Monteverdi
par: Roger Tellart
Tel la statue du commandeur, le fondateur Monteverdi se dresse, entre XVIe
et XVIIe siècles, à l’aube d’une ère nouvelle. Auteur d’une oeuvre dont la «
proximité » n’aura jamais été perçue avec plus d’acuité qu’aujourd’hui,
prétexte à un retour en force de ses opéras, de ses madrigaux et des
fameuses Vêpres de la Vierge. Un retour qui a fait, en France, l’événement
sur les scènes des festivals d’été; à égalité (ou presque) avec la
commémoration Bach que l’on sait.
Inventeur, le « divin »
Claudio l’a donc été, avant tout autre. Mais ce serait une erreur de voir en
lui un iconoclaste faisant table rase du patrimoine. En fait, le musicien
Monteverdi, par delà toute découverte, se souvient toujours du passé;
solidaire de son temps et des avancées de la modernité en musique. Et suivre
sa glorieuse carrière, c’est entrer de plain-pied dans l’aventure de la
musique occidentale vivant alors l’une des révolutions majeures de son
histoire. Car, en moins d’un demi-siècle, l’art des sons en Europe change du
tout au tout de visage, « passant d’un concept encore fortement lié au monde
médiéval à un modus operandi de forme et d’esprit totalement moderne » (F.
Degrada).
A l’origine de ces
transformations décisives, il y a, bien sûr, l’évolution des mentalités,
travaillées par un humanisme existentiel qui resitue l’homme au centre de la
nature et de l’univers, mais le resitue bien vivant, sans fausse pudeur, ni
complexe, à partir du retour à l’Antiquité et en harmonie avec la foi
chrétienne qui accorde en toute chose la création au Créateur.
Dans ce contexte, la
musique, partie de l’homme, revient à l’homme et redécouvre l’individu,
privilégiant l’idée dramatique et jouant d’une vaste palette de sentiments
et d’affects, de l’élan vital et dionysiaque à l’angoisse métaphysique
(celle où s’enfermera, par exemple, Gesualdo, « en quête d’un impossible
pardon »).
Dès lors, il était dans
l’ordre des priorités que les compositeurs aient des rapports rhétoriques
nouveaux au verbe et au pouvoir du mot. Car, impliqués dans le débat des
émotions tournant autour de l’inévitable affronte ment amoureux, il ne
pouvaient que rencontrer, dans leur réflexion et leur travail, le problème
majeur du « comment parler en musique ». Un problème en fait assez
sensiblement antérieur, puisqu’il était déjà au coeur de la problématique
polyphonique du madrigal, plus d’un demi-siècle avant la naissance de
l’opéra.
A cet égard, quand le
jeune Monteverdi apparaît dans le concert de l’époque, le madrigal règne en
maître sur la scène de la musique italienne, véritable signe identitaire où
se reconnaît tout un peuple. De la Lombardie au Mezzogiorno, des campi
vénitiens aux piazzette romaines et napolitaines, c’est le même
bourdonnement éperdu ou mélancolique, la même ruche bruissante d’émois ou
d’aveux, les mêmes tendres miniatures le plus souvent à 5 voix.
Instants de pur bonheur
pastoral à la manière de l’élégant et frémissant Marenzio — qui fait figure
de « classique » du genre —, madrigaux destinés aux cours avant-gardistes
des Este à Ferrare (le cercle des chromatistes initiés par Luzzasco
Luzzaschi) et des Gonzague à Mantoue où, avant Monteverdi, oeuvra le
valeureux de Wert, mais aussi expériences de Don Carlo Gesualdo qui, dans
son château voisin de Naples, hérisse ses remords de meurtrier de
stravaganze dans la mouvance maniériste le genero madrigalesco
multiplie les variations parfois enjouées, mais surtout affligées, sur cette
« guerre d’amour » dont Monteverdi sera dans l’excellence le chroniqueur
inspiré.
