La vie après la
mort – La viole de gambe au XVIIIème siècle
par Peter Holman
Dans un passage de son autobiographie de 1718 Georg Philipp
Telemann ironisait sur les compositeurs qui ne connaissaient pas bien les
instruments pour lesquels ils écrivaient “Le violon est traité comme un
orgue, la flûte à bec et le hautbois comme des trompettes, tandis que la
viole de gambe avance pesamment comme une basse avec un trille ici ou là”.
Telemann savait de quoi il parlait, car dans son autobiographie de 1740 il
affirmait avoir appris la viole de gambe en même temps que huit autres
instruments. Ses commentaires nous donnent un aperçu précieux sur la façon
dont cet instrument était perçu à l’époque et nous expliquent aussi pourquoi
il écrivit tant pour lui : plus de 50 partitions de sa main nous sont
parvenues.
On dit couramment que la viole de gambe, ou basse de viole, a
été supplantée par le violoncelle au début du XVIIIème siècle, et c’est en
partie vrai. Vers 1720 el le a largement cessé d’être un instrument de
continuo — ce qui explique pourquoi Telemann se montre si sévère pour les
compositeurs qui écrivaient pour elle “comme si c’était une basse” — et a
commencé une nouvelle vie comme instrument soliste. Elle jouait des pièces
écrites pour les registres alto ou ténor et souvent transcrites dans une
clef transpositrice. Les musicologues et les interprètes s’intéressent
beaucoup actuellement aux musiques écrites tardivement pour cet instrument,
et les enregistrements de Christophe Coin, Vittorio Ghielmi, Jordi Savall et
de quelques autres ont montré à quel point elle peut être intéressante et
originale. Mon objectif dans cet article est de parcourir son répertoire, et
de montrer comment son rôle a évolué au cours de son histoire, entre le
témoin qu’elle fut de la vie musicale du XVIIème siècle et la modernité
qu’elle a incarnée ensuite. Dans la seconde moitié du XVIIème elle a
symbolisé le culte de la sensibilité alors à la mode, tandis que dans les
années 1830 la boucle s’est refermée lorsque ceux qui commençaient à vouloir
faire revivre la musique ancienne l’ont à nouveau associée à la musique du
passé.
En réalité son rôle avait déjà fondamentalement changé au
cours du XVIIe siècle. Vers 1600 on l’utilisait encore principalement dans
les ensembles de violes, mais au fur et à mesure que se développait la mode
des ensembles mixtes (et l’utilisation des instruments de continuo introduit
par le nouveau style baroque a de fait transformé chaque formation en un
ensemble mixte) on lui a confié de nouvelles fonctions. On l’utilisait comme
basse dans certains en sembles mixtes et comme instrument soliste pour les
ornementations, pour la musique de lyra viol (écrite en tablature dans
différentes tonalités) et, à partir du milieu du siècle, dans des sonates
pour un, deux ou trois instruments solistes. Cela concernait surtout
l’Angleterre et différents pays germaniques qui cultivaient le genre
particulier de la sonate pour violon, viole de gambe et continuo,
alternative à la sonate italienne pour deux violons. En Italie la viole de
gambe était largement remplacée par la basse de violon (précurseur du
violoncelle), bien que, comme nous allons le voir, on jouait toujours de la
viole en Italie au temps de Vivaldi. En France le passage de la musique
d’ensemble au jeu de soliste semble s’être produit relativement tard, même
si à la fin du XVIIème siècle on a vu émerger de remarquables musiques
virtuoses, telles que les oeuvres de Sainte-Colombe, de Marin Marais et de
quelques autres.
