WUNDERKAMMERN
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
(02/2015)
Mirare
MIR267
Code-barres / Barcode : 3760127222675
Analyste: Jean-Christophe Pucek
De tous les compositeurs célèbres
appartenant, bien que sa longévité lui ait permis de l’outrepasser quelque peu,
à ce que nous appelons aujourd’hui l’époque baroque, Georg Philipp Telemann est
incontestablement celui dont la réputation est la plus contrastée, alors que sa
renommée fut, de son vivant, indiscutable, supérieure même, il est toujours bon
de le rappeler, à celle de Johann Sebastian Bach. Si l’on se montre légitimement
fier, en Allemagne, du prolifique Directeur de la musique de Hambourg, la
France, si prompte à se pâmer devant la moindre piécette insignifiante de
Vivaldi, ne voit, en revanche, bien souvent en lui qu’un débiteur de notes au
kilomètre dont le plus grand mérite serait d’avoir laissé des œuvres pouvant
accompagner un bon repas (Tafelmusik) ou joliment illustratives voire rigolotes
(Wassermusik, Burlesque de Quichotte), bref des musiques d’ameublement que l’on
peut écouter d’une oreille distraite en faisant autre chose et oublier
immédiatement après. Après tout, un chef comme Philippe Herreweghe n’a jamais
caché qu’il préférait s’attacher à servir ceux qu’il considère comme de « grands
musiciens », y compris, hélas, ceux sur lesquels il n’a visiblement pas grand
chose à dire, plutôt que perdre son temps avec un médiocre comme Telemann. Ces
brefs éléments de contexte vous feront percevoir que le nouveau disque de
l’ensemble La Rêveuse est loin d’être un projet sans risques, non seulement par
le compositeur qu’il documente, mais aussi par le choix qu’il fait de s’écarter
de l’autoroute que représentent les Quatuors Parisiens où tout le monde se croit
aujourd’hui légitime de s’engager sans même avoir la lucidité et l’humilité de
vérifier s’il a ou non les capacités de tenir la distance, pour emprunter des
sentiers moins fréquentés mais pleins de surprises et d’agrément.
En parallèle de ses activités
officielles, Telemann éprouva très tôt le besoin de matérialiser son
enthousiasme et son sens de la convivialité en fondant des ensembles
généralement désignés sous l’appellation de Collegium musicum ; ce fut le cas
dès ses années à Leipzig (1701-1704) où il fit ses premières armes notamment en
réunissant autour de lui ses camarades étudiants pour faire de la musique, une
initiative dont le succès perdura bien après le départ de son créateur, puisque
la direction du Collegium fut reprise, en 1729, par un certain Johann Sebastian
Bach. Telemann Six Trios 1718 frontispiceÀ Francfort-sur-le-Main dont il avait
été nommé director musices en février 1712, Telemann ne tarda pas à renouveler
l’expérience leipzicoise et, dès l’année suivante, un Collegium de 23 musiciens
y donna ses premiers concerts. Il est tout à fait probable que les Six Trios
publiés en 1718 soient le reflet du répertoire que l’on pouvait y entendre, dans
la mesure où chacun d’eux met en valeur des instruments différents, comme le
stipule le frontispice de l’édition. L’organisation matérielle du recueil est,
en elle-même, intéressante, en ce qu’elle juxtapose tradition et modernité ; la
première est représentée par les Trios II à V, tous conçus selon l’alternance de
mouvements lent-vif-lent-vif caractéristique de la sonata da chiesa à la manière
de Corelli, un compositeur pour lequel Telemann n’a jamais caché son admiration,
les Trios I et VI adoptant, eux, la structure tripartite vif-lent-vif qui est
celle du concerto « moderne » popularisée, entre autres, par Vivaldi. Le Trio V
choisi par La Rêveuse est écrit pour violon, viole de gambe et basse continue ;
évoluant sans cesse sur la mince frontière qui sépare douceur et nostalgie,
parfois grave comme dans son Adagio ponctué de silences, seul son Allegro
conclusif l’ensoleille vraiment.
Telemann prit ses fonctions de
director musices de l’importante ville de Hambourg, qui comptait alors quelque
80000 habitants, le 29 septembre 1721. Malgré quelques dissensions dont une des
conséquences les plus immédiates fut de faire grimper ses émoluments et
d’asseoir un peu plus sa position, ce poste, qu’il devait conserver jusqu’à sa
mort en 1767, représenta le couronnement de sa carrière ; moins de deux mois
après son arrivée dans la cité hanséatique, le Collegium dont il avait pris la
tête donnait son premier concert. Écrit pour viole de gambe, clavecin obligé et
basse continue, le Trio II en sol majeur fait partie des Essercizii Musici
composés à Hambourg vers le milieu de la décennie 1720, un recueil qui illustre
une des préoccupations majeures de la vie et de l’activité de Telemann, qui
était également éditeur : instruire et réjouir apprentis musiciens et amateurs
en leur proposant des œuvres à la fois accessibles et de qualité. De fait, ce
Trio aux humeurs bien contrastées, avec son finale un rien goguenard, possède
une fluidité qui le rend instantanément séduisant, mais son Largo démontre que
le compositeur savait dépasser complètement le cadre étroit d’un exercice
pédagogique et sa profondeur d’expression annonce déjà les première lueurs du
style sensible qui aura en Allemagne du Nord le retentissement que l’on sait.