Quelques points de chronologie
Au départ de l’illustre carrière, une simple archive de sacristie « le
15 mai 1567, Claudio et Zuan (Jean) Antoni, fils de Baldassare Mondeverdo [
a été baptisé à Crémone],Jean-Baptiste Zaccaria étant le parrain et Laure de
la Fina, la marraine ». Cet acte est un repère bienvenu, le seul document
officiel que nous ayons sur la petite enfance du compositeur.
Comme le veulent les
pratiques du temps, l’apprentissage de tout musicien passe par les maîtrises
et les Chapelles. C’est auprès d’Ingegneri, savant polyphoniste dans la
lignée de Palestrina, que Claudio va recevoir une formation complète,
encouragé par son père, médecin et cerusico (c’est-à-dire
apothicaire) qui tient boutique près du duomo (cathédrale). Membre de
la maîtrise de cette cathédrale, l’enfant s’initie à la polyphonie d’église,
ce stile osservato qui se fait Ars perfecta, image d’une
perfection formelle avec ses règles et figures en contrepoint imitatif que
les Cantors franco-flamands ont diffusées dans toute l’Europe.
Précisément, pendant ces
années d’apprentissage, le madrigal n’a pas cessé d’accentuer son emprise
dans le domaine profane, au gré d’une polyphonie toujours plus expressive et
libérée, où le pressentiment d’une harmonie déjà « verticale », fondée sur
la notion d’accord, est associé au sens de la fracture chromatique, sur des
rythmes qui se font volontiers syllabiques. Il y a là souvent comme une
ébauche de ce que sera la déclamation dramatique introduite par les
mélodramatistes florentins à l’extrême fin du XVIe siècle.
C’est en 1582 que
l’adolescent, devenu également joueur de viole, écrit un premier recueil de
Sacrae Cantiunculae à 3 voix, marqué par l’influence d’Ingegneri.
Suivent des Madrigali Spirituali et des Canzonette profanes à
3 voix où son savoir-faire s’affirme, avant l’impression des 1er et 2ème
Livres de Madrigaux (1587 et 1590) qui le signalent dans le concert du temps
et constituent les vrais débuts de sa carrière publique.
A
la Cour des Gonzague
C’est à la recommandation
d’un noble milanais, le Seigneur Ricardi, que Monteverdi doit d’obtenir, au
tout début de la décennie 1590 (mais la date n’est pas connue avec
certitude), un poste à la fastueuse Cour de Mantoue où les Gonzague
l’accueillent comme chanteur et violiste. Là, le Crémonais trouve un maître
difficile, fantasque, exigeant, en la personne du Duc Vincent qui aime à
souffler le chaud et le froid sur la Chapelle, confiée au « très-excellent »
(le jugement est de Claudio) Jacques de Wert, un flamand totalement
italianisé (comme le prouve son entendement de la langue dans ses onze
Livres de madrigaux). Reste que le milieu, sous l’impulsion de ce prince
imprévisible, est très favorable à la musique comme aux arts plastiques et
que peintres et écrivains y trouvent protection et commandes, tel Rubens qui
y travaillera vers 1603 ou 1605...
C’est d’abord le
madrigaliste que le Duc Vincent sollicite chez Monteverdi. Déjà, le 2ème
Livre de ce dernier n’était plus, loin s’en faut, d’un débutant et un
tableau de nature comme Ecco mormorar l’Onde où le chant tourne à la
« peinture du mot », selon les meilleurs principes descriptifs défendus par
les virtuosi du genre, lui avait apporté la notoriété dans un
registre, disons marenzien, où fine expression rime avec charme. Mais voici
que sous la pression d’événements extérieurs, la situation va se transformer
radicalement en quelques années décisives pour l’évolution de la musique.
