable de l'impact physique du son qu'il a soudées
comme littéralement inventé avec le Monteverdi Choir.
La lumière perçante du mot, qui
investit le moindre interstice de l'architecture, semble jaillir sans
effort, comme sur un violon ou un piano sublimement réglé. Les nombreux
passages où la caméra s'attarde sur Gardiner témoignent du contact
intime entre le chef et les siens: si attentifs au moindre accent, si
préparés, si réactifs, qu'il peut amplifier des gestes souples sans atténuer
le détail. Certains effets de phrasés ou de dynamiques (ces decrescendos
inouïs sur des accords tenus!) relèvent du maniérisme: mais d'un maniérisme
porté par une telle nécessité intérieure, réalisé avec une telle évidence,
organisé dans la grande forme avec un tel sens des points d'équilibres,
qu'il se fond sans la structure.
Quels apports depuis l'enregistrement réalisé à San Marco en 1989 (CD et DVD
Archiv) ? Un choeur encore plus agile, un splendide ténor polonais dans un
Audi coelum éperdu ‑ il y a quelques semaines, Krystian Adam était
l'Orfeo de Gardiner à Versailles. Et surtout, une prise de son
impressionnante, qui restitue les jeux de perspectives chers à Gardiner de
façon beaucoup plus nette qu'à travers l'encens épais de la basilique
vénitienne.
Depuis1989, le regard des historiens aussi a changé. Ils ne voient plus le
Vespro comme un ensemble de pièces destiné à être chanté dans son
intégralité lors d'offices extraordinairement longs, mais comme un recueil
(d'une profonde cohésion, certes) où le maître de chapelle pouvait
faire son marché lors des grandes fêtes. Mais accepterions-nous désormais
d'entendre une partie seulement des psaumes ? Renoncerions‑nous aux joutes
mystiques du Duo Seraphim ? Gardiner résout l'anachronisme par une
lecture unifiée et construite au plus haut degré. Son Vespro est bien
une oeuvre, un chemin, un monument, qui ne donne pas le
vertige par ses dimensions mais par l'intarissable flux de la parole qui
nous accueille et nous réunit.
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