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Classica # 133 (06/2011)
"Jordi Savall le pélerin des cultures"
Propos recueillis par
Bertrand Dermoncourt et Philippe Venturini

Classica # 133 (06/2011)
pages 38-46

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Vous nous avez surpris voici quelques années en enregistrant Farnace de Vivaldi, opéra d’un compositeur qu’on n’imaginait pas proche de votre univers. Vous recommencez une nouvelle expérience lyrique avec Teuzzone, que vous dirigez à Versailles et qui fera l’objet d’un enregistrement pour Naïve. Comment justifiez-vous ce choix?

J’avais accepté de travailler sur Farnace d’abord parce que c’était un opéra rare et parce que j’avais été étonné par la qualité de sa musique. C’est pourquoi je me suis intéressé ensuite aux pièces avec viole de gambe. Je n’envisage pas de me consacrer à Vivaldi à plein temps alors que des ensembles s’en font la spécialité, mais me pencher sur des partitions méconnues m’a toujours attiré. Teuzzone me plaît aussi pour son livret, qui nous mène en Orient et permet un regard sur l’Histoire et la perception de la culture. Et puis il faut reconnaître à Vivaldi le génie d’un langage quasi instrumental qui traduit les émotions des personnages de ses opéras. Quand Farnace pense que son épouse a tué son fils (l’air est construit sur « L’Hiver » des Quatre Saisons), il commence à pleurer. Vivaldi l’exprime dans les ornements de la ligne vocale qui adoptent un profil instrumental. Et comment résister à ces airs de fureur dans lesquels il anime d’un même geste et fait jouer à l’unisson les violons et les basses? C’est une figure typiquement vénitienne qui vient à mon sens de l’Orient, où tous les musiciens jouent ensemble le même air sur le même rythme.

Cette jonction entre l’Orient et l’Occident via Venise et Vivaldi anticipe ce dialogue interculturel qui mobilise votre attention depuis toujours...

Oh ! oui. Aujourd’hui plus que jamais, les musiciens ont la responsabilité de rappeler que des liens ont existé et perdurent. Notre premier disque enregistré pour EMI au milieu des années 1970 était consacré au Siècle d’or de la musique espagnole et contenait des airs de la diaspora séfarade. Nous voulions montrer que la musique d’église et de la cour des rois catholiques et la tradition orale partageaient des racines communes. Ce rapprochement pourrait sembler artificiel mais il ne l’est pas du tout. Les premières fois que nous avons abordé le répertoire médiéval avec des musiciens orientaux, nous avons été étonnés par la rapidité avec laquelle ils s’adaptaient et trouvaient leurs marques. Il est finalement très naturel de jouer une cantiga avec un joueur d’oud marocain ou turc car ces artistes ont préservé quasiment intacts les usages d’alors. Les côtoyer est une leçon de tous les jours: ils improvisent plus spontanément que nous et réalisent naturellement ce que nous cherchons à obtenir par le travail, en nous délestant du poids de la polyphonie et de l’harmonie. Paradoxalement, notre culture musicale nous embarrasse en pareil cas. On le constate en comparant les interprétations des années 1970 et celles d’aujourd’hui. Auparavant, tout était préparé, noté, écrit. Hespèrion a été un des premiers ensembles à utiliser des partitions anciennes, vierges, susceptibles de susciter ce travail d’improvisation. Notre première lecture du Livre vermeil de Montserrat réalisée dans ces conditions reste très vivante car l’improvisation y tenait une grande place. Mais savoir improviser dans le style demande un énorme travail!

Si la musique maintient ces ponts entre l’Orient et l’Occident, l’actualité n’a-t-elle pas tendance à les détruire ? Quels sont, selon vous, les risques les plus graves?