C’est qu’à Florence, alors
qu’il semble paradoxalement au plus haut de sa carrière et de son pouvoir
populaire, le madrigal est depuis peu mis en procès par les humanistes
(écrivains, musiciens, philosophes) de la Camerata (Académie) Bardi
qui se réunissent pour discuter des idéaux de la Grèce Antique et du
renouvellement de la tragédie, que l’on supposait avoir été chantée.
Pour la Camerata,
le contrepoint est l’obstacle majeur à la sincérité de l’expression, de
l’émotion et à la montée des sentiments. Pourquoi, interroge ainsi Vincenzo
Galilei (le père de l’astronome), s’obstiner à décliner polyphoniquement les
sentiments d’un seul personnage « alors que les Anciens faisaient vibrer les
passions les plus vives par le seul effet d’une voix soutenue par la lyre?
Il faut renoncer au contrepoint et revenir à la simplicité du mot ».
De ces débats âprement
critiques naît, à l’exacte jointure du siècle (octobre 1600), le premier
drame en musique (ou mélodrame): 1’Euridice de Jacopo Peri — « gran
maestro d’armonia » au service des Médicis — qui, telle une stèle
inaugurale, ouvre l’immense route à venir de l’opéra. La première oeuvre
assurément qui, par le biais de la monodie expressive et du style
recitativo, scelle l’union indéfectible de 1’arrnonia et de 1’oratione,
la musique semblant y répondre de bout en bout au voeu des réformateurs en
se faisant l’humble servante de la parole. Dès lors, est remise en cause la
suprématie du madrigal, au point que celui-ci, marqué par le nouveau projet
de déclamation lyrique, va, à son tour, faire peau neuve et tendre vers une
polyphonie de mouvement simplifiée, vivifiée par de fréquentes incises dans
le style parlando, afin de retrouver une intelligibilité qu’il
n’avait plus, car « quand le sens des paroles se perd, la musique devient
ennuyeuse » (Emilio de’ Cavalieri).
Pour le moment, l’objectif
de Monteverdi, nommé en 1602 maître de la Chapelle de Mantoue, après des
voyages en Hongrie et en Flandres où il suivait le Seigneur-Duc, reste celui
de la cause madrigalesque. Aussi bien, et jusque dans ses dernières années,
il reviendra au genre, mais en l’enrichissant de tous les acquis du
néo-madrigal et en lui assignant — à partir des 4ème et 5ème Livres
(celui-ci imposant les recours à la basse continue obligée pour les 6
derniers numéros) — un rôle de révélateur expressif. Un champ d’expériences,
en d’autres termes, où il vérifie à loisir recettes et audaces nouvelles,
mais sans renoncer à une dénomination commode, même quand auront été
épuisées toutes les ressources de l’écriture a cappella sur le chemin
de la monodie et du stile concertato.
Soumettre toujours plus
étroitement le néo-madrigal à l’emprise du mot et au monde des sentiments,
des affetti : voilà le programme que le Crémonais va traduire en clair à
Mantoue, puis Venise, passant du contrepoint imitatif à 5 voix aux grandes
pièces concertantes, dramatiques et dynamiques du 8ème Livre, ce manifeste
du génie monteverdien publié en 1638.
Le 5ème Livre de Madrigaux
Dans ce parcours, le 5ème
Livre de 1605 est un exemple situé à la croisée des chemins : à la fois
reflet du passé et prophète de l’avenir, une « ligne de partage des eaux » (Leo
Schrade) entre tradition et modernité. Certes, l’écriture à 5 voix y demeure
la référence formelle, mais Monteverdi s’y active à une fusion toujours plus
intime du chant et de la poésie, multipliant les allusions à cette « seconde
pratique » musicale qu’il oppose à l’ancien style, la prima prattica
des Franco-Flamands. Plus exactement, à la suite des mélodramatistes qui, à
Florence, viennent de faire parler le drame en musique, il éclaire
l’aventure madrigalesque d’une lumière neuve, usant sans doute de la
peinture polyphonique des mots — figuralismes à l’appui — comme ses aînés de
Rore, Marenzio ou de Wert ont pu le faire ; mais surtout creusant toujours
plus le portrait amoureux et psychologique et s’impliquant à fond dans cette
peinture textuelle, miroir, en toute occasion, de celui (ou celle) « chi
col canto parla ». Et dans cet engagement jusque là « inouï », les
miniatures affligées de Cruda Amarilli et Ecco Mirtillo (sur
des poèmes du Pastor Fido de Guarini, vraie « Bible des Madrigalistes
») sont des joyaux en modernité, où les traits parlando et les
fractures dissonantes —la fameuse neuvième sur ahi! lasso virent à
l’emblème.
