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Classica # 150 (06/2013)
Jordi Savall
"La musique est la mémoire du monde et de l'amour"
Entretien: Olivier Bellamy
Classica # 150 (03/2013)
pages 38-50

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Vous considérez-vous comme un archéologue de la musique?

La musique nous permet de voyager dans le temps et dans l’espace, mais pour moi il n’y a pas de musique « ancienne » ou de musique « contemporaine ». La musique est vivante au moment où on la joue, où on l’écoute, c’est ce qui la rend si fascinante. C’est un art qui fait partie du langage de l’esprit, du coeur, de la sensibilité, sans qu’on puisse dissocier tous ces éléments qui sont mystérieusement liés les uns avec les autres. Tant qu’une musique nous touche, elle est inoubliable, elle fait partie de nous.

Nous vous sommes redevables d’avoir exhumé des trésors oubliés.

Je suis un explorateur qui va à la recherche de belles musiques qui dormaient injustement, et aussi à travers des instruments oubliés comme la viole de gambe. Ces musiques peuvent nous apporter de belles expériences et des moments de récupération de notre mémoire universelle à travers des mélodies à des chants.

Votre voix est très douce. C’est par imitation de la viole de gambe?

[ Rires.] Je peux aussi parler plus fort, mais nous ne sommes que deux face à un micro, je n’ai pas besoin de forcer la voix.

Vous souvenez-vous de votre expérience avec Alain Corneau pour le film Tous les matins du monde?

Comme si c’était hier, et aussi du travail avec Pascal Quignard. C’était la première fois que je participais à un projet inconnu pour moi, un film avec des acteurs. Je me souviens de ma frayeur quand j’ai vu Gérard Depardieu prendre ma viole avec ses énormes mains, je me suis demandé s’il n’allait pas la broyer dès la première note. C’est un homme extraordinaire qui dégage une violence extrême, mais qui est aussi capable d’une tendresse infinie. Ce qui m’a passionné dans ce projet, c’est que la musique était non seulement un personnage central avec Marin Marais et Sainte-Colombe, mais qu’elle était aussi et surtout l’âme du film.

Ensuite, Jacques Rivette vous a également demandé de composer une musique dans le style de l’époque pour Jeanne la Pucelle.

C’était différent, car la musique n’était plus le sujet.

Il s’agissait d’illustrer le sacre du roi ou une scène de bataille. Le problème, c’est que l’Histoire n’a pratiquement rien gardé de la musique à la cour de Charles VII. Les meilleurs compositeurs travaillaient chez les ducs de Bourgogne, qui étaient plus riches. Et il n’était pas possible d’utiliser la musique de l’ennemi. Donc, il a fallu recréer quelque chose de plausible et de probable. Ce qui m’a beaucoup amusé, dans les scènes de bataille, c’est de caractériser les musiques anglaise et française. J’ai donc beaucoup étudié la période comprise entre 1415 et 1440.

Comment êtes-vous devenu gambiste?

J’ai d’abord été petit chanteur, puis je me suis intéressé à la musique légère, au jazz, j’ai fait de l’harmonie, des percussions. Je suis entré au Conservatoire dans une classe de violoncelle en jouant pendant huit ans tout le répertoire (Haydn, Dvorák. Un jour, j’ai travaillé au violoncelle une pièce de Marin Marais transcrite de la viole de gambe. Cela a stimulé ma curiosité, j’ai voulu en savoir plus. En 1965, j’ai passé une semaine à Paris pour fouiller dans les archives de la Bibliothèque nationale. Là, j’ai découvert les oeuvres de Marin Marais,
Sainte- Colombe, Forqueray, Couperin. . . Des trésors qui dormaient et que personne ne jouait.

Peut-on dire que l’éclosion du violoncelle a tué la viole de gambe au XVIIIe siècle?

C’est surtout le violon, parce que le violoncelle a mis du temps à acquérir un rôle de soliste. Le violon est devenu de plus en plus virtuose, de plus en plus spectaculaire, et la viole de gambe n’a pas pu suivre cette évolution.

Pensez-vous qu’on puisse jouer Bach au piano?