L’Allemagne au début du XVIIIeme siècle
Tout au long du XVIIIème siècle la viole de gambe fut à
l’honneur dans l’Europe germanophone. C’est là qu’on écrivit bon nombre des
musiques qui nous sont parvenues et c’est de là que venaient de nombreux
gambistes renommés. C’est en partie parce que l’Allemagne était constituée
de nombreux petits états, dont beaucoup avaient leur propre cour, et une
famille régnante désireuse de montrer qu’elle cultivait les arts en
apprenant la musique et en soutenant son développement. La viole de gambe y
était considérée comme l’instrument aristocratique par excellence. D’une
sonorité raffinée, élégante dans sa forme et depuis long temps cultivée par
la haute société, elle permettait à ceux qui en jouaient de se sentir
supérieurs à ceux qui jouaient du violon ou d’autres instruments plus
ordinaires, dévalorisés par leur usage professionnel et par leur utilisation
dans l’orchestre. Elle n’était pas le seul instrument exotique en faveur
dans l’aristocratie pour des raisons similaires, on cultivait aussi l’art du
luth et du baryton dans ces régions d’Europe.
La viole de gambe était néanmoins aussi jouée par des
professionnels. Ceux- ci étaient presque tous des violoncellistes qui
utilisaient leur instrument principal pour les lignes de basse dans les
orchestres et dans les ensembles de chambre, mais ils jouaient aussi des
solos à la viole de gambe. Cela explique pour quoi les compositeurs
allemands écrivaient de la musique d’église pour cet instrument, genre
normalement réservé aux professionnels à l’époque. J. S. Bach suivait la
tradition du XVIIème siècle en associant le son doux et voilé de la viole de
gambe aux services funèbres lorsqu’au début de sa carrière il utilisa deux
flûtes à bec, deux violes de gambe et un continuo pour son Actus tragicus
“Gottes Zeit is die allerbeste Zeit”, BWV 106. D’autres oeuvres utilisèrent
par la suite la même instrumentation : le Du aber, Daniel, TWV 4:17
de Telemann, l’Harmonische Freude frommer Seelen (Königsberg, 1706)
de Georg Riedel et la Trauer-Ode de Bach lui-même, “Laß
Fürstin, laß, noch einen Strahl”,
BWV 198 (1727).
Les autres cantates de Bach qui comportent des parties pour
viole de gambe sont Tritt auf die Glaubensbahn, BWV 152 (1714), la
version de Cöthen de Mein Herze schwimmt im Blut, BWV 199, Die
Himmel erzählen die Ehre Gottes, BWV 76 (1723), et la cantata pro fane
Der zufriedengestellte Aeolus, BWV 205 (1725). Dans plusieurs de ces
cantates la viole de gambe est associée à la viole d’amour, autre instrument
exotique utilisé principalement en Allemagne et en Autriche. Dans la cantate
BWV 152 la viole de gambe tient la voix de ténor d’un ensemble mixte composé
d’une flûte à bec, d’un hautbois, d’une viole d’amour et d’un continuo, et
dans BWV 205 il y a une aria avec viole d’amour et viole de gambe obligée.
La cantate BWV 76 utilise une autre combinaison inhabituelle avec hautbois
d’amour, viole de gambe et continuo pour une sinfonia (reprise plus
tard dans la sonate en trio pour orgue BWV 528) et une aria, tandis que dans
BWV 198 deux violes de gambe sont associées à deux luths dans un grand
ensemble. Les parties pour viole de gambe les plus célèbres de Bach sont,
bien sûr, les obligatos de la Passion selon saint Jean, BWV 245 et de
la Passion selon saint Matthieu, BWV 244, mais il est intéressant de
noter que le grand solo de l’aria “Komm, süßes
Kreuz” de la Passion selon saint Matthieu est une adaptation
d’une partie originellement écrite pour luth, ce qui suggère que le style
héroïque adopté par la plupart des gambistes aujourd’hui ne correspond pas
aux intentions du compositeur. Bach était en retard sur son temps lorsque,
jusqu’en 1740, il continuait à utiliser la viole de gambe pour les lignes de
basse, par exemple dans la dernière version de l’aria “Geruld” de la
Passion selon saint Matthieu. A l’époque elle était devenue
essentiellement un instrument soliste.
