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Goldberg Magazine # 12 (Août/Octobre 2000 ~ August/October)
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Monteverdi

par: Roger Tellart

Tel la statue du commandeur, le fondateur Monteverdi se dresse, entre XVIe et XVIIe siècles, à l’aube d’une ère nouvelle. Auteur d’une oeuvre dont la « proximité » n’aura jamais été perçue avec plus d’acuité qu’aujourd’hui, prétexte à un retour en force de ses opéras, de ses madrigaux et des fameuses Vêpres de la Vierge. Un retour qui a fait, en France, l’événement sur les scènes des festivals d’été; à égalité (ou presque) avec la commémoration Bach que l’on sait.

Inventeur, le « divin » Claudio l’a donc été, avant tout autre. Mais ce serait une erreur de voir en lui un iconoclaste faisant table rase du patrimoine. En fait, le musicien Monteverdi, par delà toute découverte, se souvient toujours du passé; solidaire de son temps et des avancées de la modernité en musique. Et suivre sa glorieuse carrière, c’est entrer de plain-pied dans l’aventure de la musique occidentale vivant alors l’une des révolutions majeures de son histoire. Car, en moins d’un demi-siècle, l’art des sons en Europe change du tout au tout de visage, « passant d’un concept encore fortement lié au monde médiéval à un modus operandi de forme et d’esprit totalement moderne » (F. Degrada).

A l’origine de ces transformations décisives, il y a, bien sûr, l’évolution des mentalités, travaillées par un humanisme existentiel qui resitue l’homme au centre de la nature et de l’univers, mais le resitue bien vivant, sans fausse pudeur, ni complexe, à partir du retour à l’Antiquité et en harmonie avec la foi chrétienne qui accorde en toute chose la création au Créateur.

Dans ce contexte, la musique, partie de l’homme, revient à l’homme et redécouvre l’individu, privilégiant l’idée dramatique et jouant d’une vaste palette de sentiments et d’affects, de l’élan vital et dionysiaque à l’angoisse métaphysique (celle où s’enfermera, par exemple, Gesualdo, « en quête d’un impossible pardon »).

Dès lors, il était dans l’ordre des priorités que les compositeurs aient des rapports rhétoriques nouveaux au verbe et au pouvoir du mot. Car, impliqués dans le débat des émotions tournant autour de l’inévitable affronte ment amoureux, il ne pouvaient que rencontrer, dans leur réflexion et leur travail, le problème majeur du « comment parler en musique ». Un problème en fait assez sensiblement antérieur, puisqu’il était déjà au coeur de la problématique polyphonique du madrigal, plus d’un demi-siècle avant la naissance de l’opéra.

A cet égard, quand le jeune Monteverdi apparaît dans le concert de l’époque, le madrigal règne en maître sur la scène de la musique italienne, véritable signe identitaire où se reconnaît tout un peuple. De la Lombardie au Mezzogiorno, des campi vénitiens aux piazzette romaines et napolitaines, c’est le même bourdonnement éperdu ou mélancolique, la même ruche bruissante d’émois ou d’aveux, les mêmes tendres miniatures le plus souvent à 5 voix.

Instants de pur bonheur pastoral à la manière de l’élégant et frémissant Marenzio — qui fait figure de « classique » du genre —, madrigaux destinés aux cours avant-gardistes des Este à Ferrare (le cercle des chromatistes initiés par Luzzasco Luzzaschi) et des Gonzague à Mantoue où, avant Monteverdi, oeuvra le valeureux de Wert, mais aussi expériences de Don Carlo Gesualdo qui, dans son château voisin de Naples, hérisse ses remords de meurtrier de stravaganze dans la mouvance maniériste le genero madrigalesco multiplie les variations parfois enjouées, mais surtout affligées, sur cette « guerre d’amour » dont Monteverdi sera dans l’excellence le chroniqueur inspiré.

Quelques points de chronologie 

Au départ de l’illustre carrière, une simple archive de sacristie « le 15 mai 1567, Claudio et Zuan (Jean) Antoni, fils de Baldassare Mondeverdo [ a été baptisé à Crémone],Jean-Baptiste Zaccaria étant le parrain et Laure de la Fina, la marraine ». Cet acte est un repère bienvenu, le seul document officiel que nous ayons sur la petite enfance du compositeur.

