Analyste: Christophe
Pucek
La Rêveuse ressuscite deux
oratorios et Leandro de Sébastien de Brossard
Même si elle a eu
la chance d’être au centre de Grandes journées musicales organisées au
château de Versailles en 1995 et de susciter, à leur suite, une poignée de
disques, on ne peut pas dire que l’œuvre de Sébastien de Brossard fait
partie de celles qui ont, depuis, beaucoup excité la curiosité des
interprètes. Publié il y a quelques semaines par Mirare, l’enregistrement
monographique que lui consacre l’ensemble La Rêveuse, dont la précédente
réalisation, dédiée à Élisabeth Jacquet de La Guerre, a été saluée ici même
par un « Incontournable de l’année 2010 », apparaît donc comme une véritable
aubaine.
Lorsque l’on prend
un peu de recul sur son parcours, Sébastien de Brossard apparaît comme un
homme d’occasions manquées, tant de son vivant qu’après sa mort. En effet,
les amateurs de musique ancienne qui, trop rares à mon avis, connaissent
aujourd’hui son nom lui sont surtout reconnaissants d’avoir été un acteur
majeur de la préservation de pans entiers du répertoire, un mérite qui lui
vaut d’être abondamment cité dans tous les ouvrages sérieux traitant de la
période baroque, mais ont généralement une connaissance beaucoup plus
lacunaire de sa production, pourtant passionnante à bien des égards, tandis
qu’une des lignes de force de sa biographie est incontestablement les
efforts qu’il déploya en vain pour s’installer à Paris.
Baptisé à
Dompierre, dans l’actuel département de l’Orne, le 12 septembre 1655, ce
fils d’une vieille famille normande est placé chez les Jésuites de Caen pour
y faire ses études, qu’il poursuit ensuite à l’université, en commençant, en
parallèle, à s’intéresser à la musique en autodidacte. Ordonné prêtre en
1678, il se rend à Paris, où il mène une vie assez mondaine, côtoyant, outre
des musiciens tels le luthiste Jacques Gallot (dit « Le Vieux »), des
mathématiciens et des philosophes. Ayant échoué à trouver un emploi stable
dans la Capitale, Brossard, qui a continué à parfaire ses connaissances
musicales en prenant des leçons particulières mais aussi en lisant
assidûment les traités et partitions qu’il commence à collectionner, gagne
Strasbourg en 1687 où il occupe les postes de vicaire puis de maître de
chapelle de la cathédrale. Parallèlement à son activité de compositeur
d’église, il fonde dans cette cité récemment rattachée au royaume de France
(1681), une Académie destinée à l’exécution de musique profane, tout en
continuant à accumuler livres et manuscrits et à demeurer particulièrement
attentif à la vie musicale parisienne. L’année 1695 le voit d’ailleurs
revenir sur les bords de la Seine et y cultiver ses contacts avec des
musiciens qui, comme lui, prisent la musique italienne et tentent de
l’acclimater en France, une avant-garde constituée, entre autres, par
François Couperin, Jean-Féry Rebel ou Élisabeth Jacquet de La Guerre. En
1698, Brossard brigue le poste de maître de musique de la Sainte-Chapelle :
nouvelle déconvenue, l’emploi échoit à Charpentier, contraignant notre
musicien à tourner ses regards vers Meaux. Nommé maître de chapelle de la
cathédrale Saint-Étienne, il va assumer cette charge jusqu’en 1715, tout en
continuant son œuvre de compositeur et de théoricien, ainsi qu’en atteste la
publication de son Dictionnaire de musique en 1703, avant de passer la main
à un de ses élèves, Jean Cavignon. Vers le milieu des années 1720, Brossard
lègue, moyennant pension, sa fabuleuse bibliothèque à Louis XV, avant de
mourir à Meaux le 10 août 1730.
S’il serait
inexact de réduire l’art de Sébastien de Brossard à un suivisme vis-à-vis de
la musique ultramontaine, force est néanmoins de reconnaître qu’il en est,
formellement comme stylistiquement, fortement imprégné, comme le montrent
les pièces proposées dans cette anthologie de La Rêveuse, toutes
représentatives de genres regardés comme typiquement italiens : l’oratorio,
la cantate et la sonate. L’auditeur attentif retrouvera sans peine des
traces de l’influence de Corelli dans la Sonate en ut majeur, de Carissimi
dans l’Oratorio malheureusement lacunaire, tandis que la théâtralisation des
affects par l’utilisation de madrigalismes ou de dissonances, comme dans la
scène infernale de l’Oratorio (« Heu nos miseros »), la souplesse de telle
ligne vocale ou instrumentale, l’utilisation du da capo ou de la ritournelle
l’entraîneront également vers l’Italie. Mais le contrepoint rigoureusement
mis en œuvre est tout germanique, quand le goût pour la demi-teinte,
l’élégance et une certaine retenue expressive, s’exprimant paradoxalement
avec le plus de netteté dans la très belle cantate Leandro, seule œuvre en
italien du programme, montrent à quel point Brossard, qui, ainsi que
l’atteste son Dialogus dont la forme rappelle aussi bien Henry du Mont que
Charpentier, connaissait parfaitement l’héritage et les dernières tendances
de la musique de son pays, était imprégné d’esprit français.
