Il n’est pas indiscret
d’avouer à présent, que c’était aux symphonies 8e et 9e
de Schubert, que nous pensions nous consacrer immédiatement après avoir fini
notre cycle de l’intégrale des symphonies de Beethoven, qui se termina avec le
concert du 15 décembre 2021, au Grand Théâtre du Liceu de Barcelone, avec une
année de retard à cause du Covid.
Cela dit, cette idée d’un
cycle symphonique sur les principaux compositeurs du XIXe siècle, avec Le
Concert des Nations, avait commencé bien avant, de fait déjà en 1993. À ce
moment-là nous avons préparé la 3e symphonie de Beethoven et
la Grande symphonie de Juan Crisóstomo de Arriaga, pour l’enregistrement
que nous avons réalisé au mois de janvier 1994.Malheureusement, faute d’un financement suffisant de la part de notre
maison discographique AUVIDIS, nous avons dû mettre fin à ce projet. Ceci fût
une des raisons qui nous ont décidé à créer en 1997, notre propre Label ALIA
VOX.
Mais ce fût seulement en
2017, que nous avons pu reprendre notre idée d’un grand cycle symphonique et
choral, avec les concerts et l’enregistrement des trois dernières symphonies de
Mozart, que nous avons commencé à préparer et enregistrer dès 2017 et avons
terminé en juin 2018. C’est avec l’implantation des grandes Académies pour
jeunes professionnels, au printemps 2019, que nous avons pu commencer la
préparation de l’intégrale des symphonies de Beethoven, une aventure héroïque,
mais merveilleuse, qui s’est terminée, malgré le Covid, avec l’édition du
dernier album comprenant les 4 dernières symphonies, en novembre 2021. C’est
durant les Académies Professionnelles de l’été 2021, juste après avoir passé
deux années intenses en compagnie de Beethoven, que nous avons abordé
l’interprétation des symphonies 8e et 9e de Franz
Schubert, avec notre orchestre Le Concert des Nations, composé de plus de 60
musiciens professionnels jouant les instruments de l’époque, et incluant des
jeunes instrumentistes professionnels provenant d’Europe et d’autres pays du
monde.
Si ce qui nous avait frappé
le plus dans le processus créateur de Beethoven fût son extraordinaire
imagination et son inspiration révolutionnaire ; chez Schubert c’est le rapport
si intime et fraternel avec la souffrance et la mort qui nous touche. Ceci
explique, que dans le processus créateur du langage musical de Schubert, nous
soyons toujours surpris par sa capacité à vivre cette dimension essentiellement
intérieure et spirituelle, cette forme de transfiguration, qu’il résume
si simplement dans une phrase notée dans son journal en mars 1824 : « Mes
productions sont le fruit de mes connaissances musicales et de ma douleur ».
Ce processus créateur, ainsi
défini, demande donc au préalable, pour pouvoir s´épanouir, une grande
conscience et maturité individuelle. C’est intéressant dans ce contexte de
comparer les très différents moments de vie et de création de ces trois grands
génies : Mozart compose sa première symphonie en 1764 à l’âge de 8 ans, et ses
trois dernières entre les 25 juillet et 25 août 1788 à l’âge de 32 ans ;
Beethoven compose sa première symphonie à l’âge de 29 ans, et sa dernière (la 9e)
à l’âge de 50 ans ; tandis que Schubert compose sa première en 1813, à l’âge de
16 ans, sa Symphonie Inachevée en 1822 à l’âge de 25 ans et sa dernière
Grande symphonie en ut majeur en 1828 à l’âge de 31 ans.
Les neuf symphonies de
Beethoven avaient porté la forme sonate à un achèvement impossible à dépasser
sans changer de chemin radicalement. Schubert sut trouver une solution
personnelle, mais ce ne fût pas sans effort.
On connaît la réponse de
Schubert qu’il donne, à l’âge de 15 ans, à son cher ami Joseph von Spaun
(1788-1865) quand ce dernier lui dit : « Vous avez déjà fait beaucoup et avec le
temps vous ferez encore beaucoup de grandes choses. » Schubert lui répond, tout
à fait à voix basse : « Dans le calme, en secret, j’espère bien pouvoir encore
faire quelque chose de moi-même, mais que peut-on faire après Beethoven ? »
Sur le contexte historique
il est très intéressant de constater la grande proximité et la coïncidence
temporelle entre les années 1817-1823 où ces différentes symphonies ont été
créées, et la différence d’âge des compositeurs : il faut rappeler que durant
ces années, Beethoven, alors âgé de plus de 50 ans, – en pleine apogée de sa
renommée comme compositeur et créateur d’un véritable style symphonique
révolutionnaire – est en train de finir la composition de sa dernière symphonie
chorale, tandis que notre Schubert, presque dans les mêmes années 1821-22, –
encore très peu reconnu comme compositeur symphonique –, compose sa Symphonie
inachevée en si mineur à l’âge de 25 ans. Nous en connaissons les deux
premiers mouvements complets : Allegro moderato et Andante con moto,
mais restent, manuscrites, les vingt premières mesures pour le début d’un
scherzo orchestré en tout ou partie, et une ébauche – non orchestrée – du
même scherzo, jusqu’au début du trio. La symphonie est donc – en fait –
inachevée.
Est-elle vraiment
inachevée ? Que s’est-il passé ?