Comme le veulent les pratiques du temps, l’apprentissage de tout musicien passe par les maîtrises et les Chapelles. C’est auprès d’Ingegneri, savant polyphoniste dans la lignée de Palestrina, que Claudio va recevoir une formation complète, encouragé par son père, médecin et cerusico (c’est-à-dire apothicaire) qui tient boutique près du duomo (cathédrale). Membre de la maîtrise de cette cathédrale, l’enfant s’initie à la polyphonie d’église, ce stile osservato qui se fait Ars perfecta, image d’une perfection formelle avec ses règles et figures en contrepoint imitatif que les Cantors franco-flamands ont diffusées dans toute l’Europe.

Précisément, pendant ces années d’apprentissage, le madrigal n’a pas cessé d’accentuer son emprise dans le domaine profane, au gré d’une polyphonie toujours plus expressive et libérée, où le pressentiment d’une harmonie déjà « verticale », fondée sur la notion d’accord, est associé au sens de la fracture chromatique, sur des rythmes qui se font volontiers syllabiques. Il y a là souvent comme une ébauche de ce que sera la déclamation dramatique introduite par les mélodramatistes florentins à l’extrême fin du XVIe siècle.

C’est en 1582 que l’adolescent, devenu également joueur de viole, écrit un premier recueil de Sacrae Cantiunculae à 3 voix, marqué par l’influence d’Ingegneri. Suivent des Madrigali Spirituali et des Canzonette profanes à 3 voix où son savoir-faire s’affirme, avant l’impression des 1er et 2ème Livres de Madrigaux (1587 et 1590) qui le signalent dans le concert du temps et constituent les vrais débuts de sa carrière publique.

A la Cour des Gonzague

C’est à la recommandation d’un noble milanais, le Seigneur Ricardi, que Monteverdi doit d’obtenir, au tout début de la décennie 1590 (mais la date n’est pas connue avec certitude), un poste à la fastueuse Cour de Mantoue où les Gonzague l’accueillent comme chanteur et violiste. Là, le Crémonais trouve un maître difficile, fantasque, exigeant, en la personne du Duc Vincent qui aime à souffler le chaud et le froid sur la Chapelle, confiée au « très-excellent » (le jugement est de Claudio) Jacques de Wert, un flamand totalement italianisé (comme le prouve son entendement de la langue dans ses onze Livres de madrigaux). Reste que le milieu, sous l’impulsion de ce prince imprévisible, est très favorable à la musique comme aux arts plastiques et que peintres et écrivains y trouvent protection et commandes, tel Rubens qui y travaillera vers 1603 ou 1605...

C’est d’abord le madrigaliste que le Duc Vincent sollicite chez Monteverdi. Déjà, le 2ème Livre de ce dernier n’était plus, loin s’en faut, d’un débutant et un tableau de nature comme Ecco mormorar l’Onde où le chant tourne à la « peinture du mot », selon les meilleurs principes descriptifs défendus par les virtuosi du genre, lui avait apporté la notoriété dans un registre, disons marenzien, où fine expression rime avec charme. Mais voici que sous la pression d’événements extérieurs, la situation va se transformer radicalement en quelques années décisives pour l’évolution de la musique.

C’est qu’à Florence, alors qu’il semble paradoxalement au plus haut de sa carrière et de son pouvoir populaire, le madrigal est depuis peu mis en procès par les humanistes (écrivains, musiciens, philosophes) de la Camerata (Académie) Bardi qui se réunissent pour discuter des idéaux de la Grèce Antique et du renouvellement de la tragédie, que l’on supposait avoir été chantée.

Pour la Camerata, le contrepoint est l’obstacle majeur à la sincérité de l’expression, de l’émotion et à la montée des sentiments. Pourquoi, interroge ainsi Vincenzo Galilei (le père de l’astronome), s’obstiner à décliner polyphoniquement les sentiments d’un seul personnage « alors que les Anciens faisaient vibrer les passions les plus vives par le seul effet d’une voix soutenue par la lyre? Il faut renoncer au contrepoint et revenir à la simplicité du mot ».