Il suffit d’écouter la dernière version des Variations Goldberg par Glenn Gould, pour ne citer que cet exemple. Aujourd’hui, j’écoute plus volontiers Pierre Hantaï au clavecin, mais je pense que l’important n’est pas toujours d’être « correct » : avec du coeur, de la fantaisie, de l’imagination, on peut créer une émotion tout en respectant l’esprit de la musique... L’essentiel, vraiment, c’est de laisser parler la musique...

D’où vient votre goût pour la musique populaire?

Ma mère avait une très belle voix et elle chantait des airs du répertoire traditionnel catalan. Je pense que c’est l’une des premières choses qui vous font vous développer en tant qu’être humain. Je suis convaincu que la musique est le premier langage naturel de l’homme et qu’une mère donne l’ouverture fondamentale vers un monde sensible à un enfant qui ne parle pas encore. C’est ce qui nous marque le plus… C’est grâce à cette transmission de l’amour en musique que nous devenons plus ou moins sensibles, réceptifs, tendres, uniques.

Donc toutes les mères devraient éteindre la radio ou la télévision et chanter à leur enfant.

Rien n’est comparable à la voix d’une mère. Ce sera toujours plus beau, plus profond, plus essentiel et plus formateur pour la sensibilité que le meilleur enregistrement de la plus grande chanteuse du monde. Même si la mère chante faux, ce n’est pas grave. L’essentiel, c’est la transmission de l’amour à travers la voix. L’âme de l’enfant naît à ce moment-là. C’est grâce à cette âme qui vient de la voix que nous devenons des êtres humains....

Et le jazz ? C’est une musique qui a compté pour vous ? Vous n’avez pas grandi tout de suite entre Bach et Morales!

À l’adolescence, le jazz comptait plus que tout. Louis Armstrong représentait pour moi le chanteur le plus exceptionnel parce qu’il n’avait presque pas de voix et qu’il chantait avec ses tripes, avec la bonté de son coeur. J’étais aussi fasciné par la voix d’Elvis Presley, et le moindre air d’harmonica ou de guitare dans un western créait parfois des harmonies tristes à mourir. La musique des negro-spirituals est toujours profondément restée en moi, car c’est une musique de survivants. Elle a aidé des gens à survivre et elle demeure pour cela dans le patrimoine de l’humanité, même si elle n’a pas été écrite par des compositeurs connus. C’était une musique essentielle pour vivre, pour garder sa dignité, et cela nous touche toujours aujourd’hui. La musique populaire maintient le lien avec la souffrance des hommes. La musique, pour moi, est l’art de la mémoire reliée à l’histoire des peuples. L’homme qui n’a plus de mémoire perd son humanité. Le pire malheur qui puisse arriver à 1’homme, c’est de perdre sa mémoire, parce qu’il perd tout de l’essence de l’être. La mémoire est la base de toute civilisation et l’émotion d’une musique est ce qui nous relie aux hommes qui nous ont précédés. Par exemple, une chanson de troubadour qui raconte le massacre de Béziers en 1209 avec ses 20 000 morts vous fait ressentir beaucoup plus profondément cette tragédie que si vous lisez dans un livre le récit de cet événement.

Donc la musique est porteuse de toute l’histoire de l’humanité?

C’est ce qu’écrit Elias Canetti en 1945 dans Le Territoire de l’homme : « La musique est la véritable histoire vivante de l’humanité. » Parce qu’à travers la musique, nous avons toujours l’émotion.

Vous avez participé à la redécouverte de la musique de la Renaissance espagnole avec des compositeurs majeurs comme Cristobal de Morales ou Tomas Luis de Victoria. Qu’est-ce qui vous touche dans cette musique?

