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Outil de traduction ~ (Très approximatif) |
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Analyste: Sophie Roughol En regard de l'Histoire, que vaut une petite fenêtre de quarante ans (disons de 1380 à 1420) à cheval entre Trecento et Quattrocento ? Une fenêtre, ou un îlot isolé sur lequel Pedro Memelsdorff a élu domicile il y a vingt ans, qu'il n’a jamais quitté, qu'il a rendu fertile contre toute attente.
L’Ars subtilior (art plus subtil), succédant à l’Ars nova sublimé par Guillaume de Machaut (mort en 1377) et précédant la polyphonie franco‑flamande, a longtemps été méprisé comme une vaine spéculation théorique à l'origine d'étonnants manuscrits précieux, dont ceux de Baude Cordier, en forme de coeur ou circulaire. Le jeu poétique, lié au passage de l'idée érudite de subtilitas de la France à l'Italie dans les années 1380, compliquait encore la compréhension d'un monde mystérieux. Une bonne partie des musicologues regardait de haut ces élucubrations. Les jouer au XXe siècle, il n’en était pas question. D'ailleurs, les avait‑on vraiment déjà jouées ? Musique pour le papier ?
Musique d'une quête sonore inouïe, répondaient en 1994 un jeune flûtiste incandescent et un éditeur érudit. En trois ans et trois disques, de 1994 à 1996, Pedro Memelsdorff et Michel Bernstein ont donné vie à la « fumeuse spéculation », selon les termes de Solage, un des maîtres français du genre. Un coffret tout récent a réuni le triptyque: « Ars subtilis ytalica » (polyphonie pseudo‑française en Italie 1380‑1410), puis « D’Amor ragionando » (ballades du neo‑stilnovo en Italie 1380‑1415), et « En attendant» (L'art de la citation dans l'Italie des Visconti 1380‑1410).
Révélation : certes, Francesco Landini, Matteo de Perugia, Magister Zacharias, Antonello da Caserta, et bien d'autres, épousent la fascination du temps pour les complexités rythmiques et le défi de leur notation, mais leur ars subtilior a bien d'autres richesses. Une liberté mélodique invraisemblable (et à certains égards inchantable), l’importance des timbres, que Memelsdorff cisèle et oppose jusqu'à donner aux unissons le relief d'une polyphonie, la dynamique de chaque syllabe comme sève du discours, sa densité explosive dilatant ou fragmentant l'espace sonore à la façon d'une oeuvre contemporaine. Sans oublier cette « ytalica dulcis loquela », suavité revendiquée de la langue italienne, que la flûte de Memelsdorff et les voix acrobates de Jill Feldman et Giuseppe Maletto distillent si bien au début du disque (Che cosa è quest’Amor de Landini).
L'inchantable enchante. Entend‑on le texte, ou une glose du texte ? Si l'auditeur s'interroge, les interprètes le savent. Pour Memelsdorff, l'art nécessaire de la déconstruction est le « courage de casser le cercle vicieux selon lequel tout paramètre qui n’est pas écrit n'existe pas », et de reconstruire scrupuleusement, avec le secours de l'improvisation et le temps de l'expérimentation, l'architecture des rythmes, phrases, nuances. Écoutez l'hypnotique Serà quel zorno may de Matteo da Perugia, dix‑huit minutes d'unie sophistication inouïe.
La quête
sublime de Memelsdorff sur son îlot est‑elle désespérément élitiste ? Pas
sûr, madame la ministre. Trois disques ont suivi chez Erato, dont un
best‑seller. Puis le « Narcisso speculando » chez Harmonia Mundi en
2002, enfin « Faventina » en 2007. Le prochain se fait
attendre. Mais soyez tranquilles, Memelsdorff est un homme heureux sur son
îlot. |
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