L’interprétation
que livre l’ensemble La Rêveuse, élargi pour l’occasion à six chanteurs et
autant d’instrumentistes (photographie ci-dessous), est une indiscutable
réussite, dont les deux traits les plus frappants sont sans doute la
subtilité et l’humilité. En effet, l’équipe réunie pour servir ce projet a
choisi une approche qui, tout en mettant en relief de façon très
convaincante leur dimension dramatique, fait toute confiance aux œuvres et
n’use donc d’aucun effet de manche superflu pour leur faire avouer ce
qu’elles ne disent pas. Il en résulte une lecture des partitions très
équilibrée, mais également vivante et contrastée, qui ne laisse rien ignorer
de leurs ressorts rhétoriques sans toutefois perdre de vue qu’elles ont été
conçues autant pour l’édification – dans le cas des deux oratorios – que
pour l’agrément. La distribution vocale réunit des chanteurs rompus aux
exigences techniques mais aussi expressives du répertoire baroque, tous
excellemment employés et réunis par une esthétique faisant un usage très
parcimonieux du vibrato tout en privilégiant la justesse du sentiment à une
ampleur lyrique qui aurait été hors de propos dans des œuvres conçues pour
des effectifs de chambre. Sauf erreur de ma part, seul le Dialogus avait été
enregistré jusqu’ici, sous la direction de Martin Gester en 1992 (Opus 111)
puis de Gérard Lesne en 1997 (Virgin « Veritas ») ; la version proposée ici
par une Chantal Santon Jeffery au timbre épanoui et un Jeffrey Thompson
plein d’élégance surclasse les deux précédentes. La belle voix claire
d’Eugénie Warnier campe, dans l’Oratorio, une Nature humaine crédible dans
son affliction, tandis qu’Isabelle Druet, Vertu pleine de noblesse qui lui
donne la réplique ici, notamment dans le duo tout en finesse Sordes abluæ
noxias, et intervenante pleine de flamme dans Leandro, fait montre d’une
délicieuse richesse de timbre. Notons, pour finir, l’Idolâtrie bien sonnante
de Vincent Bouchot dans l’Oratorio et la belle prestation de Benoît Arnould
dont la voix charnue mais sans lourdeur se révèle aussi convaincante dans
l’évocation des suppliques d’Adam que dans celle de l’atmosphère tragique
qui baigne Leandro. Les instrumentistes, de leur côté, n’appellent également
que des louanges qu’il s’agisse de la souplesse et de la luminosité des
violons de Stéphan Dudermel et Benjamin Chénier, des teintes profondes et
sensuelles de la basse de viole de Florence Bolton, des claviers pleins
d’inventivité où brillent les excellents Emmanuel Mandrin et Bertrand
Cuiller, respectivement à l’orgue et au clavecin, ou du théorbe tour à tour
incisif et rêveur de Benjamin Perrot. Les cinq courtes minutes de la Sonate
en ut majeur, pleines de rebond et de chaleureuse complicité, passent trop
vite et font regretter qu’une autre n’ait pas été incluse dans le programme.
Cet enregistrement réalisé avec autant d’intelligence que de sensibilité,
brillant sans tapage, et d’une indéniable maturité constitue un splendide
hommage à un compositeur encore trop méconnu et fait honneur aux musiciens
qui y ont participé.
Je vous
recommande donc tout particulièrement ce magnifique disque Brossard de La
Rêveuse, qui constitue une contribution incontournable à la discographie de
cet homme remarquable et sans doute la meilleure introduction actuellement
disponible à son univers. Souhaitons à ces musiciens dont chaque
enregistrement apporte une nouvelle preuve du talent de continuer très
longtemps à enchanter les mélomanes grâce à leurs programmes ambitieux et
intelligents, si rassérénants en des temps où nombre d’ensembles de musique
ancienne se contentent de radoter inlassablement les mêmes répertoires.
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