Tomas Luis de Victoria était un élève de Morales et un contemporain, un collègue de Palestrina, car ils ont étudié dans le même collège à Rome. C’est une musique très épurée, où la beauté et la spiritualité s’expriment de manière très simple. C’est cela, le grand art de la Renaissance espagnole : parvenir à faire passer la plus grande émotion avec un dépouillement maximal de la polyphonie et du contrepoint. C’est une chose unique, car plus on avance dans le temps, plus la musique devient spectaculaire, avec des trompettes et des timbales. C’est aussi une musique de propagande, car il fallait faire venir les gens à la messe. Pour cela, les églises espagnoles dépensaient des fortunes pour attirer les meilleurs compositeurs et offrir chaque dimanche les plus beaux motets. On n’a plus cela aujourd’hui. Les églises ne dépensent plus d’argent pour la musique, et c’est certainement l’une des causes de la perte de la foi et de l’intellectualisation de la musique contemporaine. La musique chantée aujourd’hui dans les églises n’a plus rien à voir ni avec l’authentique musique religieuse ancienne, c’est-à-dire le chant grégorien, ni avec la musique contemporaine de qualité. C’est un divorce très grave entre la création et ceux qui ont le pouvoir spirituel.

Les cathédrales d’Europe devraient commander des oeuvres aux compositeurs vivants?

Oui. Elles attireraient davantage les fidèles et les belles musiques d’aujourd’hui seraient entendues par un plus grand nombre. Luther a dit une chose très belle : « Quand on prie en chantant, on prie deux fois. » La musique nous permet de parler avec Dieu, avec l’au-delà, avec ceux qui ne sont plus là. Avec la musique, on ne peut pas mentir. Même la personne la plus inculte sent si quelqu’un n’est pas totalement sincère lorsqu’il chante, alors que c’est plus difficile à déceler avec la parole.

On devrait demander aux hommes politiques de chanter avant de voter pour eux.

Quelqu’un a dit : « Méfiez-vous des hommes qui n’aiment pas la musique, ils sont disposés à la trahison.»

Il y a aussi une histoire merveilleuse qui dit qu’autrefois, en des temps très anciens, les hommes chantaient pour communiquer. Un jour, un homme a menti et c’est ce qui a provoqué la séparation des mots et de la musique. De grands compositeurs comme Monteverdi ont passé leur vie à tenter de renouer ce lien originel rompu.

Quelles sont les oeuvres contemporaines qui vous touchent profondément?

Je pense à Fratres d’Arvo Part, une pièce qu’il a écrite sous le coup de l’émotion provoquée par la mort de Benjamin Britten. C’est une musique spirituelle, accessible; qui ne nie pas le passé, qui délivre un message d’espoir, qui dit que nous sommes tous frères.

Les musiques essentiellement rythmiques, les danses, peuvent-elles porter aussi un message spirituel ?

Je le crois. Aujourd’hui, la danse est synonyme de plaisir, mais il fut un temps où dans certaines cultures, elle était un lien avec l’Invisible. C’est le cas avec Bach, mais aussi dans des traditions populaires comme la musique traditionnelle afghane. ...

Dès 2001, date de l’invasion de l’Afghanistan, j’ai voulu travailler avec des musiciens de ce pays. Il s’agissait de trouver un langage commun qui ne soit pas celui des armes, pour créer un dialogue humain. La musique permet de dresser un pont entre des peuples qui ne se parlent plus ou qui ne se comprennent pas.

C’est aussi la clé de votre travail sur Jérusalem autour de musiques séfarades, arabes et chrétiennes. Rapprocher des peuples pourtant très proches...

. . . si proches qu’ils ne peuvent pas vivre ensemble. Oui. Jérusalem, c’est l’histoire de l’humanité, et l’avenir de l’humanité va se jouer là. Nous sommes tous responsables. Les choses tournent mal en général parce que nous sommes trop égoïstes ou pas conscients. Or il suffit parfois d’un petit groupe de gens qui disent « non » et d’une prise de conscience générale pour que les choses changent. Les plus grands malheurs de l’humanité proviennent du fait qu’on n’a pas dit « non » à temps. Et nous répétons les mêmes erreurs. Ce qui se passe à Gaza, ces gens qui vivent dans la misère, c’est intolérable. Et pourtant les grandes puissances sont impuissantes. C’est à chacun de nous de réagir. En attendant, la musique peut offrir un espace d’espoir et de dignité.

L’artiste a-t-il une mission sur terre?