Telemann est de loin le compositeur le plus important de
l’Allemagne du début du XVIIIème siècle qui ait fait une part à la viole de
gambe dans sa musique instrumentale. Bien que ces compositions comportent
quelques sonates pour instrument soliste et quelques pièces concertantes,
pour l’essentiel elles se répartissent en deux groupes : trios de type
allemand pour un instrument soprano (violon, flûte ou flûte à bec), viole de
gambe et continuo, et quatuors pour trois instruments et continuo avec au
moins une des parties obligées tenues par la viole de gambe. Bien que les
deux groupes de six quatuors (appelés de façon inappropriée les “Quatuors de
Paris”) qu’il a publiés pour flûte, violon, viole de gambe ou violoncelle et
continuo soient bien connus et aient été enregistrés de nombreuses fois, on
s’est récemment intéressé aux nombreux quatuors qui survivent dans les
manuscrits de Darmstadt, dont deux pour flûte, deux violes de gambe et
continuo, TWV 43:G1O et 12, et deux pour la combinaison inhabituelle de
flûte, viole de gambe, basson et continuo, TWV 43:h3 et C2.
Ces deux derniers portent la mention “concerto” et il est
probable que les autres concertos avec viole de Darmstadt étaient aussi
joués comme de la musique de chambre. C’est certainement vrai du Concerto
en la majeur pour viole de gambe, deux violons et basse, TWV 51:A5,
récemment publié, qui est en fait un quatuor, et du bien connu Concerto
en la mineur pour flûte à bec, viole de gambe, violon, alto et basse,
TWV 52:al, comme probablement aussi de l’Ouverture en ré, TWV 55:D6,
pour viole de gambe, cordes et continuo. La remarquable Sinfonia en fa,
TWV 50:3, pour flûte à bec, viole de gambe et grand orchestre avec un cornet
et trois trombones a probablement été écrite pour une cantate disparue. Il
est probable que les oeuvres de Telemann pour viole de gambe de Darmstadt
ont été jouées par le gambiste virtuose Ernst Christian Hesse (1676- 1762),
et peut-être aussi écrites pour lui. Hesse a travaillé dans cette ville
toute sa vie, si l’on excepte un séjour à Paris où il s’est perfectionné
auprès de Marais et de Forqueray et des tournées de concerts périodiques.
Nous n’avons en revanche que quatre oeuvres instrumentales de
Bach avec parties de viole : le Concerto brandebourgeois no. 6, BWV
1051, et les trois Sonates avec clavecin obligé BWV 1027-1029, même
si l’un des manuscrits des six Sonates pour violon et clavecin obligé,
BWV 1014-1019, porte la mention “col Basso per Viola da Gamba accompagnato
se piace”, exemple supplémentaire de l’usage démodé que faisait Bach de la
viole de gambe pour jouer les lignes de basse. Le Concerto brandebourgeois
est aussi archaïque par son orchestration : il rappelle les ensembles mixtes
d’instruments de la famille du violon et de la viole de la musique d’église
de la fin du XVIIème siècle en Allemagne, et pourrait bien avoir été
particulièrement influencé par la Passion selon saint Matthieu de
1673 de Johann Theile, écrite pour la même combinaison d’instruments. Il
inverse cependant les rôles de certains instruments à cordes les altos,
Cendrillons de l’orchestre du XVlll’ siècle, sont ici les solistes, tandis
que les violes de gambe, alors essentiellement instruments solistes, se
voient confier des rôles secondaires. On peut se demander si Bach cherchait
à surprendre de façon créative, comme l’ont défendu Michael Marissen et
quelques autres, ou s’il était simplement démodé — les altos jouent un rôle
de premier plan dans la musique d’ensemble allemande du XVII siècle. Il est
cependant assez certain que les sonates BWV 1027-1029 sont “modernes” :
elles appartiennent au genre des sonates pour viole de gambe et clavecin
obligé, tel que l’ont élaboré Telemann et des compositeurs berlinois comme
Christoph Schaffrath et Johann Gottlieb Graun, bien que BWV 1027 soit un
arrangement d’une sonate en trio conventionnelle, et que cela soit aussi
probablement vrai des deux autres.