Le pire serait évidemment un choc des civilisations, une incompréhension et un enfermement dans sa propre culture. Pour entretenir une relation, il faut savoir se donner, accepter l’autre. Établir un lien avec l’inconnu suppose de se laisser interpeller par autrui, accepter une certaine fragilité, abandonner sa position privilégiée. Or, pendant des siècles, le monde occidental a été convaincu de tenir la seule et unique vérité, d’évoluer dans la civilisation la plus brillante. La tolérance, avec ce que cela peut sous-entendre de condescendance, était le signe le plus fort d’ouverture et de générosité. Cependant les oppositions demeurent, et nous les avons ressenties lors de nos projets réunissant des musiciens venus de divers horizons, de pays que la politique divisait. La tension était palpable dans les premières répétitions. Nous avons ensuite été surpris par des Israéliens et des Palestiniens s’amusant à chanter ensemble les mêmes chansons pendant les pauses de nos séances de travail. Rien ni personne ne les y obligeait. C’est là la force de la musique : elle peut apporter la paix car elle oblige à dialoguer et à se respecter. Elle rend conscient qu’une harmonie est possible à condition d’accepter des idées différentes des siennes. Ces projets musicaux transversaux correspondent manifestement à des questions d’actualité. Je constate d’ailleurs que nos disques-livres consacrés à Istanbul et Jérusalem figurent parmi les meilleures ventes de l’an passé.

Que pensez-vous alors de l’aventure de Daniel Barenboim et de son West-Eastern Divan Orchestra qui réunit Israéliens et Palestiniens?

Elle est bien sûr importante mais un peu déséquilibrée, car elle pousse les seconds à adopter le répertoire des premiers. Les musiciens juifs jouent depuis toujours le grand répertoire symphonique. Notre démarche s’en distingue car elle donne la parole à chaque camp. Nous demandons à tout musicien de jouer son propre répertoire avant de rejoindre le groupe et de travailler collectivement. Mais il faut aussi comprendre que les Palestiniens qui jouent avec nous sont privilégiés car ils ont des passeports, ils peuvent voyager et ils vivent en Israël. Ils restent cependant des citoyens de seconde classe: ils ne bénéficient pas d’une totale liberté.

Ne craignez-vous pas de passer pour un naïf ou un utopiste avec de tels projets?

Quel objectif cherche le disque Istanbul? Modifier le regard que porte l’Occident sur les Turcs, éternels envahisseurs arrivés aux portes de Vienne, terribles guerriers qui détruisaient les villages. N’oublions pas que les pays occidentaux ont fait de même au nom de la religion ! On ignore en revanche que dans le monde ottoman se côtoyaient les juifs, les chrétiens et les musulmans dans une réelle harmonie. J’ai un autre projet sur la Sublime Porte qui veut rappeler l’importance intellectuelle extraordinaire de cette civilisation ottomane.

Mais aujourd’hui, le monde n’est ni très serein, ni très paisible. N’assiste-t-on pas à la montée des communautarismes?

Le sens commun dirait qu’il faut accepter de s’adapter à la culture et aux coutumes du pays dans lequel on vit sans pour cela, bien sûr, renier ses origines. Tout est question de mesure et de limite. Le principal obstacle à l’harmonie collective est le fanatisme, cette maladie qui touche ou a touché toutes les religions. On sait pourtant aujourd’hui que la vérité absolue n’existe pas et qu’elle n’appartient pas à une religion plutôt qu’à une autre. La science a montré la relativité des choses. Mais cela n’a pas encore été accepté, même à Rome. La véritable religion n’a d’ailleurs pas besoin de cardinal ni de pape. En Inde, des millions de croyants partagent la même foi sans dépendre de quelqu’un ou d’une hiérarchie.

Ce dialogue interculturel que vous défendez figure-t-il encore au programme de vos prochains projets ?

Oui, il y aura des concerts et des enregistrements réunis autour des thèmes Mare Nostrum, Da Pacem et Guerre et Paix balayant des époques et des styles différents. Il me semble important de réfléchir à ce que représente la paix aujourd’hui. Quand on pense à l’arsenal nucléaire mondial, à ce potentiel de destruction, il y a de quoi frémir. L’humanité peut disparaître en quelques secondes. Je comprends qu’il faille prévoir les dérives de certains régimes, mais pourquoi ne pas confier cette mission à une armée réunissant plusieurs pays ? Par ailleurs, le danger ne vient plus d’un pays en particulier mais relèverait plutôt du terrorisme, contre lequel les moyens conventionnels ne peuvent rien. . . Le grand problème, aujourd’hui comme hier, est que nous vivons dans une culture de la guerre alors qu’il faudrait une culture de la paix.

Pensez-vous que votre naissance espagnole a influencé cette réflexion interculturelle?