L’art est l’une des dimensions les plus élevées de la vie sur terre, mais il n’est pas suffisant en soi. L’esthétisme pur peut mener à la déshumanisation. Si la musique est une distraction ou même un idéal déconnecté d’une dimension spirituelle, de la souffrance des autres et de la vie quotidienne, cela peut mener à Auschwitz. La musique a toujours le pouvoir d’ouvrir les coeurs les plus endurcis. Songez au destin de Shlomo Katz, ce musicien juif roumain à Auschwitz. Avant d’être gazé, il a demandé à l’officier la permission de chanter une prière de mort. L’officier a donné son autorisation et il a été si bouleversé par la beauté du chant qu’il l’a aidé à s’échapper, alors qu’il n’était qu’un pion dans l’engrenage.

On a parfois tendance à juger les temps anciens comme barbares et notre époque plus civilisée. Qu’en pensez-vous ?

Notre époque est fascinée par des gadgets, mais elle a perdu le sens véritable des choses. L’homme peut endurer beaucoup de choses : la guerre, la famine. . . Mais sans la paix dans son coeur, on ne peut pas vivre. Finalement, l’amour, l’amitié et la musique sont les seules choses qui à mes yeux aient un sens véritable.

Beaucoup de belles musiques du passé sont anonymes. Pourquoi?

Mon épouse, Montserrat Figueras, avait une théorie: elle pensait que ces musiques étaient souvent composées par des femmes qui n’avaient pas le droit de signer. Celles qui osaient, comme sainte Thérèse d’Avila, avaient des problèmes avec l’Inquisition qui trouvait souvent leurs textes trop passionnés dans leur amour de Jésus-Christ.

Vous parlez de votre épouse. Le monde de la musique est en deuil depuis que Montserrat Figueras est allée rejoindre les anges.

Est-elle partie en paix?

Oui. Et elle est partie comme elle l’a voulu, c’est-à-dire en chantant. Depuis plusieurs années, Montserrat savait qu’elle était malade, mais elle a continué à donner des concerts, à enregistrer des disques, par refus de baisser les bras. Il y avait tant d’amour dans toutes ses actions. Et même lorsqu’elle ne chantait pas, son charme a illuminé la vie de ses proches jusqu’au dernier jour.

Le miracle de l’enregistrement permet que sa voix demeure. Cela vous apaise-t-il de pouvoir toujours l’entendre ?

La musique est le plus spirituel de tous les arts, nous sommes au-dessus de la matière. Alors, oui, c’est un miracle de pouvoir conserver grâce à la technologie le souvenir de tout ce qu’elle a fait avec tant de grâce, de vie et d’émotion. Ces moments de bonheur absolu sont le meilleur réconfort pour combler l’absence. Et quand je joue de la musique, me sentir si proche d’elle m’aide à ne pas m’effondrer complètement.

Arriverez-vous à continuer à poursuivre votre carrière sans elle?

Je la sens toujours présente, c’est pour cette raison que je suis avec vous . . . D’autant plus fortement que c’est elle qui m’a toujours encouragé à continuer, à dépasser notre courte vie, notre pauvre existence par la création musicale.

De grands compositeurs comme Monteverdi ont été durement affectés par le deuil.
Vous sentez-vous proches d’eux de manière peut-être plus intense?

J’ai décidé de devenir musicien à quatorze ans en entendant le Requiem de Mozart et j’ai toujours ressenti très fortement des pièces comme le Tombeau de M. de Sainte-Colombe de Marin Marais, le Lacrimae de Dowland, les pièces funèbres de Couperin. . . Les croyants croient à un au-delà et les moins croyants espèrent qu’un jour ils pourront retrouver les personnes disparues.   

Vous souvenez-vous de votre toute première rencontre avec Montserrat Figueras?

