Analyste:
Isaure d'Audeville
"J’ai pêché
chaque jour et je ne me suis pas repenti, maintenant la peur de la mort me
tourmente, car dans les enfers on ne peut plus arriver à la rédemption" -
Troisième nocturne, septième répons
Comme c’est le
cas de la plupart des grandes étapes ponctuant la vie de tous souverains,
les obsèques d’un roi recouvraient au XVIIIème siècle une ampleur nationale.
Le prince électeur de Saxe et roi de Pologne Auguste II mourut le 1er
février 1733 ; Jan Dismas Zelenka était alors en charge du poste de maître
de chapelle et de la direction de la musique des messes pour la cour
catholique de Dresde. Il dut ainsi composer l’ensemble des œuvres que
recouvrent des obsèques royales, à savoir un office des ténèbres,
traditionnellement célébré au cours d’une veillée, et un requiem. Les
précédents enregistrements du Collegium 1704 (la Missa votiva puis I
Penitenti al Sepolchro del Redentore, chez Zig-Zag Territoires en 2008 et
2009) nous ont révélé tout le faste théâtral cher à Zelenka, compositeur
bohémien qui a fait de la musique sacrée son domaine de prédilection. Bien
que présentant deux œuvres majeures à l’écriture incroyablement riche, cet
enregistrement laisse derrière lui quelques petites déceptions, peut-être
imputables à l’ampleur du travail sollicité.
Dès l’Invitatoire
initiant l’Office des Défunts, la distribution vocale s’avère d’une grande
inégalité. Si le chœur possède au sein de ses pupitres un bel équilibre et
semble comme animé d’un seul cœur, son premier dialogue avec Markéta Cukrová
révèle, par contraste, la monochromie du discours de celle-ci et un certain
penchant pour l’emphase perpétuelle. Sa voix, bien timbrée, n’est pourtant
pas sans charme et pourrait davantage explorer la large palette de nuances
que lui offre sa projection puissante. Mais le danger qui guette ces voix
généreuses est bien souvent de se contenter de "faire du beau son", de
rester dans un pathos de principe, au détriment des dynamiques et de la mise
en relief de la musique et du texte qu’elle sert. C’est ce qui se produit
dans le Psaume 95, sorte de récitatif très imagé qui exigerait une
interprétation moins mesurée (notamment au vers 8), dessinée par des
consonnes plus présentes (à l’instar de l’air "Recordare" du Requiem) et des
silences d’articulation plus nombreux. Le sujet est en effet celui de la
mort, celui des soupirs, des derniers instants d’une vie humaine qui, à
l’approche de l’ultime rencontre avec l’Inconnu, se sent envahie d’une
angoisse sans fond et de remords inconsolables. Il faut donc du sentiment,
oui ; mais plus que du sentimentalisme, la musique de Zelenka réclame un
engagement sans fard et sans tiédeur.
Sébastian Monti
s’inscrit dans une tendance inverse à celle de son homologue alto. Avec une
voix parfois instable et quelques respirations intempestives, le ténor
semble plus à son aise dans les récitatifs que dans les airs. Son
articulation franche et fidèle à l’accentuation de la langue convainc de ses
talents de comédien lors sa première intervention ("Tædet animam meam").
Les deux basses
possèdent quant à elles un timbre chaud et clair, avec un contour plus
soyeux chez Tomáš Král. Ce dernier adresse à travers l’air "Manus tuæ
fecerunt me" (Premier Nocturne) une supplique touchante, pleine de
déférence. Accompagné d’abord par l’orchestre, un sentiment de plénitude
émane de la longue pédale de basse qui palpite d’une imperceptible légèreté,
au rythme de profonds battements. D’un caractère martial, le duo de basses "Turba
mirum" du Requiem révèle cependant une certaine imprécision rythmique que
l’on retrouve dans l’Offertoire, lors du solo de Marián Krejčí. Peut-être
cette tendance à presser devait-elle illustrer la crainte de voir "les âmes
de tous les fidèles défunts" tomber "dans le lieu des ténèbres" mais elle
produit en réalité une grande confusion qui brouille les traits virtuoses
confiés aux bassons, mouvements descendants venus justement illustrer cette
chute.
Hana Blažíková
demeure donc l’unique soliste à convaincre aussi bien dans de longs airs que
dans les brèves strophes au sein d’une petite formation. Dans le Christe du
Requiem, son timbre légèrement cuivré rencontre celui du chalumeau, et tous
deux se fondent sur certaines tenues de manière si intime, qu’il devient
impossible de les isoler. Sa voix agile et bien posée lui permet d’évoluer
avec une égale présence dans tout son registre et d’ornementer avec
facilité, bien que ce ne soit qu’à de rares occasions.
Zelenka a pris
soin de confier à chaque instrument un interlude, une phrase à habiter,
procédé qui enjoint les différents membres de l’orchestre à instaurer entre
eux un réel dialogue. Les flûtes de Julie Braná et d’Annie Laflamme, par
exemple, forment un duo complice qui sait épouser les lignes vocales et en
exprimer le texte de manière frappante (sur "Venite" dans l’Invitatoire).
L’orchestre dans son ensemble bouillonne d’une grande force expressive qu’il
pourrait parfois déployer davantage, notamment les basses qui tiennent dans
les dynamismes un rôle moteur. Il fait montre par ailleurs d’une virtuosité
étourdissante dans de nombreux passages dont l’écriture figure la houle, la
gloire divine ou encore le feu d’amour purificateur. Il sait également
traduire les souffrances de l’âme par un son dense et des fins de phrases
soignées jusqu’à l’expression du soupir.
Par cet
enregistrement, Václav Luks réaffirme la force des œuvres de Zelenka qui
révèlent à chaque fois une écriture étonnante. Le Requiem rompt en effet
avec l’atmosphère de profonde affliction laissée par celui de Mozart ou de
compositeurs plus tardifs, pour proclamer avec force trompettes, cors et
timbales l’espérance chrétienne à travers un Introït triomphal. Mais Zelenka
ne s’écarte pas pour autant de la tradition qui confiait au chant grégorien
une place centrale dans la liturgie. Les lectures des second et troisième
nocturnes de l’Office ainsi que de nombreux passages du Requiem se voient
donc traités dans le plain-chant le plus simple. Le tableau comporte donc
des éléments très divers qui s’imbriquent de manière complexe et font appel
à des compétences multiples. Le mérite du chef tchèque est d’avoir su
exhumer ces œuvres en leur insufflant un certain renouveau, bien qu’il nous
laisse parfois un goût d’inachevé.
Il est par
ailleurs dommageable que livret accompagnant les disques comporte de
nombreuses coquilles dans le texte et sa traduction, ainsi qu’un décalage
pour les plages du Requiem.
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