L’italie
On pense habituellement que la viole de gambe n’était plus en
usage en Italie au début du XVIIème siècle, mais des études récentes ont
montré que de nombreux luthiers italiens (dont Giuseppe Guarneri, père de
“del Gesù”, Giovanni Grancino, Francesco et Vincenzo Rugeri, Gennaro et
Giuseppe Gagliano, Matteo Gofriller et Antonio Stradivari) fabriquaient des
violes. On trouve aussi de nombreux documents qui prouvent qu’on jouait de
la viole de gambe dans plusieurs villes italiennes vers 1700, et, plus
important, on a montré que les instruments que Vivaldi appelait viola
all’in glese et violoncello inglese étaient plus apparentés aux
violes de gambe qu’aux barytons ou aux violes d’amour comme on l’imaginait
auparavant. Le père de Vivaldi, Giovanni Battista, travaillait à l’Ospedale
dei Mendicanti à Venise ; à la fin du XVIIème siècle l’ospedale possédait un
ensemble de sept viole da gamba, et il est probable que Giovanni
Battista en a enseigné la technique à son fils. Antonio Vivaldi enseignait
la viola all’inglese à l’Ospedale dalla Pietà à partir de 1704, et il
disposait d’au moins un ensemble de violes de gambe.
Cinq oeuvres de Vivaldi spécifient des instruments
all’Inglese. Le Concerto en la, RV 546, était écrit à l’origine
pour violon, violoncelle, cordes et continuo, mais Vivaldi ajouta les mots
“all’lnglese” aux mots “Violoncello obligato” dans le titre. Dans le
Concerto funèbre en si bémol ma jeur, RV 579, deux violes soprano
et une basse sont utilisées avec un chalumeau ténor et un hautbois avec
sourdine ; elles ajoutent leur sonorité voilée et mélancolique au groupe de
cordes avec sourdines, autre exemple de l’utilisation des violes de gambe
dans un contexte de funérailles. Dans le Concerto en do majeur, RV
555, deux sopranos font partie d’un grand ensemble qui comporte aussi des
flûtes à bec, des hautbois, des chalumeaux ténor, des clavecins obligés, et
les mystérieux violini in tromba marina. II y a aussi deux oeuvres
vocales avec des parties pour violes de gambe une aria de l’opéra L’incoronazione
di Dario (1717) a une partie de basse pour viola all’inglese où
on trouve des accords de six notes, et de son côté l’oratorio Juditha
triumphans (1716) comporte un concerto di viole all’inglese à six
parties, exemple frappant de l’utilisation d’un ensemble complet de violes
encore au début du XVIIIème siècle.
L’Autriche et l’Angleterre
On trouve aussi des témoignages en Europe du Nord de
l’utilisation de la viole de gambe par les violoncellistes italiens comme
alternative à leur instrument principal pour le jeu soliste. Il existe de
nombreuses parties pour viole de gambe obligée dans la musique écrite pour
la cour de Vienne à la fin du XVIIème siècle, et cette tradition s’est
poursuivie au début du XVIIIème avec Antonio et Giovanni Bononcini, Attilio
Ariosti, Johann Joseph Fux et d’autres. Dans certains de leurs opéras et
oratorios viennois il y a des arias avec des parties pour une ou deux violes
de gambe obligées, et il existe une belle Sonate en canon en sol mineur
pour deux violes de gambe et continuo de Fux qui a été enregistrée plusieurs
fois. Les frères Bononcini étaient tous deux violoncellistes, et jouaient
peut-être de la viole de gambe eux-mêmes. C’est très probable dans le cas de
Giovanni, qui travaillait à Vienne entre 1698 et 1712, car il existe
plusieurs autres oeuvres avec des parties de viole qui sont sans doute de
lui, dont une cantate dans un manuscrit de Berlin. La collection du libraire
hollandais Nicolas Selhof, ven ue en 1759, fait état du manuscrit d’une
Sonata da Camera pour violon, deux violes de gambe et continuo, de
“Bononcini”.