William Hogarth Conversation piece Sir Andrew Fountaine Les ambitions des Quadri
publiés à Hambourg en 1730 sont toutes autres. Leur complexité les destine
clairement à des professionnels aguerris et leur richesse d’écriture et
d’invention leur a valu non seulement un indéniable succès dès leur parution
mais aussi de connaître une postérité durable sous la dénomination fautive de
Quatuors parisiens qui regroupe sous une même dénomination les Quadri et les
Nouveaux Quatuors en six suites publiés lors du séjour de Telemann à Paris en
1738. Le recueil de 1730 offre une parfaite illustration de la réunion des goûts
dont le compositeur fut un des meilleurs représentants, puisqu’il y propose
successivement deux concertos à l’italienne, deux sonates à l’allemande et deux
ouvertures à la française, esquissant une sorte de vade-mecum de l’Europe
musicale des années trente du XVIIIe siècle. La Rêveuse a fait le choix de la
Sonate II en sol mineur qui suit le modèle da chiesa corellien et dont chaque
mouvement possède son ambiance propre, sérieuse pour l’Andante, déliée pour
l’Allegro, chantante pour le Largo et sereinement enjouée pour l’Allegro final,
et clôt son programme sur la célèbre Chaconne du Sixième Quatuor « parisien » en
mi mineur, une pièce dont l’atmosphère à la fois sensible et légèrement
incertaine, parfois suspendue, évoque l’univers du jeune François Boucher dont
certaines scènes pastorales, telle Les Charmes de la vie champêtre, aujourd’hui
au Louvre, ou certains paysages de fantaisie, comme le Paysage avec un moulin à
eau du Nelson-Atkins Museum of Art, sont exactement contemporains — Telemann
avait su d’emblée se mettre au diapason de Paris et du goût qui y dominait
alors.
S’il est cependant un genre pictural
auquel les œuvres de cette anthologie font irrésistiblement songer, c’est,
au-delà de la peinture française stricto sensu qui me semble une référence trop
restrictive, à celui des conversation pieces qui se développa en Angleterre dès
le début des années 1720 sous l’impulsion d’artistes comme Philip Mercier, natif
de Berlin ayant étudié dans sa patrie avant de parfaire sa formation en France
puis de faire carrière Outre-Manche, ou le plus célèbre William Hogarth. Genre
hybride par excellence dans lequel se mêlent des influences hollandaises et
françaises et qui se situe à mi-chemin entre le portrait, la scène de genre et
le paysage, avec souvent un brin d’ironie sous-jacente sous l’impression
première d’apparat, une de ses forces réside dans sa liberté de ton et dans
l’équilibre entre les parties indispensable pour que l’ensemble fonctionne.
Telemann, qui était en relation avec l’Angleterre grâce à ses échanges postaux
et floraux avec son ami Händel, avait-il connaissance de telles œuvres ? On ne
peut formellement l’exclure. La Rêveuse, en tout cas, nous offre avec son disque
une conversation piece d’une heure aussi séduisante que convaincante. Autour
d’un programme intelligemment conçu et agencé avec soin qui donne à entendre des
pièces variées sinon inédites, du moins en majorité rarement enregistrées, les
musiciens s’y entendent pour tisser de véritables dialogues, avec une cohérence
dans les intentions et une sûreté dans la réalisation qui laissent admiratif. La
Rêveuse Disque Telemann Nathaniel Baruch. Autant vous le dire d’emblée, à la
vaine agitation qui tient lieu de discours à certains de leurs confrères dont
certains médias ont fait leurs mignons, les musiciens réunis autour de Florence
Bolton, très exposée ici et dont le jeu à la viole ne cesse de gagner en
profondeur, en sensibilité et en éloquence, et de Benjamin Perrot qui s’y
connaît pour tisser, de son théorbe, des atmosphères diaphanes ou pour conférer
à la musique l’élan nécessaire, ont choisi de faire respirer la musique – et je
ne connais pas au disque, de ce point de vue, de version plus intensément
poétique de la Chaconne du Sixième Quatuor parisien – et de s’écouter vraiment
les uns les autres sans que qui que ce soit tente de tirer la couverture à lui.
Pourtant, chaque intervenant possède des atouts qui pourraient le lui permettre,
qu’il s’agisse du violon souple et épanoui de Stéphan Dudermel, de la flûte
racée et débordante de charme de Serge Saitta (qui confirme dans ce disque tout
le bien que je pense de lui), de l’énergie et de la précision du clavecin de
Carsten Lohff ou de la viole chaleureuse d’Emily Audouin, mais tous ont à cœur
de servir la musique humblement et avec cœur sans chercher à la détourner à des
fins de publicité personnelle. Le résultat est un disque d’un grand raffinement
qui ne verse jamais dans la préciosité, d’une grande tenue musicale qui ne
corsète pourtant à aucun moment les œuvres, et dont le brio ne s’éparpille pas
dans des effets d’estrade inutiles et déplacés. Telemann y gagne une densité et
une tendresse qui fera mentir et, espérons-le, rougir ses détracteurs, tout en
ne perdant rien ni de son humour, ni de ses couleurs, ces dernières parfaitement
mises en valeur par la prise de son fine et équilibrée d’Hugues Deschaux.
Voici
indéniablement une réalisation qui confirme les affinités que nourrit l’ensemble
avec le répertoire germanique et dont la réussite lui ouvre de nouvelles portes
vers des musiques qu’il n’avait, jusqu’ici, que peu explorées. Aimez-vous
Telemann ? Ce disque vous rappellera à chaque instant les raisons de votre
inclination. Souhaitez-vous découvrir un peu mieux ce compositeur ? Tendez
l’oreille, La Rêveuse a tant de belles histoires à vous raconter.
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