WUNDERKAMMERN
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
(02/2017)
Mirare
MIR303
Code-barres / Barcode :
3760127223030(ID592)
Analyste: Jean-Christophe Pucek
La parution, en 2009, d’un magnifique
album consacré à Buxtehude et Reinken (hélas a priori supprimé du catalogue
physique de Mirare) avait marqué une étape importante dans le parcours de La
Rêveuse en révélant les profondes affinités que cet alors tout jeune ensemble
nourrissait pour le répertoire de l’aventureuse Allemagne du Nord du XVIIe
siècle. Si la nécessité l’a éloigné un temps de ces chemins, le voir les
emprunter à nouveau représente déjà en soi une promesse de bonheur.
Dietrich Buxtehude est la dernière
étoile à avoir brillé d’un si vif éclat au firmament de la cité de Lübeck. Il y
fut engagé le 11 avril 1668 pour succéder à Franz Tunder, mort le 5 novembre de
l’année précédente, en qualité d’organiste de la Marienkirche, alors un des
postes les plus prestigieux de cette aire géographique ; ses responsabilités
s’étendaient au-delà de ses attributions de compositeur et d’interprète,
puisqu’il lui incombait également d’organiser la vie musicale, mais également
d’administrer et de veiller à la trésorerie de sa paroisse. Celle de
Sainte-Marie était opulente, car elle regroupait en son sein nombre de
puissantes familles de la finance et du négoce, ce qui explique le niveau
particulièrement relevé du concours d’accès à la tribune de son impressionnante
église. Quelque alléchant que fût le poste qu’elle lui avait octroyé, Lübeck
n’en était pas moins, à l’époque où Buxtehude s’y installa, entrée dans une
période de déclin ; un conservatisme grandissant doublé d’un luthéranisme
intransigeant qui rejetait aussi bien les catholiques que les calvinistes, ainsi
qu’un ralentissement des activités commerciales la plaçaient insensiblement sous
l’éteignoir au profit de sa voisine, Hambourg. À cinq heures de route, la cité
de l’Elbe, soutenue par une économie florissante, s’imposait comme le lieu d’une
intense effervescence intellectuelle et artistique, le plus éclatant symbole de
sa prééminence étant probablement l’inauguration, le 2 janvier 1678, de son
Opéra, premier établissement du genre en terres germaniques. Hambourg n’avait
cependant pas attendu le dernier quart du XVIIe siècle pour s’imposer comme un
creuset musical de tout premier plan, place qu’elle conserva ensuite grâce à
l’action de Telemann puis de Carl Philipp Emanuel Bach ; dès la seconde moitié
du XVIe siècle, cet important comptoir s’était en effet montré très réceptif aux
innovations venues d’autres pays d’Europe, en particulier l’Italie (on y
pratiqua tôt la polychoralité à la vénitienne) et l’Angleterre (on songe à
l’apport de William Brade en matière de musique de danse et de son organisation
en suites).
Buxtehude eut maintes fois
l’opportunité de se rendre à Hambourg où demeuraient et travaillaient certains
de ses confrères et amis, tels Johann Theile et Johann Adam Reinken représentés
à ses côtés dans un célèbre tableau peint par Johannes Voorhout en 1674, et sa
musique conserve nécessairement quelque chose des diverses influences qu’il y
côtoya. Ses sonates en trio, véritables espaces d’expérimentation comme le
démontre leur liberté formelle – les modèles italiens, en particulier celui de
Corelli, lui étaient connus mais il n’hésita visiblement pas à s’en émanciper –
en apportent un vivant témoignage. En dépit de leurs exigences techniques,
signalées par le toujours curieux Sébastien de Brossard, elles rencontrèrent
indiscutablement un grand succès dont les conditions de diffusion de celles qui
furent réunies en recueil donne un excellent indice ; l’opus 1 fut, en effet,
publié à compte d’auteur, probablement en 1694, par l’éditeur hambourgeois
Nicolaus Spieringk, qui prit en revanche entièrement à sa charge les frais de
parution de l’opus 2 de 1696. Parallèlement à ces quatorze sonates « officielles
», on en dispose d’une petite dizaine d’autres demeurées manuscrites, la plupart
rassemblées par son ami Gustav Düben, à qui il dédia ses Membra Jesu Nostri ;
l’ensemble démontre les capacités du compositeur à user de toutes les formes en
usage à son époque, comme l’ostinato, qui forme l’essentiel de la Sonate BuxWV
272 où un bref Adagio de transition fait le pont entre deux savantes élaboration