On connaît bien sûr mieux Giovanni Bononcini pour sa période
anglaise dans les années 1720, lorsqu’il était le rival de Haendel pour la
composition d’opéras. L’orchestre de l’opéra italien de Londres employait
aussi plusieurs autres Italiens qui semblent avoir joué de la viole de
gambe, dont Pietro Chaboud et Pippo Amadei. Chaboud, plus flûtiste et joueur
de basson que violoncelliste, semble avoir été celui pour qui J. C. Pepusch
a écrit les oeuvres avec parties pour violes de gambe qui nous sont par
venues, dont trois sonates pour flûtes à bec, viole de gambe et continuo,
deux pour violon, viole de gambe et continuo, et une pour deux violons,
viole de gambe obligée et continuo. C’est peut-être aussi Chaboud qui a
composé les arrangements d’arias d’opéras italiens pour viole de gambe seule
publiés dans Ayres and Symphonys for the Bass Viol (Londres, 1710),
ainsi que les arrangements pour viole de gambe des sonates pour violon de
son opus 5 qui figurent dans son manuscrit de Paris ; deux d’entre eux ont
été publiés à Londres en 1712. D’autres oeuvres provenant de sources
anglaises de l’époque contiennent des arrangements de cantates de Franceso
Gasparini et de l’organiste romain Tommaso Bernardo Gaffi ( 1744) avec des
parties de viole obligée, une cantate de Pietro Giu seppe Sandoni
(1685-1748) pour sopra no, deux violes de gambe et théorbe, un ensemble
composite de sonates pour violes de gambe, dont une sonate originale de
Dandoni et des arrangements de musiques de Haendel, Francesco Barsanti et
Angelo Michele Besseghi (1670- 1744), violoniste bolonais qui travaillait en
France. En Angleterre, comme ailleurs à l’époque, les gambistes jouaient
beaucoup d’arrangements, ce qui était rendu plus aisé par la clé de
transposition à l’octave inférieure qui leur donnait un accès facile à la
musique écrite pour violon.
À propos de Haendel il faut rappeler ses deux compositions
originales pour viole de gambe. Dans ces deux oeuvres remarquables écrites
en Italie, la cantate Tra le fiamme, HWV 170 (?1707-1708), et
l’oratorio La Resurrezione, HWV 47 (1708), la viole de gambe joue
divers rôles, parfois celui de soliste dans le registre ténor, parfois celui
de continuo efficacement réalisé sous forme d’accords, ou encore en doublant
la basse ou d’autres voix. Ces pièces semblent avoir été écrites pour
Christian Hesse qui a rencontré Haendel à Hambourg en 1705 et qui était à
Rome lorsqu’elles ont été composées. Haendel ne semble plus avoir écrit pour
la viole de gambe ensuite pendant près de vingt ans, jusqu’à son opéra
Giulio Cesare, HWV 17, (1724). Il l’utilise ici à l’acte II où
Cléopâtre, dans le double déguisement de sa suivante Lydia et de la Vertu,
chante l’air de séduction “V’adoro pupille” accompagnée à la fois par
l’orchestre de la fosse et par un groupe de neuf instruments sur la scène,
dont une viole de gambe, un théorbe et une harpe : ils représentent les
Muses et les instruments antiques qu’elles auraient pu utiliser. Cette scène
a donné pas mal de soucis à Haendel : il en existe trois versions qui
donnent un matériel de plus en plus subtil et idiomatique à ces instruments
“exotiques”. Mais même dans la dernière version, la musique destinée à la
viole est étrangement archaïque en ce qu’elle associe plusieurs fonctions au
lieu de jouer simplement sa partie de soliste dans le registre ténor. C’est
à la même époque que Haendel autorisa un arrangement pour viole de gambe de
sa Sonate pour violon en sol mineur, HWV 364, en écrivant la première
mesure de la partie de soliste une octave plus bas dans la clé d’ut avec la
mention “Per la Viola da Gamba”. C’était sans doute une instruction donnée à
un copiste pour qu’il écrive la pièce entière sous cette forme. Le gambiste
de Haendel était probablement à cette époque le contrebassiste David
Boswillibald qui faisait partie de son orchestre de l’opéra.