Bien évidemment, dans son
combat contre le passéisme, le novateur Monteverdi ne manque pas de susciter
des adversaires, des détracteurs; le chef du clan traditionaliste étant un
certain chanoine Artusi de Bologne qui a âprement dénoncé, comme hérétiques
et contraires aux bonnes moeurs musicales, les hardiesses harmoniques de
plusieurs madrigaux du Crémonais qu’il avait connus par des « fuites »,
antérieurement à leur impression. Aussi, dans un avertissement au lecteur
qui accompagne son 5ème Livre le Crémonais prend soin de balayer ces
accusations en nous livrant, par la même occasion, comme un credo
esthétique, artistique « . . . Certains seront peut-être étonnés […] qu’il
puisse exister d’autres pratiques que celle que leur a enseignée Zarlino.
Mais qu’ils soient bien persuadés qu’en ce qui concerne les consonances et
les dissonances, il y a un autre point de vue à considérer que celui qui
existe déjà et que cet autre point de vue est justifié par la satisfaction
qu’il procure au sens de l’ouïe comme à la raison. Car les esprits curieux
de neuf pourront, en attendant, chercher des choses nouvelles relatives à
l’harmonie et acquérir la certitude que le compositeur moderne bâtit ses
oeuvres en les fondant sur la vérité. »
L’Orfeo, l’opéra des Commencements
Musicien reconnu et déjà
célèbre, Monteverdi demeure à Mantoue un artiste fragilisé, en butte aux
tracasseries d’un patron imprévisible, avaricieux. Marié à Claudia Cattaneo,
fille d’un musicien de la Cour, il se débat dans les problèmes matériels et
les soucis d’argent que la naissance d’enfants ne fera qu’accentuer (mais en
fait, cette crainte du lendemain finira avec l’âge — et même à Venise où il
sera financièrement à l’aise — par devenir presque obsessionnelle).
Reste le travail, seul
dérivatif — malgré ses paroles (« toujours le Seigneur-Duc m’a parlé à seule
fin de me faire composer et jamais pour me causer quelque joie joignant
l’utile à l’agréable ») — à la morosité du quotidien et aux inquiétudes que
lui inspire la santé de son épouse. Avec la mise en chantier d’une oeuvre
majeure: l’Orfeo, « favola in musica » (sur un livret d’Alessandro
Striggio) et premier opéra de l’histoire en tant que tel.
Ne songeant qu’à la gloire
de sa maison, Vincent Gonzague entend triompher des Médicis sur leur propre
terrain en demandant à son maître de chapelle de mettre en musique le même
sujet que Peri dans son Euridice. Structurellement, cet Orfeo donné
le 24 Février 1607 dans l’une des salles du Palais ducal, est encore sous
l’influence des mélodrames florentins qui se faisaient célébrations de
l’idéal néo platonicien de la Renaissance. Pourtant, le projet dramatique y
devient tout autre : véritablement un dramma in musica, porteur de
vie et d’un imaginaire où se reconnaîtra d’entrée la nouvelle musique. C’est
là que réside la profonde originalité de l’ouvrage (à la fois passage obligé
de la Renaissance au Baroque et mémoire idéalisée du passé polyphonique) :
la mythologie, à la différence de ce qui se passait chez les Florentins
(outre Peri, Caccini auteur d’une Euridice platement démarquée de la
première), y est vaincue par l’humanité et la théâtralité sans artifice des
personnages. De ce point de vue, l’Orfeo atteint d’emblée à un équilibre
miraculeux entre chant et « dire », via un récitatif d’une exceptionnelle
plasticité et un rythme fondamental, inspiré, même aux instruments du riche
orchestre, de la parole. Telle quelle, une partition-symbole dont
l’inaltérable beauté, à 1a fois profane, magique, christique (la musique y
est comme saturée de signes), échappe à tout questionnement et semble défier
le temps.