Oui, c’est certain. Enfant, j’ai pu entendre du flamenco comme des musiques venues d’ailleurs. Quand nous avons abordé les musiques séfarades, J’avais 1’impression d’être à la maison!

On vous appelle Jordi SavaIl mais l’état civil vous prête un nom un peu plus long, n’est-ce pas?

En Espagne, on adopte les noms du père et de la mère. Ma carte d’identité mentionne ainsi Jordi Savall i Bernadet. Savall est un nom catalan assez fréquent et Jordi un prénom très courant. On peut sans doute trouver des dizaines de Jordi Savall. Bernadet me vient du côté maternel et rappelle des origines de l’autre côté des Pyrénées, du Sud de la France, d’une famille Bernadet-Suzanne.

Est-ce pour cela que vous maîtrisez si bien le français?

Non, pas du tout ! Ma famille ne parlait plus français. Je l’ai appris tout seul en lisant Le Monde, le seul journal autorisé sous le régime de Franco permettant de se tenir informé. La seule langue que j’aie apprise de façon régulière a été l’allemand, au Goethe Institut de Barcelone. Le directeur se passionnait pour la musique ancienne et invitait régulièrement des groupes comme le Studio der Fruhen Musik ou la Schola Cantorum Basiliensis, l’ensemble d’August Wenzinger. C’était au milieu des années 1960, quand je commençais à voyager comme jeune musicien à Paris, Londres et Bruxelles et que j’envisageais de quitter l’Espagne.

Après Vivaldi et parallèlement à ces programmes panoramiques, vous allez diriger dans votre festival de Fontfroide, près de Narbonne, la Messe en si de Bach. Est-ce une première?

Non, je l’avais déjà dirigée au Festival d’Ambronay à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver d’Albertville en 1992. Je voulais la retravailler en me laissant du temps. Pour préparer les concerts, nous avons sélectionné des chanteurs en 2009 et 2010. Ma femme Montserrat Figueras, un de mes assistants et moi-même en avons retenu une cinquantaine que nous avons auditionnés d’abord individuellement puis en petits groupes dans des extraits de la messe. C’est très révélateur car les appréciations peuvent sensiblement varier selon le contexte: certains se montrent excellents en solo et moins convaincants en ensemble. Nous avons ainsi conservé vingt-six chanteurs répartis entre le choeur et les solistes. Mais j’adapterai l’effectif à la musique. Dans les parties où l’orchestre ne comprend que des cordes ou des cordes et des flûtes, le « choeur » se limitera à un chanteur par partie. Le grand ensemble, choeur et solistes, est réservé aux moments où sonnent les trompettes, les timbales et les hautbois.

C’est une conception pragmatique, presque acoustique, de l’interprétation.

Elle se situe en fait dans le prolongement de la pratique musicale du temps de Biber  - un des grands prédécesseurs de Bach. Ma connaissance de ce répertoire m’a suggéré des idées pour interpréter Bach. Il faut adapter le nombre de musiciens à l’écriture de la musique. Dans les passages polyphoniques peuvent ainsi se croiser les solistes et deux ou trois chanteurs pour le cantus firmus. Cela permet de beaux contrastes tout en suivant au plus près les besoins de la partition.

Les solistes peuvent-ils rejoindre les rangs du choeur?

J’ai pour principe de ne pas solliciter un chanteur ni avant ni après son air de façon à laisser reposer sa voix. Il faut toujours s’adapter, se montrer pratique. C’est pourquoi je réunis des contre-ténors et des mezzo-sopranos pour les parties d’alto. Certains passages se révèlent trop hauts pour des contre- ténors et d’autres trop bas pour des mezzo-sopranos. À nouveau, cela dépend de la musique. J’avais aussi songé aux enfants pour les lignes vocales supérieures, mais c’est vraiment risqué. Entre le moment où le jeune garçon est écouté et celui du concert, sa voix peut avoir mué!

Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour retourner à la Messe en si mineur?