La France
Le répertoire de la viole de gambe en France au XVIIIème
siècle est particulier à plusieurs égards. Comme d’autres types de musique
instrumentale française elle est conservatrice par sa façon de s’appuyer sur
des suites de danses ou sur des pièces de caractère plutôt que sur des
formes italiennes comme la sonate ou le concerto. Ainsi les livres de Pièces
de viole de Marin Marais (1686/1689, 1701. 1711, 1717), de son fils Roland
(1735, 1738), de François Couperin (1728), de Charles Dollé (1737),
d’Antoine Forqueray (1747 ; arrangées et en partie composées par son fils
Jean-Baptiste) et de Louis Caix d’Hervelois (1708, 1719, 1731, 1740, 1748)
sont de ce type. En revanche Joseph Bodin de Boismortier a commencé à
composer des sonates à partir de son opus 10 (1725), mais son opus 31 (1730)
est encore un recueil traditionnel de trois suites. La plupart de ces
recueils sont pour basse de viole et basse continue, même si les duos pour
deux basses de violes seules étaient de plus en plus en vogue, et si dans
plusieurs de ceux de Boismortier op. 14 (1726), op. 26 (1729), op. 40 (1732)
et op. 50 (1734) les violes sont proposées comme alternatives aux bassons et
aux violoncelles. De même, le Concert no. 12 en la du recueil de
Couperin Les gouts-réunis (1724) est pour “deux Violes, ou autres
instruments à L’unisson”, le no. 13 en sol est simplement pour deux
basses non précisées et le no. 10 en la mineur/majeur comporte une
très belle “Plainte” pour deux violes de gambe ou autres basses et continuo.
L’opus 26 de Boismortier comporte un simple concerto dans le style de
Vivaldi pour deux violons et continuo qui semble être le premier (tous
instruments confondus) a avoir été publié en France, tandis que le séduisant
concerto “Le Phénix” (v. 1738) de Michel Corrette est pour trois ou quatre
violoncelles, violes ou bassons avec continuo.
Il y a aussi une bonne quantité de musique française dans d’autres genres
qui fait appel à la viole de gambe. On l’utilisait dans le groupe de
continuo de l’opéra de Paris, mais les parties de solistes étaient rares
dans l’opéra français. Un certain nombre de cantates françaises ont
néanmoins des parties pour viole de gambe obligée, comme L’impatience
(v. 1715-1722) et Orphée (1721) de Rameau. Elle était aussi utilisée
dans la musique de chambre avec d’autres instruments, en particulier dans
La gamme (1723) de Marais pour violon, basse de viole et continuo (avec
la fameuse “Sonnerie de Sainte-Genevieve du Mont de Paris”), la Sonate en
ré majeur op. 2, no. 8 de Leclair pour la même combinaison, les
ensembles de sonates en quatuor de Louis-Gabriel Guillemain intitulés
Conversations galantes op. 12 (1743) et op. 17 (1756) pour flûte,
violon, viole de gambe et continuo, et les Pièces de clavecin en concerts
(1741) de Rameau pour clavecin, violon ou flûte, et viole ou violon. Dans
ces dernières Rameau utilise la basse de viole principalement comme
instrument soliste dans le registre ténor, à la façon moderne, bien qu’en
général les compositeurs français semblent avoir continué à faire doubler
leurs parties de continuo par la viole de gambe bien après que le
violoncelle l’ait remplacée dans d’autres pays. Parfois l’instrument est
explicitement précisé, comme dans les Pièces de viole de Forqueray dont la
préface dit qu’elles sont pour “deux Violes et un Clavecin”, parfois c’est
implicite, comme dans les Concerts Royaux de Couperin (1722), où
l’existence de contreparties (lignes supplémentaires pour solistes) pour
“viole” dans plusieurs mouvements suggère qu’il l’utilisait ailleurs comme
instrument de continuo. Il ne faut cependant pas en conclure que c’était
toujours la viole qui était utilisée pour la partie de continuo dans la
musique de chambre française : dès 1705 Jean-François Dandrieu spécifiait
“violoncelle” dans son Livre de sonates en trio inspiré de Corelli.