Aussi bien, l’événement a
fortement impressionné les contemporains, au point qu’on peut parler, dès ce
moment, d’un irrésistible effet Monteverdi. Ainsi le duc-héritier Francesco
Gonzague écrira-t-il au lendemain de la première: « on a représenté l’oeuvre
avec tant de goût que le Seigneur-Duc ne s’est pas contenté d’être présent,
et de la faire répéter cent fois, il a donné aussitôt ordre pour qu’elle fût
jouée de nouveau ».
Malheureusement, cette
même année 1607 est endeuillée, sept mois plus tard, par le décès de Claudia
qui meurt à Crémone, où elle recevait les soins de son beau-père, le 10
septembre. Mais malgré sa détresse, il n’est pas question pour le musicien
de faire une pause. Ordre lui est donné de s’atteler, dès l’automne, à une
trilogie scénique prévue pour le prochain mariage du duc-héritier Francesco
avec la princesse Marguerite de Savoie. De ce gros travail qui le mènera,
selon ses propres mots, « tout près de la mort », ne nous sont parvenus que
l’immortel Lamento, seul rescapé de l’opéra Arianna, et le
Ballo delle Ingrate, divertissement mêlant danse, mimes et chant sur le
modèle du Ballet dit « de Florence ».
Gloire nationale dans
toute l’Italie, Monteverdi se sent de plus en plus mal à l’aise dans le
décor étroit d’intrigues qui l’entoure à Mantoue, où le duc vieillissant ne
se fait pas plus généreux. Désireux d’assurer son avenir en rebondissant
vers d’autres cieux, il écrit une Messe à 6 voix et des Vêpres de la Sainte
Vierge, accompagnés de concerti sacri pour voix solistes, qu’il part
présenter en 1610 au pape Paul V, dans le double espoir d’obtenir une bourse
au Séminaire romain pour son fils aîné Francesco et, pour lui-même, une
charge musicale auprès de quelque cardinal ou haut personnage au Vatican. En
vain: Paul V, sans doute rebuté par les options avant-gardistes de la
liturgie du Vespro — ce génial « laboratoire de modernité » qui vit
du bonheur sonore, des scansions festives et colorées de la « seconde
pratique », associées à l’environnement grégorien et polyphonique de
l’office — n’accorde pas de bourse à Francesco et ne propose rien de concret
à Claudio qui s’en retourne résigné à Mantoue.
Au demeurant, la fin de
partie se précipite, peu de temps après, chez les Gonzague. Le vieux duc
meurt en février 1612 et le duc Francesco lui succède qui, en juillet de la
même année, congédie brutalement son maître de chapelle, lequel commentera,
trois ans plus tard : « j’ai quitté la Sérénissime Cour de Mantoue de
manière si infortunée qu’après vingt-et-un ans de service, je n’emportai par
Dieu que vingt-cinq écus ! »
Fort heureusement, la mort
du maître de la chapelle de Saint-Marc, Giulio Cesare Martinengo, va lui
apporter enfin la reconnaissance et le confort matériel dans le plus
prestigieux des
décors: Venise. Convoqué
par les Seigneurs Procurateurs pour faire montre de son savoir-faire, il est
nommé à ce poste convoité par les meilleurs le 19 août 1613. Désormais,
commence pour lui une longue période de trente ans, « les seules années
vraiment heureuses de mon existence », comme il l’écrira beaucoup plus tard.
