Analyste: Christophe
Pucek
Des sonates de rêve d'Elisabeth Jacquet de La Guerre par La Rêveuse
Élisabeth Jacquet
de La Guerre est sans doute une des figures les plus attachantes et les plus
singulières d’un Grand Siècle où la place réservée aux femmes dans le
domaine musical, quelque brillante qu’elle fût, se cantonnait généralement
au rôle d’interprète. Claveciniste virtuose, elle fut la première à
embrasser une carrière de compositrice, laissant un nombre d’œuvres certes
restreint mais de grande qualité, dont on connaît surtout aujourd’hui la
partie dédiée à son instrument. C’est dire si on fera fête au récent disque
de l’ensemble La Rêveuse, publié par Mirare, qui explore avec une indéniable
réussite ses moins fréquentées Sonates pour violon, œuvres qui avaient, à
l’époque de leur composition, valeur de manifeste.
Les cloisonnements
qui persistent encore, du moins en France, dans l’étude des différentes
formes d’expression artistique ne permettent pas toujours, en effet, de
mesurer à quel point chacune d’entre elles constitue une réponse à une
problématique commune. Ainsi, dès les années 1640, la volonté, aiguillonnée
par le pouvoir, de lutter contre l’hégémonie italienne ne touche pas
seulement la peinture ou la sculpture ; les musiciens cherchent aussi à
élaborer un art que l’on dira, au prix d’une forte simplification, «
national », tout en intégrant, souvent sous le manteau pour éloigner tout
soupçon de pacte avec l’adversaire, les nouveautés ultramontaines. Les
feulements de ceux qui investissent la musique d’une universalité qu’elle
n’a pas mais constitue, en revanche, une excellente excuse pour ne pas en
questionner les enjeux, ne devraient jamais faire oublier qu’elle revêt
souvent, comme tous les autres arts, une réelle dimension politique. Ainsi,
écrire des sonates en France au tournant du XVIIe siècle était tout sauf un
acte innocent. C’était, en mettant ses pas dans ceux de Corelli, être à la
pointe de l’actualité musicale, mais s’exposer également aux foudres d’une
large frange conservatrice des amateurs, gardienne autoproclamée de la
tradition française et prompte à fustiger « l’ordinaire des Italiens qui
croiroient n’avoir pas fait une belle Sonate s’ils ne l’avoient farcie de
vitesses très souvent extravagantes et sans aucune raison que leur
fantaisie, et de chicotis perpétuels plus propres à écorcher l’oreille qu’à
la flatter ». Paradoxalement, c’est dans le Catalogue des livres de musique…
de Sébastien de Brossard (1655-1730) qu’on trouve ce sévère jugement, alors
que le goût pour les archives de ce grand amateur de musique italienne a
permis à maintes œuvres de parvenir jusqu’à nous, et plus particulièrement
les premiers essais français de sonates, signés par lui-même et par la fine
fleur de la génération musicale alors montante : François Couperin,
Jean-Féry Rebel, Élisabeth Jacquet de La Guerre.
Issue d’une
famille parisienne de facteurs d’instruments et de musiciens, Élisabeth,
fille de l’organiste Claude Jacquet, a passé la majeure partie de sa vie en
l’Île Saint-Louis, où elle a probablement été baptisée le 17 mars 1665.
Précocement douée, ses talents de claveciniste lui valent de jouer à la Cour
dès l’âge de cinq ans et d’y demeurer quelques années dans l’entourage de
Madame de Montespan. Mariée avec l’organiste Marin de La Guerre en 1684, «
la petite Jacquet » déploie une intense activité de pédagogue et
d’instrumentiste, mais aussi de compositrice. Son Premier Livre de Pièces de
Clavessin paraît en 1687, suivi, en 1694, par la représentation de sa
tragédie lyrique Céphale et Procris, qui se solde par un échec. Après 13 ans
de silence, durant lesquels elle compose, vers 1695, ses six premières
sonates qui survivent en manuscrit grâce à Sébastien de Brossard, Élisabeth
Jacquet de La Guerre, veuve depuis 1704, donne à la publication un recueil
de Six Sonates pour le Viollon et pour le Clavecin (1707) jouées avec succès
à la Cour, au « petit couvert » ; elles lui valent, d’après le Mercure
galant, « beaucoup de loüanges » de la part de Louis XIV qui ajoute «
qu’elles ne ressembloient à rien. (…) Le Roy avoit non seulement trouvé sa
Musique très-belle ; mais aussi (…) originale, ce qui se trouve aujourd’huy
fort rarement. » Suivront deux livres de cantates en 1708 et 1711, puis un
dernier vers 1715, seul ouvrage publié de la compositrice qui ne soit pas
dédié à Louis XIV, un souverain auquel de son propre aveu, elle a « appris à
consacrer toutes [ses] veilles.» Aucune autre musique d’Élisabeth Jacquet de
La Guerre n’est connue après l’année de la mort d’un monarque pour lequel
elle nourrissait visiblement une admiration respectueuse où entrait sans
doute aussi un peu de tendresse. Elle meurt rue des Prouvaires, dans la
paroisse Saint-Eustache, le 27 juin 1729.