La plus grande partie de la musique française pour viole de
gambe a été écrite par des interprètes/compositeurs, dont certains, comme
Marais et Forqueray, étaient assurément des virtuoses exceptionnels. Mais,
comme dans les autres pays, la plus belle musique a été écrite par ceux qui,
comme Couperin, Rameau et Leclair, étaient avant tout compositeurs et qui
jouaient d’autres instruments. Et le meilleur de cette musique est
certainement dans les Pièces de violes de Couperin (1728). Son
éloquente “Pompe funèbre” a probablement été écrite à la mémoire de Marin
Marais qui était mort cette année-là ; Antoine Forqueray, son grand rival à
la cour, cessa son activité à cette époque. L’utilisation de la viole a
rapidement décliné en France au cours des deux décennies suivantes, bien
qu’il y ait quelques sources manuscrites postérieures et qu’un répertoire
parallèle pour pardessus de viole se soit développé jusque dans les années
1760. Le pardessus, petite viole soprano de cinq ou six cordes, était
principalement utilisé par les dames de l’aristocratie comme alternative
socialement acceptable au violon, lequel était considéré comme un instrument
masculin. On a peu à peu oublié le pardessus lorsque cette situation a
évolué à la fin du siècle.
La fin du dix-huitième siècle
Au milieu du XVIIIème siècle c’est à Berlin qu’on jouait le
plus de viole de gambe et qu’on composait le plus pour elle. C’est
essentiellement du fait de l’activité de deux personnes : Ludwig Christian
Hesse (1716-1772), fils d’Ernst Christian, et son élève et employeur le Kron
Prinz Frédéric Guillaume (1744-1797), plus tard Frédéric Guillaume II de
Prusse. Ils semblent être à l’origine du remarquable répertoire de solos,
duos, trios, quatuors et concertos de compositeurs berlinois tels que Carl
Philipp Emanuel Bach, Johann Gottlieb Graun, Christoph Schaffrath, Joseph
Benedikt Zycka et quelques autres. Les pièces les plus connues sont les
trois de C. P E. Bach: deux solos avec continuo en do, H558 (1745) et
en ré, H559 (1746), et la sonate en sol ou trio avec clavecin obligé,
H510 (1759). Les solos sont des oeuvres conséquentes qui opposent des
passages touchants et mélodieux, dans le style “sensible”, à d’autres plus
axés sur la virtuosité, mais le trio en sol mineur est encore meilleur, du
même niveau de qualité que la sonate BVW 1029 de son père dans la même
tonalité. Le compositeur berlinois le plus prolifique pour la viole semble
avoir été J. G. Graun, avec plus de vingt oeuvres qui nous sont parvenues.
Un enregistrement récent (Astrée E 8617) montre qu’il a été
un excellent compositeur, et l’auteur de certaines des musiques les plus
virtuoses de ce répertoire.