fondées sur cette forme, tout en prenant ses distances avec les mouvements de
danse qu’il jugeait sans doute top conventionnels. D’une grande richesse
d’invention, les œuvres de Buxtehude, auxquelles ont été ici jointes une fort
belle Sonate & Suite en ré majeur de Dietrich Becker, actif à Hambourg, et une
magnifique Sonate en la mineur anonyme pour viole de gambe, illustrent
parfaitement, par leur caractère imprévisible et leur mélange de théâtralité,
d’humour et d’intériorité, la liberté du stylus phantasticus. Elles révèlent
également, en particulier la Sonate III op.2 BuxWV 261, l’intelligence d’un
musicien qui, tout en faisant s’enchaîner des mouvements bien différenciés,
parvient à les fondre en un tout extrêmement cohérent en architecturant
solidement son discours par un subtil jeu de réminiscences motiviques. Alors que
l’on en sait fort peu à son sujet, les sonates de Buxtehude nous permettent donc
de nous rapprocher de lui et d’entrapercevoir l’homme qu’il fut. Comme le
Géographe de Vermeer, on imagine ce compositeur érudit, dont le rayonnement
attira à lui nombre d’élèves dont un certain Jean Sébastien Bach, et affable
s’interrogeant, calculant, réfléchissant, rêvant sans jamais oublier d’observer
le monde extérieur par la fenêtre de son cabinet – on sait qu’il en fit
construire un tout exprès dans son logis de fonction pour y travailler à son
aise – et d’esquisser un sourire au spectacle qu’il lui offre.
Si l’on me demandait pourquoi je suis
avec fidélité le travail de La Rêveuse depuis presque ses débuts, je pense que
je serais assez tenté, pour toute réponse, de tendre ce disque en conseillant de
l’écouter attentivement. Ce que l’on y entend est, en effet, d’une pertinence
dans les choix, d’une maîtrise dans l’exécution et d’une profondeur dans
l’émotion qui me semble parler de soi-même. Les affinités de l’ensemble avec le
répertoire d’Allemagne du Nord sont intactes et son approche a même gagné, avec
les années, une chaleur et une sensualité qui offrent un antidote souverain aux
exécutions trop sévères de ces pièces qui ont parfois cours ailleurs. Ici,
l’influence ultramontaine, restituée de façon partout perceptible et pourtant
jamais envahissante, apporte son sourire et son allant aux tournures
septentrionales plus volontiers rigoureuses, le tout s’équilibrant assez
idéalement sous les archets et les doigts de musiciens qui aiment et comprennent
ces musiques comme bien peu d’interprètes de leur génération. Très sollicités,
le violoniste Stéphan Dudermel et la gambiste Florence Bolton se jouent des
embûches pourtant nombreuses des partitions avec une apparente aisance qui ne
doit pas faire oublier de quelle exigence elle procède ; l’un se montre
volontiers solaire et conquérant tandis que l’autre explore des territoires plus
intériorisés et à fleur de peau (sa lecture de la Sonate pour viole de gambe m’a
laissé aussi ému qu’admiratif) ; leur dialogue, soudé par des années de pratique
en commun, est parfait, d’une éloquence permanente, tout comme celui tissé entre
les deux violes dans la Sonate BuxWV 267, avec une Emily Audouin engagée et
attentive. Les continuistes livrent également une prestation impeccable, qu’il
s’agisse de Benjamin Perrot, précis dans son soutien et inspiré dans ses
contre-chants au théorbe, de Carsten Lohff, d’une belle liberté d’invention au
clavecin ou de Sébastien Wonner au jeu très fluide à l’orgue positif. Captée
avec beaucoup de naturel par Hugues Deschaux, cette réalisation qui conjugue
l’enthousiasme et la rigueur, la concentration et la fantaisie, l’intimisme et
l’ampleur est, à mes oreilles, un des meilleurs enregistrements consacrés depuis
un moment à la musique de chambre dans l’Allemagne du Nord du XVIIe siècle.
Si vous aimez ce répertoire et
Buxtehude en particulier ou si vous souhaitez vous familiariser avec l’un et
l’autre, ce disque en tout point réussi est fait pour vous et ne vous décevra
pas. Si les projets connus de La Rêveuse devraient entraîner ces musiciens
décidément attachants vers d’autres horizons, puissent-ils ne pas attendre trop
longtemps pour remettre cap au nord pour une nouvelle anthologie ou, pourquoi
pas, une intégrale des opus 1 et 2 de l’organiste de Sainte-Marie de Lübeck.
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