Son ami Joseph Huttenbrenner,
écrit en 1868 : « J’ai possédé la Symphoniede nombreuses années et
Anselm en fit une transcription pour piano à quatre mains en 1853. Schubert me
la donna en remerciement pour le diplôme d’honneur de la Société musicale de
Graz, et la dédia à celle-ci et à Anselm. J’apportai le Diplôme à Schubert. La
Symphonie en si mineur, que mon frère et moi considérons comme égale à
une symphonie de Beethoven, ne fut encore acceptée par aucun orchestre. »
J’aimerais donner ici la
parole à Brigitte Massin (1927-2002), avec quelques-uns de ses commentaires
profonds et éclairants – auxquels j’adhère pleinement – sur l’œuvre et la vie de
Schubert : « On sait que, pressé par le nombre, la qualité et l’urgence de ses
idées, Schubert abandonnait parfois une composition pour en commencer une autre.
C’est peut-être cette richesse d’idées se chassant les unes les autres qui peut
apporter une explication à peu près satisfaisante de ce qu’on pourrait appeler
le mystère de la Symphonie inachevée. »Malgré ce nom, cette
symphonie, est acceptée actuellement comme pleinement complète, grâce à la
spéciale relation d’unité, qu’on peut sentir entre ses deux mouvements :
Allegro moderato et Andante con moto.
« Ce rapport d’unité entre
l’allegro et l’andante », nous rappelle Brigitte Massin,
« a semblé si évident, si intentionnel, au musicologue allemand Arnold Schering
(1877-1941), qu’il a voulu voir en la Symphonie inachevée un véritable
décalque musical de son récit littéraire contemporain, également en deux
parties, Mein Traum, écrit par Schuberten juillet 1822, et
d’expliquer ainsi l’inachèvement de l’œuvre ou plutôt sa complétude. […] Sans
aller jusque-là, on peut dire que jamais jusqu’ici – dans sa musique symphonique
tout au moins – Schubert n’a donné une expression musicale aussi adéquate de ce
qu’il vient de formuler trois mois plus tôt dans Mein Traum (Mon Rêve)
comme une de ses pensées les plus intimes :
Voulais-je
chanter l’amour,
il se transformait en douleur,
voulais-je chanter la douleur,
elle se transformait en amour ».
Beethoven compose sa
dernière symphonie entre 1817 et 1823 et elle est interprétée pour la première
fois à Vienne le 7 mai 1824, sous la direction du compositeur lui-même et du
Maitre de Chapelle Michael Umlauf. C’est la dernière apparition publique de ce
compositeur, en effet, dans les trois années suivantes, il restera confiné chez
lui souffrant de diverses maladies qui le prosternent jusqu’à sa mort le 26 mars
1827, après 56 ans d’une vie dramatique, mais très créative et intense,
couronnée par un succès et une reconnaissance unanimes.
Quel contraste avec le
destin de notre cher Franz, qui le 16 novembre 1828, à peine deux ans après le
décès de Beethoven, entouré de quelques-uns de ses meilleurs amis, s’éteint
aussi, très probablement en raison de son mauvais état général, qui l’empêche de
résister à la soudaine aggravation de la fièvre typhoïde dont il souffrait
alors. Quelques mois après avoir terminé sa Grande Symphonie en ut majeur, et en
plein travail de correction de la deuxième partie de son Voyage d’hiver,
Schubert nous quitte en pleine jeunesse, un mois et 15 jours avant d’avoir pu
atteindre ses 32 ans.
Retournons au début de 1828,
(une année après la mort de Beethoven). C’est à ce moment-là que Schubert, comme
l’explique si bien Brigitte Massin « est en pleine possession et en plein
épanouissement de ses moyens créateurs et parvient enfin à offrir au monde la
première Grande Symphonie de son âge adulte, qu’il triomphe en ce domaine
d’une accumulation d’interdits intérieurs et vient à bout d’années de
tergiversations. C’est sa neuvième ou dixième symphonie, il a trente et un ans.
À titre de comparaison, presque au même âge (vingt-neuf ans) Beethoven composait
sa Première Symphonie. ».
« Et pourtant, la
Symphonie en ut »continue Brigitte Massin, « s’inscrit plus dans la
suite de la Symphonie inachevée en si mineur, dont elle apparaît comme
l’aboutissement, que dans la suite d’aucune des autres précédentes symphonies.
Par rapport aux précédentes, la Symphonie en ut majeur tentait de
traduire sur un plan symphonique, le tréfonds d’une pensée introvertie, alors
que les six précédentes étaient extraverties. La Symphonie en ut majeur
résout la contradiction que Schubert avait réalisée comme inconciliable au stade
de la symphonie en si mineur : traduire, lui habitué au dépouillement et
au raffinement psychologiques du lied, le mystère de l’intériorité par un
langage symphonique. […] La similitude de structure entre les neuf premières
mesures des deux œuvres (et bien entendu au-delà) est si frappante qu’elle
suppose bien un besoin, peut-être inconscient mais peut-être aussi conscient, de
relever le défi que représente, pour le créateur, l’inachèvement de la
symphonie en si mineur. L’« assumation », la victoire se feront dans la
transfiguration du si mineur en ut majeur. »
JORDI SAVALL Stainz-Abbaye de Fontfroide, 10 juillet 2022
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