De ces débats âprement critiques naît, à l’exacte jointure du siècle (octobre 1600), le premier drame en musique (ou mélodrame): 1’Euridice de Jacopo Peri — « gran maestro d’armonia » au service des Médicis — qui, telle une stèle inaugurale, ouvre l’immense route à venir de l’opéra. La première oeuvre assurément qui, par le biais de la monodie expressive et du style recitativo, scelle l’union indéfectible de 1’arrnonia et de 1’oratione, la musique semblant y répondre de bout en bout au voeu des réformateurs en se faisant l’humble servante de la parole. Dès lors, est remise en cause la suprématie du madrigal, au point que celui-ci, marqué par le nouveau projet de déclamation lyrique, va, à son tour, faire peau neuve et tendre vers une polyphonie de mouvement simplifiée, vivifiée par de fréquentes incises dans le style parlando, afin de retrouver une intelligibilité qu’il n’avait plus, car « quand le sens des paroles se perd, la musique devient ennuyeuse » (Emilio de’ Cavalieri). 

Pour le moment, l’objectif de Monteverdi, nommé en 1602 maître de la Chapelle de Mantoue, après des voyages en Hongrie et en Flandres où il suivait le Seigneur-Duc, reste celui de la cause madrigalesque. Aussi bien, et jusque dans ses dernières années, il reviendra au genre, mais en l’enrichissant de tous les acquis du néo-madrigal et en lui assignant — à partir des 4ème et 5ème Livres (celui-ci imposant les recours à la basse continue obligée pour les 6 derniers numéros) — un rôle de révélateur expressif. Un champ d’expériences, en d’autres termes, où il vérifie à loisir recettes et audaces nouvelles, mais sans renoncer à une dénomination commode, même quand auront été épuisées toutes les ressources de l’écriture a cappella sur le chemin de la monodie et du stile concertato.

Soumettre toujours plus étroitement le néo-madrigal à l’emprise du mot et au monde des sentiments, des affetti : voilà le programme que le Crémonais va traduire en clair à Mantoue, puis Venise, passant du contrepoint imitatif à 5 voix aux grandes pièces concertantes, dramatiques et dynamiques du 8ème Livre, ce manifeste du génie monteverdien publié en 1638.

Le 5ème Livre de Madrigaux

Dans ce parcours, le 5ème Livre de 1605 est un exemple situé à la croisée des chemins : à la fois reflet du passé et prophète de l’avenir, une « ligne de partage des eaux » (Leo Schrade) entre tradition et modernité. Certes, l’écriture à 5 voix y demeure la référence formelle, mais Monteverdi s’y active à une fusion toujours plus intime du chant et de la poésie, multipliant les allusions à cette « seconde pratique » musicale qu’il oppose à l’ancien style, la prima prattica des Franco-Flamands. Plus exactement, à la suite des mélodramatistes qui, à Florence, viennent de faire parler le drame en musique, il éclaire l’aventure madrigalesque d’une lumière neuve, usant sans doute de la peinture polyphonique des mots — figuralismes à l’appui — comme ses aînés de Rore, Marenzio ou de Wert ont pu le faire ; mais surtout creusant toujours plus le portrait amoureux et psychologique et s’impliquant à fond dans cette peinture textuelle, miroir, en toute occasion, de celui (ou celle) « chi col canto parla ». Et dans cet engagement jusque là « inouï », les miniatures affligées de Cruda Amarilli et Ecco Mirtillo (sur des poèmes du Pastor Fido de Guarini, vraie « Bible des Madrigalistes ») sont des joyaux en modernité, où les traits parlando et les fractures dissonantes —la fameuse neuvième sur ahi! lasso virent à l’emblème.

Bien évidemment, dans son combat contre le passéisme, le novateur Monteverdi ne manque pas de susciter des adversaires, des détracteurs; le chef du clan traditionaliste étant un certain chanoine Artusi de Bologne qui a âprement dénoncé, comme hérétiques et contraires aux bonnes moeurs musicales, les hardiesses harmoniques de plusieurs madrigaux du Crémonais qu’il avait connus par des « fuites », antérieurement à leur impression. Aussi, dans un avertissement au lecteur qui accompagne son 5ème Livre le Crémonais prend soin de balayer ces accusations en nous livrant, par la même occasion, comme un credo esthétique, artistique « . . . Certains seront peut-être étonnés […] qu’il puisse exister d’autres pratiques que celle que leur a enseignée Zarlino. Mais qu’ils soient bien persuadés qu’en ce qui concerne les consonances et les dissonances, il y a un autre point de vue à considérer que celui qui existe déjà et que cet autre point de vue est justifié par la satisfaction qu’il procure au sens de l’ouïe comme à la raison. Car les esprits curieux de neuf pourront, en attendant, chercher des choses nouvelles relatives à l’harmonie et acquérir la certitude que le compositeur moderne bâtit ses oeuvres en les fondant sur la vérité. »

L’Orfeo, l’opéra des Commencements

Musicien reconnu et déjà célèbre, Monteverdi demeure à Mantoue un artiste fragilisé, en butte aux tracasseries d’un patron imprévisible, avaricieux. Marié à Claudia Cattaneo, fille d’un musicien de la Cour, il se débat dans les problèmes matériels et les soucis d’argent que la naissance d’enfants ne fera qu’accentuer (mais en fait, cette crainte du lendemain finira avec l’âge — et même à Venise où il sera financièrement à l’aise — par devenir presque obsessionnelle).