Il y avait des raisons, disons, géographiques. Il m’a semblé que le répertoire polyphonique latin et espagnol avait été trop longtemps négligé et qu’il fallait réparer cette injustice. C’est pourquoi je n’ai pas non plus approché les Passions de Bach. Et puis il y a aussi une explication une fois de plus pratique. Pour mener à bien chacun de mes projets, j’ai toujours attendu de disposer des partenaires que j’estimais les plus adaptés. Quand j’ai appréhendé L’Art de la fugue de Bach, j’étais entouré de musiciens avec qui je travaillais sur une longue durée et en profondeur à Bâle. Nous avons donné ensuite plusieurs concerts et fait l’enregistrement. Je sais que je ne retrouverai pas ces conditions. Je n’ai d’ailleurs jamais rejoué L’Art de la fugue et j’ai refusé plusieurs propositions parce que nous n’avions pas assez de temps pour nous retrouver et retravailler.

Vous n’avez pas non plus rejoué la Symphonie «Héroïque» de Beethoven!

Cette fois, la raison en est plus économique que musicale. J’avais pu réunir l’orchestre nécessaire à cette symphonie grâce au succès de Tous les matins du monde. Cela m’a permis de prendre des risques, d’avoir le luxe de pouvoir répéter pendant dix jours avec un ensemble de cinquante musiciens, de s’arrêter et de reprendre cinq jours avant de partir en tournée. Aujourd’hui, c’est impensable.

Le marché du disque connaît de graves difficultés. Vous continuez pourtant à présenter cinq nouveautés et autant de rééditions par an. Quel est le secret de votre label Alia Vox?

La situation semble effectivement florissante puisque notre chiffre d’affaires augmente de 15% par an. Certains livres-disques s’épuisent vite après un premier tirage de quinze mille exemplaires, comme Dynastie Borgia. En dix ans, nous avons dépassé les deux millions de titres vendus, ce qui est considérable. Mais nous constatons quand même que la situation devient plus difficile. Notre réussite repose sans doute sur la légèreté de notre structure, limitée à moins de dix personnes. Ni Montserrat ni moi-même ne percevons le moindre salaire pour ce travail éditorial qui couvre autant les recherches iconographiques que les commandes de textes. Et les gains sont régulièrement réinvestis dans les projets.

Revenons à Bach et à ses chanteurs. La langue est-elle une contrainte dans l’interprétation de sa musique?

Il est certain qu’il me paraît difficile d’envisager une Passion avec les chanteurs latins qui interprètent Monteverdi. Je pense qu’il me faudrait plutôt un ensemble aux deux tiers germanique. La langue maternelle conserve toujours une incidence sur le chant. Écoutez la musique espagnole chantée par des Anglais : cela semble plus vrai que nature tant c’est artificiel. Mais il ne faut pas généraliser et savoir aussi distinguer le soliste du choeur. Un grand chanteur peut s’adapter plus facilement qu’un groupe. La Messe en si mineur, en latin, pose moins de problème de ce point de vue mais il ne faut pas négliger l’essentiel : le texte. Bien chanter Bach ne suffit pas. Il faut le comprendre et en faire passer le sens dans la musique sans pour cela verser dans le spectaculaire. Dire «Je t’aime» en y croyant vraiment n’a rien à voir avec une déclaration purement formelle. Il faut savoir vivre de l’intérieur cette musique très spirituelle. Chaque musicien doit prendre conscience que tout ce qu’il sait faire ne suffit pas. Ce pouvoir expressif de la musique remonte à Luther, qui la considérait comme le langage le plus parfait pour s’adresser à Dieu, à la différence d’Erasme qui s’en méfiait!

Comment organiser le plan général de l’oeuvre ?

En maître de la précision, Bach n’a rien laissé au hasard. Les rapports rythmiques entre les différentes sections structurent sa musique. Je reste par ailleurs persuadé qu’on appréhende plus facilement cette musique en connaissant la polyphonie du passé, celle de Schütz, Scheidt ou Biber, plutôt que le romantisme : on est habitué à articuler les différentes lignes.

Allez-vous enregistrer cette messe après ou pendant le concert du Festival de Fontfroide?

Il y aura une captation audiovisuelle mais je ne sais pas encore quoi décider. Il n’y pas de désamour entre la Messe en si mineur et moi-même, l’attente est très forte au contraire, mais peut-être faut-il se donner encore le temps. On s’accorde un délai de réflexion avant de décider de se marier. Tout va trop vite aujourd’hui!.

Entretien : Bertrand Dermoncourt et Philippe Venturini 

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