Montserrat Figueras, voix éteinte de la mélancolie
Nécrologie | |
24.11.11 | 14h36
Il est des formules qui peuvent paraître
creuses, surtout au moment que l'on dresse le bilan d'une vie et d'une
oeuvre. Mais la soprano espagnole Montserrat Figueras, qui vient de mourir,
mercredi 23 novembre, à Barcelone, était une femme d'une noblesse et d'une
élégance morales et artistiques uniques, qualités qu'elle partageait avec
son époux et partenaire musical, le gambiste et chef d'orchestre Jordi
Savall.
Elle avait gardé, à presque 70 ans, une beauté juvénile et racée : une
longue chevelure de jais, un regard vrai et beau, un port, une allure qui la
rendaient aussi intimidante - noblesse oblige - qu'approchable. Pour tous
ceux qui la connaissaient un peu, elle était "Montsé", affable, souriante et
compassionnelle.
Et si la vie lui avait donné quelques rides qu'elle portait fièrement et
bellement ; et la maladie - qu'elle a tenue secrète - un dessin un rien
anguleux à l'ossature de son beau visage, la Catalane aura continué de
chanter jusqu'à quelques semaines du point final que le cancer aura mis à sa
vie.
Son dernier concert, en France, aura été donné à Conques (Aude), cet été.
A Narbonne, quelques jours plus tôt, elle présentait son ultime programme,
attendu par le public fervent et fourni de l'abbaye de Fontfroide où, depuis
six ans, Montserrat Figueras et son époux organisaient une série annuelle de
concerts estivaux. Ce dernier programme, qu'elle devait enregistrer dans la
foulée, s'intitulait, par une coïncidence qu'on ne peut croire fortuite,
"Les cycles de la vie". Mais les dernières semaines de lutte contre la
maladie la contraignirent à rester à Barcelone, sa ville natale, et à
renoncer à ses derniers engagements et projets.
La dernière fois qu'on aura entendu Montserrat Figueras fut à Paris,
début juin, dans le cadre merveilleux du palais de Béhague, où est sise
l'ambassade de Roumanie. Dans la salle byzantine de ce lieu méconnu, la
soprano semblait dans une forme époustouflante. On se souvient avoir pensé,
en l'entendant dans l'acoustique un peu large de cet édifice, à la
définition de la musique que livrait joliment le compositeur Ferruccio
Busoni : "De l'air sonore".
Car la voix de Montserrat Figueras était comme une coloration, une mise
en vibration du silence. Elle n'avait pas un timbre et une technique de
"cantatrice", dans l'acception la plus courante du terme : le son, sans
vibrato, n'était pas large mais portait loin, fendant d'un trait lisse et
net les vastes acoustiques. Et ce timbre si mélancolique et feulant,
reconnaissable entre tous, semblait glisser sur le silence.
On va oser une image oléagineuse qui l'aurait sûrement fait rire de ce
rire cristallin qu'elle avait au bord des lèvres : sa voix était une
première pression à froid de soprano, florale, épicée mais souple et
onctueuse. Au fil des ans, Montserrat Figueras devait conserver les mêmes
qualités de couleur, de tenue et, surtout, de charme. Rappelant, car elle en
était l'incarnation duelle, que la racine latine du mot "carmen" signifie
tout autant "charme" que "chant".
Montserrat Figueras, née le 15 mars 1942 à Barcelone, fait des études de
chant et de théâtre dans sa ville natale. Elle fréquente le groupe
barcelonais de musique ancienne Ars Musicae et y rencontre celui qui, en
1968, va devenir son mari. Jordi Savall, violoncelliste de formation,
découvrait la viole de gambe, pour laquelle tant de compositeurs écrivirent
d'immenses chefs-d'oeuvre avant que le violoncelle ne la supplante
définitivement, au XVIIIe siècle. Il allait en devenir le
meilleur et le plus inspiré des interprètes.
La même année que leur mariage, les jeunes musiciens quittent l'Espagne,
où aucune structure ne leur permet de professionnaliser leur pratique de la
musique ancienne et s'installent à Bâle, où se trouve la Schola Cantorum, un
institut pédagogique pour la musique ancienne d'une haute réputation, fondée
en 1933 par le mécène et chef d'orchestre Paul Sacher. Montserrat y
travaille avec les chanteurs Kurt Widmer - pour la musique baroque -, Andrea
von Ramm et Thomas Binkley - pour la musique du Moyen Age, un répertoire qui
occupera beaucoup la soprano tout au long de sa carrière.
Avec la collaboration de quelques autres musiciens, Montserrat Figueras
et Jordi Savall fondent en 1974 l'ensemble Hesperion XX (qui prendra
évidemment, au tournant du XXIe siècle, le nom d'Hesperion XXI)
puis La Capella Reial de Catalunya, et, enfin, l'orchestre Le Concert des
nations.
Le monde entier les applaudit, et surtout l'Europe, qui voit enfin
l'arrivée heureuse des musiciens méditerranéens dans un milieu musical où,
pour la musique ancienne, les Anglais et les Hollandais, puis les Allemands
et les Français, tenaient, parfois un peu froidement, le haut du pavé.
Le travail le plus marquant qu'effectue Hesperion est de faire se
croiser, en un creuset ô combien fructueux, les traditions multiples des
musiques du bassin méditerranéen. Ils chanteront les "goûts réunis" et bien
davantage, assurant avec un naturel parfait la présentation d'artistes aux
origines et aux confessions diverses, juifs, Arabes, chrétiens. Leurs grands
programmes épiques (tel Jérusalem, la Ville des deux paix en 2008),
enregistrés pour leur propre label discographique, Alia Vox, étaient
l'occasion de fêtes sonores extraordinaires, où l'on entendait se succéder
une cantillation hébraïque, une mélopée arabo-andalouse ou un chant
chrétien.
Ce farouche dessein multiculturel, Jordi Savall et Montserrat Figeras
l'auront accompli au-delà de la musique, acceptant, fin 2007, le rôle
d'"Artistes pour la paix" dans le cadre des "Ambassadeurs de bonne volonté"
de l'Unesco et sous-titrant bientôt les programmes de Fontfroide, l'été,
"Pour un dialogue interculturel". Ces deux êtres à la gravité chevillée à
l'âme auront toujours pris très au sérieux cette mission, invitant des
artistes et des intellectuels au dialogue.
Au sein de leur famille, la musique régnait naturellement : les deux
enfants du couple, Arianna et Ferran, sont deux beaux musiciens eux aussi.
Arianna, soprano et harpiste, a la voix, presque identique, de sa mère ;
Ferran, guitariste et chanteur, a quelque chose de la grâce virile de son
père.
Le regard que portaient Montserrat et son époux l'un sur l'autre, pendant
les concerts, était toujours saisissant. On en avait été frappé, plus que
jamais, au palais de Béhague, en juin, sans rien savoir des raisons pour
lesquelles le gambiste regardait et écoutait avec tant de tendresse
admirative son épouse. Nul doute que, alors, il admirait aussi la beauté de
son courage.
Renaud Machart
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