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Auteur: Agnès Terrier

Opéra Comique, Paris, avril 2017

Un spectacle total

Dernière grande « tragédie en musique » du règne de Louis XIV, Alcyone – ou Alcione come le mentionne l’édition de 1706 – est un spectacle total à la croisée des XVII et XVIIIe siècles. Du XVIIe siècle il tient sa source mythologique, son prologue à la gloire du souverain, son exigence littéraire et sa vocation spectaculaire où concourent chorégraphie et mouvements de décors ; du XVIIIe siècle il annonce la profondeur des émotions vécues par des personnages plus sensibles qu’héroïques, et l’expressivité de l’orchestre chargé de les envelopper d’un véritable décor sonore.

Bâtie, comme toute tragédie en musique, en un prologue et cinq actes, Alcione est conçue par un jeune auteur de livrets à succès, Antoine Houdar de La Motte, et par le plus fameux violiste de son temps, Marin Marais. Le magnifique portrait de ce dernier, réalisé par André Bouys, fait alors l’objet d’une large diffusion par le biais de la gravure. Marais vient d’accéder, à près de cinquante ans, aux fonctions prestigieuses de batteur de mesure à l’Académie royale de musique – ou pour le dire en termes modernes, de chef d’orchestre à l’Opéra de Paris. La création d’Alcione le 18 février 1706 est un événement, pour lui comme pour l’institution installée depuis 1673 dans le théâtre du Palais-Royal, alors résidence du duc d’Orléans – sur l’emplacement de l’actuel Conseil d’État – et dont les dimensions sont à peu près celles de l’actuelle salle Favart.

En 1706, l’ancien directeur de l’Opéra, Jean-Baptiste Lully, est mort depuis dix-neuf ans et la situation de l’institution s’est fragilisée. À Versailles, la dévotion a depuis longtemps remplacé les plaisirs. Sous l’influence de Madame de Maintenon et de Bossuet, le monarque s’est réconcilié avec Rome avant d’entraîner la France dans la longue guerre de Succession d’Espagne. Les nouveaux opéras ne sont plus que rarement créés à la cour, et encore, pas forcément en présence du roi lui-même. La fragile économie du premier spectacle public du royaume amène les détenteurs du privilège de l’Opéra à le faire gérer par des sous-traitants : un directeur et des commanditaires. Le répertoire s’est ouvert aux successeurs de Lully et à de nouvelles formules lyriques. L’opéra-ballet, genre divertissant illustré par Colasse et Campra, remporte un vif succès depuis dix ans.

Louis XIV n’assiste pas à la création d’Alcione dont le prologue, de rigueur dans ce genre officiel, célèbre pourtant sa puissance. Comme depuis plus de cinquante ans, le roi y est représenté sous les traits d’Apollon, qui triomphe de Pan en chantant la paix : « Aimable Paix, […] / heureux cent fois le vainqueur qui ne s’arme, / que pour te rendre à l’univers ». Apollon ordonne alors « qu’un spectacle charmant signale sa victoire » et que les muses représentent l’histoire des Alcyons, divinités qui veillent sur la paix des mers… si utile à la prospérité de la marine française !

Les cinq actes qui suivent développent, en cinq tableaux, l’histoire des Alcyons, ou plutôt de leurs parents, tirée du livre XI des Métamorphoses d’Ovide, source de nombreux sujets d’opéras contemporains. Il s’agit de Céix, roi de Trachine en Thessalie et fils de Phosphore, le dieu qui porte la lumière, et d’Alcione, fille d’Éole, dieu des vents. Après Alceste, Armide, Didon et bien d’autres, l’héroïne donne son nom à l’opéra, guidant les spectateurs dans un labyrinthe de passions moins politiques et plus intimes que ne le sont alors les passions masculines. Fille d’un dieu qui commande les éléments, elle ancre l’œuvre dans le milieu marin, choix judicieux pour un spectacle qui, à l’époque baroque, doit son caractère spectaculaire (charpentes des théâtres, machines de scène, mécanismes mettant en mouvement les décors) aux ingénieurs et aux techniques de la marine.

Le public très mixte de l’Opéra n’a pas besoin de la caution royale pour être séduit, dès le premier soir, par les décors signés Jean Bérain et par la remarquable interprétation que dirige le compositeur en personne. Sur scène évoluent les meilleurs chanteurs et danseurs de la troupe, et dans la fosse brillamment éclairée, comme l’est alors toute la salle, joue le meilleur orchestre d’Europe. Il rassemble une quarantaine de musiciens pour la plupart réputés comme solistes, voire comme compositeurs. Inventive, colorée, variée, la partition de Marais enthousiasme d’autant plus qu’il a su y glisser un personnage d’opéra déjà populaire, Pélée, à la fois ami et rival malheureux de Céix, et au moins un air populaire, transformé en chœur pour les matelots à l’acte III. Les recettes sont près de 60% supérieures aux autres soirées lorsqu’Alcione figure à l’affiche.

Les reprises d’Alcione à l’Opéra témoignent d’un succès durable, alors même que la nature des spectacles lyriques se transforme à la même époque au profit de la danse, de la variété et du divertissement. En 1719, 1730, 1741, 1756, 1757 et 1771, les « remises à la scène » n’excluent ni les aménagements ni les coupures, dont le prologue fait particulièrement les frais, mais la fête marine et surtout la tempête restent des musts. La tempête est intégrée à une reprise d’Alceste de Lully en 1707, citée par Campra dans Les Fêtes vénitiennes en 1710… Preuve d’un immense succès populaire, des parodies accompagnent certaines reprises : Fuzelier signe L’Ami à la mode ou parodie d’Alcione en 1719 pour les acteurs et marionnettes de la Foire Saint-Germain, et Romagnesi écrit en 1741 une Alcione parodique pour le Théâtre-Italien.

Si la tempête remporte un succès particulier, c’est par son habileté à dépeindre la nature déchaînée en « cachant l’art par l’art même », comme l’ambitionnera aussi Jean-Philippe Rameau, c’est-à-dire en utilisant toutes les ressources de la musique savante pour traduire le chaos des éléments. Avec cette symphonie descriptive, Marais promeut une nouvelle vision de son art : non seulement la musique peut désormais tout peindre, mais elle ne doit rien s’interdire pour ce faire, ni les nouveaux instruments, ni des modes de jeu inédits. Les portes qu’il ouvre aux musiciens ne se refermeront plus.

C’est cette liberté créatrice et cet art des enchantements que font revivre Jordi Savall, à la tête de son Concert des Nations qui joue sur instruments d’époque, et Louise Moaty, avec la complicité de Raphaëlle Boitel, pour la première production scénique d’Alcione à Paris depuis 1771.

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