Le compositeur le plus important pour la viole de gambe hors
de Berlin fut Carl Friedrich Abel (1723-1787). Fils et petit-fils de
gambistes (son père a probablement joué le Concerto brandebourgeois n° 6
à Cöthen), il a étudié à Leipzig auprès de J. S. Bach avant de rejoindre la
cour de Dresde. En 1758-1759 il s’est installé à Londres où il est resté
jusqu’à la fin de sa vie, si l’on excepte deux années (entre 1782 et 1784)
qu’il a passées en Allemagne. Abel est célèbre aujourd’hui pour les concerts
londoniens qu’il gérait avec Jean-Chrétien Bach, et dans lesquels il jouait
de la viole de gambe comme soliste. On sait qu’il composait et jouait des
concertos (tous perdus aujourd’hui), et qu’il interprétait à la viole de
gambe les parties d’oeuvres de chambre écrites pour alto, même si en concert
il jouait plutôt des sonates pour instrument solo. Il reste plus de 50 de
ces élégantes oeuvres galantes ; comme l’écrit Charles Burney, “Ses
compositions étaient faciles et élégamment simples, car il avait l’habitude
de dire « Je ne choisis pas systématiquement la difficulté, ni de mettre
toutes mes forces dans l’interprétation. Je mets de la difficulté dans mes
pièces lorsque ça me plait, en fonction de mon état d’esprit et de celui de
l’auditoire ». En privé le musicien se révélait différent. Dans une rubrique
nécrologique on peut lire “Chanceux étaient ceux qui l’entendaient dans
l’intimité domestique, lorsque libéré de toute entrave il jouait sur
plusieurs cordes et développait des arpèges”, et les pièces virtuoses sans
accompagnement d’un manuscrit de New York nous donnent une idée forte de ce
qu’avaient pu être ces moments privilégiés. Abel ne jouait pas seulement ses
propres compositions : quatre sonates pour viole de gambe et clavecin et un
quatuor pour hautbois, violon, viole de gambe et violoncelle de J. C. Bach
ont probablement été écrits pour lui, ainsi que des solos (disparus)
d’Antonin Kammel d’une part, et du jeune Mozart d’autre part qui l’a
rencontré à Londres en 1764-1765.
On a l’habitude de dire que la viole de gambe d’Abel a été
enterrée avec lui, mais ce n’est vrai ni littéralement ni au sens figuré
puisque trois de ses instruments furent vendus après sa mort et que bien des
gens ont continué à jouer de cet instrument. Sa présence en Angleterre
semble avoir donné l’envie à des violoncellistes professionnels comme
Stephen Paxton, Walter Clagget, Andreas Lidel et Johann Arnold Dahmen de
suivre sa voie. Parmi les amateurs on compte les peintres Thomas
Gainsborough et Thomas Jones, des aristocrates comme Sir Edward Walpole et
Elizabeth, Comtesse de Pembroke, et des intellectuels comme Laurence Sterne
et Benjamin Franklin. Le XIXème siècle a poursuivi la tradition avec des
artistes et des amateurs comme Thomas Cheeseman (1760- ? 1842) et John Cawse
(1779-1862), et il semble toujours y avoir eu au moins un joueur de viole de
gambe à Londres tout au long du siècle. Il en va peut-être de même ailleurs.
Au moins deux professionnels en Allemagne, Franz Xaver Hammer (1741-1817) et
Joseph Fiala (1748- 1816), ont fait entrer leur musique dans le XlXème
siècle, comme l’a fait Jean-Marie Raoul (1766-1837) en France. Raoul vivait
toujours en 1832 lorsque François Joseph Fétis commença la série de ses
concerts historiques à Paris, qui donnait l’occasion d’entendre de la
musique ancienne sur des instruments anciens, dont la viole de gambe.
Jusqu’alors elle avait surtout été utilisée pour jouer de la musique
contemporaine, mais avec Fétis on revint aux origines, et l’instrument fut
de nouveau associé à son riche héritage, et aux débuts du mouvement pour la
musique ancienne.
Traduction : Joël Surleau
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