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On ne
savait rien ou à peu près de Monsieur de Sainte Colombe, pas même son
prénom: et le mystère de sa personne n’était pas sans redoubler celui qui se
dégage des Concerts à deux Violes qui seuls nous étaient parvenus.
Les violistes savaient qu’il était l’inventeur de cette septième corde qu’on
ajouta en France à l’instrument. On avait déduit qu’il avait deux filles du
fait qu’il donnait des concerts avec elles. Et Titon du Tillet avait raconté
la plaisante histoire de Marin Marais venant écouter son maître en secret,
caché sous la cabane dans un mûrier où celui-ci “jouait plus tranquillement
et plus délicieusement de la viole”. C’était tout. Et sur ce mélange
d’ignorance et d’anecdotes pittoresques, une musique étrange, un peu
lointaine et distante, grave et savante, ne relevant d’aucun genre connu,
impossible à rattacher à une école particulière ni à un type d’écriture
défini, parachutée au milieu de l’histoire de la musique. Une chose entraînant l’autre, voici maintenant que la biographie imaginaire laisse place à une autre vie qui se superpose à la première. Nous apprenons que Monsieur de Sainte Colombe a bien existé, qu’il ne portait pas ce nom-là mais s’appelait Augustin Dautrecourt, qu’il habitait Lyon et non la vallée de la Bièvre et qu’il enseignait la musique aux demoiselles de la Charité, comme un Vivaldi des bords de la Saône. Le plus étonnant c’est que tout cela ne change rien. Non seulement le Sainte Colombe imaginaire que nous connaissions avant d’aller au cinéma n’a pas été entamé par celui qu’ont inventé Pascal Quignard et Alain Corneau, mais le fait d’apprendre que ce nouveau personnage lui-même n’était pas vrai ne nous trouble pas davantage. Toutes ces images coexistent sans peine: c’est la musique qui compte seule. En définitive, on s’aperçoit que Monsieur de Sainte Colombe n’a pas seulement donné à la viole française la septième corde qui fait son originalité, mais son esprit. Il est le premier à avoir pressenti et traduit en musique ce qui constitue la spécificité de la viole. Cette marque s’imposera à tous ceux qui viendront après lui en France. Ce qui caractérisera la musique française pour la viole, jusqu’à sa disparition déplorée par Hubert Le Blanc, ce n’est pas seulement sa technique particulière, l’usage de la polyphonie, les frettes, la forme du chevalet, la septième corde..., c’est ce caractère élégiaque, crépusculaire, nocturne (au sens où Fauré entend ce mot), cette musique en clair-obscur. La musique française pour viole gardera toujours cette gravité, cette intériorité, ce secret que le Couperin de La Pompe Funèbre, le Marin Marais des Voix Humaines ne démentiront jamais. Même lorsque Forqueray, hautain et violent, l’aura tirée vers la virtuosité et l’éclat, même lorsque Caix d’Hervelois lui aura donné une tonalité plus légère et plus aimable, il restera toujours dans la voix de la viole à la française quelque chose d’intérieur, de silencieux, qui lui vient, n’en doutons pas, de Monsieur de Sainte Colombe. Philippe BEAUSSANT
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