Venise
Promotion sociale tout
d’abord : dans la République qui, bien que sur le déclin économique, sinon
politique, affiche fièrement sa différence dans une Italie dominée par
l’Espagne, Monteverdi commande à l’une des plus importantes chapelles du
temps et comptera parmi ses élèves quelques-uns des futurs chefs de file du
Baroque vénitien : un Cavalli, un Rovetta, etc... Et, ceci conséquence de
cela, son salaire élevé en fait l’un des musiciens les mieux payés de
l’époque, bienheureux contraste avec Mantoue où il lui fallait réclamer sans
cesse son dû, toujours payé avec retard. S’y ajoutent toutes les commandes
des particuliers : seigneurs procurateurs, riches familles patriciennes,
tels les Bambi, les Barberini, les Mocenigo (pour lesquels sera composé le
Combat de Tancrède et Clorinde, fulgurante apothéose du genere
rappresentativo, « en guise de passe-temps, à la veillée », en période
de Carnaval), etc... Sans parler des occasions de composer pour le culte, en
dehors de Saint- Marc ; « comme en cet oratoire du très illustre Seigneur
Premicerio où chaque mercredi. chaque vendredi et chaque dimanche, je donne
un concert devant la moitié de la noblesse de la ville...
De cette existence si
pleine de musique, les derniers Livres de Madrigaux sont les témoins.
repères précieux qui permettent de faire le point sur l’itinéraire et les
avancées du créateur,
« prodigieux en art et prodigieux comme homme ».
Certes. le 6ème
Livre de 1614, composé en fait à Mantoue se réfère encore au grand
sstyle madrigalesque des recueils précédents et la peinture polyphonique des
mots (les Lagrime d’Amante et l’adaptation du Lamento d’Arianna).
Mais en même temps i1 pressent les bouleversements que le genre va vivre
sous les coups conjugiés de la monodie et du style concertant (plusieurs
pièces sont indiquées concertata).
Cinq ans plus tard, c’est
le 7ème Livre, surtout dominé par ces expériences uniques pour voix solo
dans le style représentatif que sont la Lettera et la Partenza
amorosa; outre la forme résolument novatrice des duos avec basse
continue.
Disons que les
préoccupations du mélodiste, du rythmicien et du dramaturge n’y perdent rien
de leur impact, nonobstant le caractère plutôt intimiste de nombreuses
pièces. Sans conteste, le chef-d’oeuvre absolu y est la Lettre amoureuse,
à la fois quête érotique, initiatique, où les mots brûlent les notes et «
qu’écriront, jusqu’à la fin des temps, ceux qui aiment et ne craignent pas
de le dire » (Maurice Le Roux).
Les oeuvres ultimes
Un long silence de
dix-neuf ans et arrive enfin l’accomplissement du 8ème Lire
Madrigaux guerriers et amoureux où figurent des pages parfois très
antérieures (par exemple, le Ballo delle Ingrate) et où présent et
avenir se fondent en une merveilleuse synthèse. Somme du savoir monteverdien
à l’égal des grands opéras vénitiens qui suivront (Le Retour d’Ulysse
dans sa Patrie et le Couronnement de Poppée) et de la Selva
Morale et Spirituale de 1640 pour ce qui est de la musique d’église, ce
8ème Livre inventorie et interpelle tous les modes de
chant nés, au début du siècle, du style moderne (du récitatif aux grands
choeurs concertants, partagés entre contrepoint et déclamation homophone).
Ce qui n’empêche pas son auteur de faire, en pleine inflation mélodique de
monodies accompagnées, comme un acte de mémoire en confrontant les idéaux
d’un mode d’écriture, disons tourné vers le passé (l’écriture polyphonique,
habillée aux goûts du jour), aux affects de la sensibilité contemporaine. Un
travail de mise en regard qui est aussi le fruit d’une réflexion «
distanciée » sur l’acte de modernité en musique et qui fait du recueil en
question la « vitrine » d’un art inouï, ancré à la fois dans le siècle (au
point de se faire l’écho de l’opéra contemporain) et, cependant,
représentatif d’un patrimoine stylisé, pérennisé.