Très clairement. Je sortais de la classe de violoncelle où j’avais joué une Suite de Bach et une jeune fille attendait son tour. Je m’étais disputé avec mon professeur parce que j’avais apporté un fac-similé de la partition originale. Il estimait qu’on ne pouvait pas jouer cette musique sans les indications claires ajoutées par l’éditeur. Cette jeune fille m’a parlé d’une voix si douce que j’ai dû m’approcher d’elle. Elle m’a dit : « Sois tranquille, tu joues très, très bien. » Je suis sorti avec le souvenir de cette voix caressante et de son parfum subtil. Je ne touchais plus terre. Par la suite, on s’est croisés de temps en temps. Deux ans plus tard, fin 1964, elle participait à un enregistrement pour EMI de musiques du Siècle d’or espagnol avec Victoria de Los Angeles et des musiciens amateurs. Le chef d’orchestre leur a dit : « Il nous faut un gambiste professionnel, la partie est trop difficile. » Alors Montserrat a répondu : «Je connais un jeune violoncelliste qui joue très bien Bach. Ça peut l’intéresser. » La production m’a téléphoné. J’étais à Saint-Jacques-de-Compostelle et à mon retour j’ai trouvé le message. Je ne pouvais pas en croire mes oreilles. Nous sommes devenus des amis à cette occasion. Quelques mois plus tard, devant me rendre à un congrès mondial de jeunes violoncellistes organisé par les Jeunesses musicales de France à Paris, je lui ai proposé de m’accompagner. Elle a dit oui. Pendant ce séjour, nous nous promenions, nous allions écouter des concerts et notre relation a pris une autre dimension. Pendant deux ou trois ans, j’ai commencé à travailler sérieusement le répertoire de viole de gambe en autodidacte et je me souviens que Montserrat me disait: « Pourquoi ne respires-tu pas là ? Il faut respirer comme si c’était une voix humaine. »

Pablo Casals, un autre Catalan, disait qu’un musicien devait d’abord être une personne humaine et ensuite un artiste. Partagez-vous son opinion ?

Je le dois à Montserrat, car au début j’avoue que j’étais un ogre de travail. Je pratiquais neuf heures par jour, le reste du temps je lisais, je ne perdais pas de temps dans des conversations banales, je repérais les personnes qui avaient quelque chose à m’apporter et j’ignorais superbement les autres. Montserrat m’a humanisé, à tel point que des amis lui demandaient : « Qu’as-tu fait à Jordi ? Ce sauvage est devenu un être humain. » Il faut dire que j’avais commencé le violoncelle assez tard, à quatorze ans, et que je voulais rattraper le temps perdu. J’étais né dans une famille humble, pendant la guerre, avec beaucoup de choses difficiles. . . Montserrat était le contraire de moi, toujours tournée vers les autres. Elle enseignait la flûte à bec pour gagner sa vie et donnait tout son argent à des vagabonds. Encore récemment, dans le taxi, j’étais au téléphone pour régler des problèmes, alors qu’elle parlait avec le chauffeur et lui demandait s’il avait des enfants... C’était toujours l’être humain qui comptait, la musique passait en second. Et cette écoute de l’autre, cela s’entend dans son chant.

Vos deux enfants, Arianna et Ferran, sont devenus musiciens. Cela n’a pas été trop dur pour eux de grandir en marge de votre carrière?

Quand Arianna est née, nous n’avions pas beaucoup de concerts. Nous enseignions à Bâle et Montserrat ne partait jamais plus de deux ou trois jours. Nous refusions les longues tournées. Ils ont vécu pleinement notre vie de musiciens, assistant aux répétitions, et nous n’avons jamais insisté pour qu’ils fassent de la musique. Cela s’est fait de manière assez naturelle. Mais je me souviens que vers sept ou huit ans, Ferran a répondu à quelqu’un qui lui demandait ce qu’il voulait faire plus tard : « Certainement pas musicien, parce que je ne voudrais pas laisser mes enfants pour donner des concerts. » Donc ils en ont certainement souffert, mais cela les a rendus aussi plus autonomes, ils l’ont réalisé plus tard.

La musique a-t-elle ajouté une dimension à votre relation familiale?

Au début, nous voulions surtout protéger nos enfants et les préserver d’une exposition trop précoce. Nous jouions et nous chantions en famille, au moment de Noël par exemple. Un jour, on nous a proposé de nous produire tous les quatre pour une fête de village sur la Costa Brava. Nous en avons parlé avec les enfants, ils étaient d’accord, et chacun a choisi trois pièces pour constituer un programme. Ce fut un moment merveilleux. Malgré les tensions entre frère et soeur, entre parents et enfants, nous avons vécu quelque chose que nous n’avions jamais ressenti auparavant. Une fusion de l’esprit extraordinaire. Cela nous a donné envie de continuer, mais nous avons vite compris que la relation professionnelle risquait de mettre en danger l’équilibre de la famille. Des différences dans les applaudissements ont créé des tensions. . . Ce n’était plus la même magie qu’au début. . . La musique ne résout pas tous les problèmes. 