Reste le travail, seul dérivatif — malgré ses paroles (« toujours le Seigneur-Duc m’a parlé à seule fin de me faire composer et jamais pour me causer quelque joie joignant l’utile à l’agréable ») — à la morosité du quotidien et aux inquiétudes que lui inspire la santé de son épouse. Avec la mise en chantier d’une oeuvre majeure: l’Orfeo, « favola in musica » (sur un livret d’Alessandro Striggio) et premier opéra de l’histoire en tant que tel.

Ne songeant qu’à la gloire de sa maison, Vincent Gonzague entend triompher des Médicis sur leur propre terrain en demandant à son maître de chapelle de mettre en musique le même sujet que Peri dans son Euridice. Structurellement, cet Orfeo donné le 24 Février 1607 dans l’une des salles du Palais ducal, est encore sous l’influence des mélodrames florentins qui se faisaient célébrations de l’idéal néo platonicien de la Renaissance. Pourtant, le projet dramatique y devient tout autre : véritablement un dramma in musica, porteur de vie et d’un imaginaire où se reconnaîtra d’entrée la nouvelle musique. C’est là que réside la profonde originalité de l’ouvrage (à la fois passage obligé de la Renaissance au Baroque et mémoire idéalisée du passé polyphonique) : la mythologie, à la différence de ce qui se passait chez les Florentins (outre Peri, Caccini auteur d’une Euridice platement démarquée de la première), y est vaincue par l’humanité et la théâtralité sans artifice des personnages. De ce point de vue, l’Orfeo atteint d’emblée à un équilibre miraculeux entre chant et « dire », via un récitatif d’une exceptionnelle plasticité et un rythme fondamental, inspiré, même aux instruments du riche orchestre, de la parole. Telle quelle, une partition-symbole dont l’inaltérable beauté, à 1a fois profane, magique, christique (la musique y est comme saturée de signes), échappe à tout questionnement et semble défier le temps.

Aussi bien, l’événement a fortement impressionné les contemporains, au point qu’on peut parler, dès ce moment, d’un irrésistible effet Monteverdi. Ainsi le duc-héritier Francesco Gonzague écrira-t-il au lendemain de la première: « on a représenté l’oeuvre avec tant de goût que le Seigneur-Duc ne s’est pas contenté d’être présent, et de la faire répéter cent fois, il a donné aussitôt ordre pour qu’elle fût jouée de nouveau ».

Malheureusement, cette même année 1607 est endeuillée, sept mois plus tard, par le décès de Claudia qui meurt à Crémone, où elle recevait les soins de son beau-père, le 10 septembre. Mais malgré sa détresse, il n’est pas question pour le musicien de faire une pause. Ordre lui est donné de s’atteler, dès l’automne, à une trilogie scénique prévue pour le prochain mariage du duc-héritier Francesco avec la princesse Marguerite de Savoie. De ce gros travail qui le mènera, selon ses propres mots, « tout près de la mort », ne nous sont parvenus que l’immortel Lamento, seul rescapé de l’opéra Arianna, et le Ballo delle Ingrate, divertissement mêlant danse, mimes et chant sur le modèle du Ballet dit « de Florence ».

Gloire nationale dans toute l’Italie, Monteverdi se sent de plus en plus mal à l’aise dans le décor étroit d’intrigues qui l’entoure à Mantoue, où le duc vieillissant ne se fait pas plus généreux. Désireux d’assurer son avenir en rebondissant vers d’autres cieux, il écrit une Messe à 6 voix et des Vêpres de la Sainte Vierge, accompagnés de concerti sacri pour voix solistes, qu’il part présenter en 1610 au pape Paul V, dans le double espoir d’obtenir une bourse au Séminaire romain pour son fils aîné Francesco et, pour lui-même, une charge musicale auprès de quelque cardinal ou haut personnage au Vatican. En vain: Paul V, sans doute rebuté par les options avant-gardistes de la liturgie du Vespro — ce génial « laboratoire de modernité » qui vit du bonheur sonore, des scansions festives et colorées de la « seconde pratique », associées à l’environnement grégorien et polyphonique de l’office — n’accorde pas de bourse à Francesco et ne propose rien de concret à Claudio qui s’en retourne résigné à Mantoue.