La préface, très
importante, nous dit comment Monteverdi, guidé par Platon, en est venu à
définir trois manières ou « humeurs » expressives dans la conduite du
discours musical: la manière concitata (animée) pour peindre les
sentiments extrêmes et les rythmes véhéments de la guerre amoureuse, la
manière douce (molle) pour célébrer la sérénité et la tendre volupté,
la manière modérée (temperato) propre à traduire la demande, la
prière. Dans cette quête, la dimension théâtrale est toujours perçue comme
une finalité qui culmine dans la vocation « représentative » du Combat de
Tancrède et Clorînde, « ce chant plus jamais vu, ni entendu ». Un terme
qui implique une action scénique ou, à défaut, nous invite à suivre par la
pensée un spectacle né du seul dramatisme de la musique.
De cette réunion des
manières, des genres — car le Crémonais en fin psychologue n’hésite pas à
mélanger les climats, les décors afin que l’auditeur aille chercher dans les
Canti amorosi des passions que l’on demanderait a priori aux
Madrigaux guerriers — naît une musique totale, d’une insolente santé et
qui bat passionnément au tempo de l’humaine nature, habitée par ses joies et
ses souffrances aussi. Une musique qui, guidée par la loi d’immitatione,
rayonne d’une inaltérable jeunesse et ne conclut pas sur un adieu, mais
ouvre largement sur les formes à venir, laissant précisément le vieux
madrigal là où commence l’air virtuose ou la cantate, dans un foisonnement
quasi shakespearien, bien propre à révéler « toute la gamme du vécu des
hommes ».
Nous venons d’évoquer
Shakespeare. Un parallèle qui s’impose avec plus d’évidence encore à propos
des grands opéras de la fin. (Regrettons, à ce sujet, qu’une grande partie
de la production scénique composée pour les Gonzague ait été détruite dans
le sac de la ville par les Impériaux en 1630.) Peu importe, en particulier,
de savoir si le Couronnement est entièrement de la main de Monteverdi
(plus probablement, il s’agit d’un travail d’atelier supervisé par le vieux
maître — l’équivalent des scuole en peinture — avec le sublime duo
terminal Pur ti miro, emprunté à Benedetto Ferrari). L’essentiel est
ailleurs: dans le souffle de liberté que respire ce modèle d’opéra
historique où drame et farce interfèrent dans un paysage que n’eût pas
désavoué le grand élisabéthain. Sur un superbe livret de Busenello, plein de
rumeurs et de fureurs, la musique est traversée d’un frémissement
irrépressible dans la passion, l’ironie ou le deuil (la mort de Sénèque).
Mais surtout, elle illustre exemplairement les théories de l’art
monteverdien à la scène ; comme si au soir de sa longue existence, le
Crémonais retrouvait l’élan premier de sa jeunesse pour chanter l’amour et
ses vertiges, en dehors de tout regard « moral ». Un principe de vie pour
l’opéra que Mozart, pour ne citer que lui, se gardera bien d’oublier et que
retrouveront, plus près de nous, le Debussy de Pelléas (singulier
lieu de « rencontre » avec l’Orfeo) et, sur tout, le Berg de
Wozzeck et Lulu, cet autre chantre de l’amour fatal, si souvent
proche, dans l’agencement structurel comme dans la montée des paroxysmes, du
Monteverdi du Couronnement. Etant entendu qu’à travers son lien irréductible
à l’oratione, le Crémonais se fait solidaire de toute l’aventure
lyrique occidentale; porté par la magie d’une musique qui — et c’est là son
génial paradoxe — ne cesse pas d’être à la fois servante (le vieux dessein
des Florentins) et maîtresse des mots. •
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