Analyste:
Philippe Venturini
Benjamin Alard trouve l’équilibre idéal entre la souplesse des phrasés et la
clarté polyphonique.
Avant l’invention de l’enregistrement, il fallait faire preuve
d’imagination. Aussi pour permettre à l’« amateur» de recevoir un orchestre
à domicile sans en avoir la place ou les moyens, Johann Sebastian Bach
a-t-il décidé de l’installer dans la boîte de son clavecin. «Clavecin à deux
claviers» précise cependant la partition ce qui limite les capacités
d’accueil et réserve l’opération aux amateurs les moins… amateurs.
L’instrument domestique se satisfait en effet d’un clavier unique. Mais pour
s’assurer de la réussite de son entreprise au près desdits amateurs, le
compositeur, qui s’attache à « la récréation de leur esprit », a pris le
soin de différencier les passages solistes des interventions collectives par
des indications « piano » et « forte », justifiant le recours aux deux
claviers. Et comme le compositeur fait confiance à son destinataire, il lui
demande de faire preuve de hauteur de vue et de pouvoir porter son regard de
part et d’autre des Alpes. D’un côté l’Italie et son concerto marqué
d’oppositions entre ritournelles orchestrales et interventions solistes
apprises chez Vivaldi, de l’autre la France et sa suite de danses stylisées.
Rude programme. Mais Benjamin Alard n’a rien d’un débutant et il poursuit
sereinement son exploration des quatre volumes de la Clavier-Űbung après un
premier volet (Alpha 157, Classica n° 122, ****) déjà confié à ce même
instrument allemand d’Anthony Sidey. C’est en effet sereinement, sans
précipitation, qu’il aborde ce programme et, en particulier, le Concerto
italien. Est-ce pour accorder la musique à la vue du Campo du Rialto
peint par Canaletto choisie comme illustration? Peut-être pour suggérer que
le tempo de Venise, berceau de Vivaldi, reste préservé des trépidations
urbaines. Il permet alors de soigner la conduite des lignes, de ne pas
abandonner les fins de phrases, de faire entendre les oppositions entre solo
et tutti par le jeu des registres dans les mouvements extrêmes. L’énergie
n’est pourtant pas absente puisque tout le finale semble propulsé par la
syncope de la première mesure.
Mais
Benjamin Alard ne recherche pas, une fois de plus, la démonstration virtuose
ni la compétition digitale. L’Andante devient alors un parcours de
funambule sous une lumière de lune la ligne continue, le chant éperdu, comme
sans cesse improvisé, de la main droite en notes jointes et arpèges
au-dessus de la mécanique imperturbable des croches de la main gauche. Dans
l’Ouverture à la manière française, l’artiste conserve à juste titre son
port aristocratique et parvient à ordonner dans un même geste un premier
mouvement cahoteux, parsemé d’accidents chromatiques et d’inégalités
rythmiques avant le vertige fugué central à 6/8 dans lequel les deux mains
se poursuivent. Ici comme ailleurs, l’équilibre entre la souplesse des
phrasés et la clarté polyphonique se montre idéal. Toujours fier, un peu sur
la réserve, Benjamin Alard semble se méfier des dialogues trop facilement
noués avec l’auditeur même s’il consent à lui dévoiler quelques confidences
tourmentées (Sarabande). Après une gigue aérienne, 1’Écho
réussit de beaux effets de spatialisation et rappelle le projet orchestral
initial. La complicité d’Hugues Deschaux, directeur artistique et preneur de
son talentueux, permet de prendre toute la mesure de cette réalisation
exigeante mais prodigue de plaisirs raffinés à qui sait abandonner son
esprit à une « récréation » de haut vol.
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