C’est plus difficile pour des enfants d’embrasser la même carrière que leurs parents?

C’est plus facile de s’ouvrir un chemin tout seul que si l’on a des arbres qui projettent une grande ombre. Être « fils de » comporte des avantages au début, sur le plan de la stimulation, mais très vite se pose l’inconvénient d’être comparé alors qu’on n’est pas parvenu au même degré d’évolution. La vie de chacun est un mystère et dépend de tellement de facteurs. . . Mais je crois que l’influence de Montserrat, son exigence, sa sensibilité ont été précieuses pour les enfants, car on apprend surtout de l’exemple des parents.

Vous avez donné votre dernier concert à l’abbaye de Conques, dans l’Aveyron, avec Montserrat. Quel souvenir en gardez-vous?

C’était difficile, car nous avons roulé pendant cinq heures en voiture depuis Barcelone et Montserrat souffrait beaucoup. Mais dès les répétitions et le concert, elle se transformait et oubliait la douleur. Moi, je me sentais le coeur tout petit devant tout ce qu’elle pouvait faire. .  Elle projetait tant de lumière, tant de beauté et tant d’amour, alors qu’elle devait lutter contre les forces du mal.

Et vous avez toujours eu aussi une relation très spéciale avec l’abbaye Sainte-Marie de Fontfroide, près de Narbonne...

Oui, en 2011, Montserrat avait construit un programme musical autour des cycles de la vie pour le festival Musique et histoire à Fontfroide. Un projet qui lui tenait à coeur et sur lequel elle avait beaucoup réfléchi. Après le concert, ignorant la fatigue, elle avait même tenu à enregistrer la fin...

Qu’est-ce qui vous aide à supporter votre chagrin?

Mes enfants. Et aussi les centaines de messages d’amis et d’anonymes qui m’ont permis de savoir à quel point elle était aimée. Mais rien ne peut remplacer l’absence. Le chagrin, il faut le porter. Seule la musique me permet de renouer un contact spirituel avec elle.

Au fond, vous avez toujours essayé, Montserrat et vous, par la musique, de renouer ce qui avait été séparé.

Dès notre rencontre, nous avions conscience de notre responsabilité en tant qu’Espagnols de vivre sur une terre où les Arabes, les juifs et les chrétiens avaient vécu en harmonie pendant plus de sept siècles. Après l’expulsion des juifs et la reconquête du territoire, qui était en fait une conquête, tout a changé. Après 1492, on peut dire que le lien s’est rompu entre l’Orient et l’Occident. Notre tout premier enregistrement s’est fait autour de musiques juives et chrétiennes. Pas seulement la musique de la cour ou de l’église, mais la musique du peuple, non écrite, qui s’est transmise oralement. Montserrat avait l’intuition d’avoir des racines juives. Les patronymes de fleurs ou de fruits étaient souvent donnés à des juifs convertis. Elle a toujours senti en elle une âme séfarade. Nous avons toujours eu la certitude que la violence engendrait toujours la violence, même après des attaques terroristes. Cela a été merveilleux de jouer avec des musiciens palestiniens, marocains, turcs, israéliens. . . Au début, on nous disait : « Vous êtes fous! Cela ne marchera jamais. » Et on l’a fait. Et après le concert, des musiciens israéliens et palestiniens se sont mis à jouer ensemble des airs populaires qu’ils avaient en commun, juste pour le plaisir, pour eux. Si c’est possible à une petite échelle, c’est possible à une échelle plus grande. Cela demande d’accepter la différence, de respecter l’autre, de lui donner une chance de vivre, de l’écouter et de lui accorder l’attention et l’espace qu’il mérite.

Merci Jordi Savall.

C’est dur. .. . Merci. . . Je l’ai fait pour Montserrat.

Entretien : Olivier Bellamy


 

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