Les cinq sonates –
les deux pour violon du manuscrit de Brossard et trois du recueil de 1707 –
choisies par La Rêveuse dans le cadre de cette anthologie illustrent
parfaitement la fascination qu’exerçaient sur les musiciens français la
théâtralité assumée et la liberté pleine de feu de la musique italienne.
Cette fièvre, manifeste dans la vivacité des mouvements rapides comme dans
l’usage de traits virtuoses et de chromatismes marqués, est néanmoins
tempérée par des éléments très français. Formellement, on note, par exemple,
l’utilisation de rythmes pointés et de danses (sarabande et gavotte de la
Sonate en la mineur n°2), mais aussi une présence affirmée de la viole de
gambe, instrument obligé auquel Élisabeth Jacquet de La Guerre réserve des
passages solistes (Aria de la Sonate en fa majeur, entre autres), et, dans
l’esprit, une retenue, voire une pudeur ombrée de mélancolie (Aria de la
Sonate en ré mineur), qui parlent le même langage que les œuvres picturales
du temps. Les interprètes doivent donc, pour rendre parfaitement cette
musique, faire preuve de grandes qualités d’équilibre, afin qu’aucune de ces
deux tendances ne prenne le pas sur l’autre.
La Rêveuse
(photographie ci-contre), qui regroupe de talentueux musiciens rompus aux
exigences du répertoire baroque, fait revivre cette musique avec un brio et
une intelligence qu’on ne peut que saluer. Un des nombreux points forts de
l’interprétation de cet ensemble est justement de faire sentir tout ce que
la musique d’Élisabeth Jacquet de La Guerre doit à l’Italie mais aussi son
profond enracinement dans la sensibilité française. Les mouvements rapides
sont vigoureux, enlevés, brillants, tandis que les plus modérés se déploient
avec une tendresse et une émotion touchantes jusque dans leur réserve,
voire, dans les Grave introductifs, une solennité dont aucune lourdeur ne
vient empeser la marche. La clarté des textures et la fermeté de
l’articulation permettent de percevoir toute la richesse des sonates sans
que l’attention portée au plus petit détail affecte la cohérence globale des
œuvres. Stéphan Dudermel au violon et Florence Bolton à la basse de viole,
qui illumine également les deux pièces de Jacques Morel offertes en
complément de programme, se révèlent techniquement très affûtés et soucieux
de caractériser chacun des mouvements avec autant de précision que de
sensibilité. Ces deux excellents solistes s’appuient sur un continuo
impeccablement réalisé, mené par Benjamin Perrot, que l’on peut aussi
entendre, sur ce disque, dans une vision pleine de subtilité de la
transcription pour théorbe des Sylvains de François Couperin par Robert de
Visée, avec un sens très sûr du mouvement et de la couleur, jamais intrusif,
mais d’une remarquable inventivité quant à la structuration et à l’avancée
du discours. Qu’il adopte la déclamation du théâtre ou le murmure de la
confidence, cet enregistrement de La Rêveuse, en ce qu’il semble avoir
profondément saisi toutes les dimensions, rhétoriques, historiques,
émotionnelles, de la musique d’Élisabeth Jacquet de La Guerre délivre une
splendide impression d’évidence et de naturel, qui emporte sans peine
l’adhésion de l’auditeur.
Je vous recommande donc chaudement ce magnifique
enregistre-ment, qui se hisse, à mon avis, parmi les meilleurs jamais
consacrés à Élisabeth Jacquet de La Guerre. Il permet de découvrir ou de
redécouvrir la musique de cette fascinante compositrice dans des conditions
proches de l’idéal et confirme La Rêveuse comme un ensemble à suivre avec la
plus grande attention.
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