Au demeurant, la fin de partie se précipite, peu de temps après, chez les Gonzague. Le vieux duc meurt en février 1612 et le duc Francesco lui succède qui, en juillet de la même année, congédie brutalement son maître de chapelle, lequel commentera, trois ans plus tard : « j’ai quitté la Sérénissime Cour de Mantoue de manière si infortunée qu’après vingt-et-un ans de service, je n’emportai par Dieu que vingt-cinq écus ! »

Fort heureusement, la mort du maître de la chapelle de Saint-Marc, Giulio Cesare Martinengo, va lui apporter enfin la reconnaissance et le confort matériel dans le plus prestigieux des

décors: Venise. Convoqué par les Seigneurs Procurateurs pour faire montre de son savoir-faire, il est nommé à ce poste convoité par les meilleurs le 19 août 1613. Désormais, commence pour lui une longue période de trente ans, « les seules années vraiment heureuses de mon existence », comme il l’écrira beaucoup plus tard.

Venise

Promotion sociale tout d’abord : dans la République qui, bien que sur le déclin économique, sinon politique, affiche fièrement sa différence dans une Italie dominée par l’Espagne, Monteverdi commande à l’une des plus importantes chapelles du temps et comptera parmi ses élèves quelques-uns des futurs chefs de file du Baroque vénitien : un Cavalli, un Rovetta, etc... Et, ceci conséquence de cela, son salaire élevé en fait l’un des musiciens les mieux payés de l’époque, bienheureux contraste avec Mantoue où il lui fallait réclamer sans cesse son dû, toujours payé avec retard. S’y ajoutent toutes les commandes des particuliers : seigneurs procurateurs, riches familles patriciennes, tels les Bambi, les Barberini, les Mocenigo (pour lesquels sera composé le Combat de Tancrède et Clorinde, fulgurante apothéose du genere rappresentativo, « en guise de passe-temps, à la veillée », en période de Carnaval), etc... Sans parler des occasions de composer pour le culte, en dehors de Saint- Marc ; « comme en cet oratoire du très illustre Seigneur Premicerio où chaque mercredi. chaque vendredi et chaque dimanche, je donne un concert devant la moitié de la noblesse de la ville...

De cette existence si pleine de musique, les derniers Livres de Madrigaux sont les témoins. repères précieux qui permettent de faire le point sur l’itinéraire et les avancées du créateur,
« prodigieux en art et prodigieux comme homme ».

Certes. le 6ème Livre  de 1614, composé en fait à Mantoue se réfère encore au grand sstyle madrigalesque des recueils précédents et la peinture polyphonique des mots (les Lagrime d’Amante  et l’adaptation du Lamento d’Arianna). Mais en même temps i1 pressent les bouleversements que le genre va vivre sous les coups conjugiés de la monodie et du style concertant (plusieurs pièces sont indiquées concertata).

 

Cinq ans plus tard, c’est le 7ème Livre, surtout dominé par ces expériences uniques pour voix solo dans le style représentatif que sont la Lettera et la Partenza amorosa; outre la forme résolument novatrice des duos avec basse continue.

Disons que les préoccupations du mélodiste, du rythmicien et du dramaturge n’y perdent rien de leur impact, nonobstant le caractère plutôt intimiste de nombreuses pièces. Sans conteste, le chef-d’oeuvre absolu y est la Lettre amoureuse, à la fois quête érotique, initiatique, où les mots brûlent les notes et « qu’écriront, jusqu’à la fin des temps, ceux qui aiment et ne craignent pas de le dire » (Maurice Le Roux).

Les oeuvres ultimes

Un long silence de dix-neuf ans et arrive enfin l’accomplissement du 8ème Lire Madrigaux guerriers et amoureux où figurent des pages parfois très antérieures (par exemple, le Ballo delle Ingrate) et où présent et avenir se fondent en une merveilleuse synthèse. Somme du savoir monteverdien à l’égal des grands opéras vénitiens qui suivront (Le Retour d’Ulysse dans sa Patrie et le Couronnement de Poppée) et de la Selva Morale et Spirituale de 1640 pour ce qui est de la musique d’église, ce 8ème Livre inventorie et interpelle tous les modes de chant nés, au début du siècle, du style moderne (du récitatif aux grands choeurs concertants, partagés entre contrepoint et déclamation homophone). Ce qui n’empêche pas son auteur de faire, en pleine inflation mélodique de monodies accompagnées, comme un acte de mémoire en confrontant les idéaux d’un mode d’écriture, disons tourné vers le passé (l’écriture polyphonique, habillée aux goûts du jour), aux affects de la sensibilité contemporaine. Un travail de mise en regard qui est aussi le fruit d’une réflexion « distanciée » sur l’acte de modernité en musique et qui fait du recueil en question la « vitrine » d’un art inouï, ancré à la fois dans le siècle (au point de se faire l’écho de l’opéra contemporain) et, cependant, représentatif d’un patrimoine stylisé, pérennisé.

La préface, très importante, nous dit comment Monteverdi, guidé par Platon, en est venu à définir trois manières ou « humeurs » expressives dans la conduite du discours musical: la manière concitata (animée) pour peindre les sentiments extrêmes et les rythmes véhéments de la guerre amoureuse, la manière douce (molle) pour célébrer la sérénité et la tendre volupté, la manière modérée (temperato) propre à traduire la demande, la prière. Dans cette quête, la dimension théâtrale est toujours perçue comme une finalité qui culmine dans la vocation « représentative » du Combat de Tancrède et Clorînde, « ce chant plus jamais vu, ni entendu ». Un terme qui implique une action scénique ou, à défaut, nous invite à suivre par la pensée un spectacle né du seul dramatisme de la musique.

De cette réunion des manières, des genres — car le Crémonais en fin psychologue n’hésite pas à mélanger les climats, les décors afin que l’auditeur aille chercher dans les Canti amorosi des passions que l’on demanderait a priori aux Madrigaux guerriers — naît une musique totale, d’une insolente santé et qui bat passionnément au tempo de l’humaine nature, habitée par ses joies et ses souffrances aussi. Une musique qui, guidée par la loi d’immitatione, rayonne d’une inaltérable jeunesse et ne conclut pas sur un adieu, mais ouvre largement sur les formes à venir, laissant précisément le vieux madrigal là où commence l’air virtuose ou la cantate, dans un foisonnement quasi shakespearien, bien propre à révéler « toute la gamme du vécu des hommes ».

Nous venons d’évoquer Shakespeare. Un parallèle qui s’impose avec plus d’évidence encore à propos des grands opéras de la fin. (Regrettons, à ce sujet, qu’une grande partie de la production scénique composée pour les Gonzague ait été détruite dans le sac de la ville par les Impériaux en 1630.) Peu importe, en particulier, de savoir si le Couronnement est entièrement de la main de Monteverdi (plus probablement, il s’agit d’un travail d’atelier supervisé par le vieux maître — l’équivalent des scuole en peinture — avec le sublime duo terminal Pur ti miro, emprunté à Benedetto Ferrari). L’essentiel est ailleurs: dans le souffle de liberté que respire ce modèle d’opéra historique où drame et farce interfèrent dans un paysage que n’eût pas désavoué le grand élisabéthain. Sur un superbe livret de Busenello, plein de rumeurs et de fureurs, la musique est traversée d’un frémissement irrépressible dans la passion, l’ironie ou le deuil (la mort de Sénèque). Mais surtout, elle illustre exemplairement les théories de l’art monteverdien à la scène ; comme si au soir de sa longue existence, le Crémonais retrouvait l’élan premier de sa jeunesse pour chanter l’amour et ses vertiges, en dehors de tout regard « moral ». Un principe de vie pour l’opéra que Mozart, pour ne citer que lui, se gardera bien d’oublier et que retrouveront, plus près de nous, le Debussy de Pelléas (singulier lieu de « rencontre » avec l’Orfeo) et, sur tout, le Berg de Wozzeck et Lulu, cet autre chantre de l’amour fatal, si souvent proche, dans l’agencement structurel comme dans la montée des paroxysmes, du Monteverdi du Couronnement. Etant entendu qu’à travers son lien irréductible à l’oratione, le Crémonais se fait solidaire de toute l’aventure lyrique occidentale; porté par la magie d’une musique qui — et c’est là son génial paradoxe — ne cesse pas d’être à la fois servante (le vieux dessein des Florentins) et maîtresse des mots. •